La Fée des grèves

Chapitre 9Maître Gueffès.

C’était bien maître Gueffès, le digne maîtreGueffès, le mendiant-maquignon-clerc-normand, le prétendu de labelle Simonnette, le rival du petit Jeannin, maître Vincent Gueffèsavec sa large mâchoire, son front étroit, ses bras de deuxaunes.

Et maître Gueffès disait vrai parimpossible : il était réellement venu au château pour parlerau chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir le considéra longtempsavec attention.

– Mes compagnons, dit-il ensuite, il estrare de trouver un animal plus laid que ce pataud-là. Tout le mondeapprouva de bon cœur.

– Mais vous savez, continua Méloir, quandon s’éveille comme cela en sursaut, on a la vue trouble et le sensengourdi. Peut-être avais-je la berlue, mes compagnons, peut-êtreai-je vu de beaux cheveux blonds à la place de ces crins desangliers, et une taille fine à la place de ce corps mal bâti…

Les hommes d’armes riaient. Gueffès tremblaitde tous ses membres.

– Dieu me pardonne, acheva Méloir, jecrois que c’est ce coquin qui m’a volé mon escarcelle !

– Oh ! mon bon seigneur, mon bonseigneur ! s’écria maître Gueffès ; je vous jure…

– Bien ! bien, mon homme,interrompit Méloir, tu vas jurer tout ce qu’on voudra, mais moi, jevais te faire pendre ! Gueffès se jeta à genoux.

– Mon cher seigneur, dit-il, les larmesaux yeux, et c’était la première fois de sa vie qu’il donnait depareilles marques d’attendrissement, mon cher seigneur, la mortd’un pauvre innocent ne vous rendra point votre escarcelle, et sivous me laissez la vie sauve, je vous fournirai de quoi gagner lesbonnes grâces du riche duc.

– Saurais-tu où se cache le traîtreMaurever ? demanda vivement Méloir.

– Oui, mon cher seigneur, répliquaGueffès sans hésiter. Gueffès était trop homme d’affaires pour nepas voir que la crise était passée. Il se redressa un petit peu, etson œil fit le tour du cercle.

– La vie sauve ! répéta-t-il ;vous êtes bien trop généreux, mon cher seigneur, pour ne pasajouter quelque petite chose à cela.

– Allons ! parle ! s’écriaMéloir. Gueffès se redressa tout à fait.

– Au clair de la lune, là-bas, sur letertre, dit-il, tranquillement cette fois, j’ai vu passer votreescarcelle, mon cher seigneur. Oh ! les beaux cheveux blondset le gracieux sourire !

– Parle donc !

– Quatre jambes vont plus vite que deux.Hommes d’armes ! montez à cheval, si vous voulez suivre leconseil d’un pauvre honnête chrétien, descendez par le village etpiquez droit aux Grèves. Vous trouverez l’escarcelle… et quand vousserez partis, ajouta-t-il en regardant Méloir en face, moi jeparlerai à mon cher seigneur.

– En route ! cria Méloir.

– Et, si c’est un sorcier ? insinuaKervoz, et qu’il vous étrangle, messire ? Méloir regardamaître Gueffès en-dessous.

– Bah ! fit-il, le jour va se lever,et j’aurai la main sur ma dague. En route !

Homme d’armes et archers s’ébranlèrent. Leschevaux étaient tous préparés dans la cour. On entendit lagrand’porte s’ouvrir, puis le bruit de la cavalcade, puis lesilence se fit.

– Sarpebleu ! grommela Méloir ;ils vont revenir les mains vides ! Ah ! si j’avais mesdouze lévriers de Rieux ! Ma patience ! ils doivent êtreà Dinan à cette heure, et nous les aurons demain.

– C’est donc vrai, monseigneur ? ditbien respectueusement Gueffès.

– Quoi ?

– Que vous chasserez Maurever dans lesGrèves avec des lévriers de race ?

– Que t’importe ?

– Cela m’importe beaucoup, mon cherseigneur, attendu que j’ai mis dans ma tête de gagner les cinquanteécus nantais, promis par François de Bretagne à celui qui…

– Ah ! ah ! dit Méloir ;est-ce aussi pour la fillette à Simon Le Priol ? Gueffèsdevint tout jaune.

– Il y a donc quelqu’un, murmura-t-il,qui veut aussi gagner les cinquante écus nantais pour la fillette àSimon Le Priol ?

– Est-elle jolie ? demanda Méloir aulieu de répondre.

– Elle est riche, répliqua Gueffès.Méloir lui frappa sur l’épaule.

– Le bon compagnon que tu fais, amiGueffès ! s’écria-t-il. Mais j’y songe ! nous n’auronsguère besoin de mes lévriers de Rieux, puisque tu sais où se cacheM. Hue.

– Ai-je dit que je le savais ?

– Oui, sarpebleu ! sans cela…

– Ah ! monseigneur ! quand on ala corde au cou…

– Tu ne le sais donc pas ?

– Je le saurai, monseigneur.

Maître Gueffès avait un sourire assezirrévérencieux autour de son énorme mâchoire.

– Causons raison, reprit-il ; moi,je vis dans ce pauvre trou de Saint-Jean-des-Grèves, et je ne saispas les nouvelles. Pourtant on m’a dit que vous vouliez épouserReine de Maurever.

– Ah ! on t’a dit cela ?

– Mauvaise dot, monseigneur, pour ungalant chevalier comme vous, que trois manoirs ruinés où il nereste que des murailles.

– Et les tenances, mon ami Vincent.

– Et les tenances… mais les tenances etles murailles, vous les aurez sans la fille, puisque les domainessont confisqués et que le duc François vous les a promis.

– Comment ! s’écria Méloir, tu saisaussi cela !

– Mon Dieu, messire, j’ai passé la soiréeà écouter vos soudards ivres. Ils disent… mais je ne voudrais pasvous fâcher, mon cher seigneur.

– Que disent-ils ?

– Ils disent que la fille de Maureverveut épouser le gentilhomme d’armes, Aubry de Kergariou.

– C’est bien possible, cela, maîtreVincent.

– Est-ce que vous êtes philosophe commele pauvre Gueffès ? demanda humblement le Normand.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir enriant, voilà un coquin qui a de l’esprit comme quatre ! Non,non ! je ne suis pas si philosophe que cela, mon homme !Mais mon cousin Aubry est en prison… et, s’il plaît à Dieu, il yrestera longtemps.

– S’il plaît à Dieu ! répéta Gueffèsd’un air goguenard.

– Que veux-tu dire ?

– Ce que femme veut… commença leNormand.

– Bah ! interrompit Méloir, vieuxdicton moisi.

– …Dieu le veut, acheva paisiblementmaître Gueffès, et si j’ai de l’esprit comme quatre, c’est mon cherseigneur qui a eu la bonté de me le dire, la fille de Maurever en aquatre fois plus que moi encore.

– Tu la connais ?

– Je gagne ma vie ici et là ; jevais un peu partout à l’occasion et, au besoin, je connais un peutout le monde.

Méloir lui prit les deux bras et le mit enface de la résine pour le considérer plus attentivement.

– Il me semble que je t’ai déjà vu,murmura-t-il.

– Ce n’est pas impossible, réponditGueffès, dont la lumière trop voisine faisait clignoter les yeuxgris.

– À Avranches ?

– Peut-être à Avranches.

– Sur le passage du duc François ungrigou cria…

– Duc ! que Dieu t’oublie !prononça tout bas Gueffès.

– Par le ciel ! maître Vincent,c’est toi qui était ce grigou !

– Mon bon seigneur, je n’avais pas puramasser un seul carolus dans la largesse de François deBretagne.

– Et tu te vengeais ?

– Une pauvre espièglerie, mon bonseigneur ! Méloir lui lâcha les deux bras et se mit àréfléchir.

– À ce jeu-là, continua tranquillementmaître Gueffès, on gagne parfois autre chose que des piécettesblanches. Connaissez-vous le manoir du Guildo,monseigneur ?

– L’ancien fief de Gilles deBretagne ?

– Un beau domaine, celui-là ! Et quivous irait bien, messire Méloir ! Mais François l’a donné àJean de la Haise. Ah ! ce n’est pas pour dire que messire Jeanne l’a pas bien gagné ! Pour en revenir à mon histoire, unefois, je criai aussi sur le passage de monsieur Gilles. C’était enla ville de Plancoët. Monsieur Gilles faisait largesse et jen’avais pu avoir qu’un denier breton dont il faut six pour faire undenier royal à douze du sol tournois. Je criai :« Monsieur Gilles a le feu Saint-Antoine sous sa belle cotte àmailles d’or ».

– Méchant drôle ! fit Méloir enriant.

– Un gentil petit page que je n’avais pasaperçu, poursuivit maître Gueffès, dont la joue jaunâtre prit uneteinte plus chaude, me sangla un coup de gaule à travers la figure.Tenez, voyez plutôt !

Il montra sa joue rougie, où une ligne blanchese dessinait en effet, nettement.

– Un bon coup de houssine ! ditMéloir.

– Oui, répondit Gueffès ; il y abien dix ans de cela. Le coup paraît toujours, et le mire m’a ditqu’il paraîtrait jusqu’à ce que le page soit en terre.

– Le page a dû devenir unhomme ?

– Un gentilhomme, monseigneur, portantune lance presque aussi bien que vous.

– Tu l’appelles ?

– Aubry de Kergariou. Il y eut encore unsilence. Au dehors l’aube blanchissait l’horizon. Méloir reprit lepremier la parole.

– Maître Gueffès, dit-il avec unecertaine noblesse, Aubry de Kergariou est mon cousin, et je suischevalier, je vous défends de rien entreprendre contre lui.

– Contre lui ! moi ! s’écriaGueffès de la meilleure foi du monde ; ah ! vous ne meconnaissez guère. Je souhaite que messire Aubry aille en terre,c’est vrai, mais pour l’y mettre moi-même, incapable, mon cherseigneur ! Seulement si vous aviez pensé comme moi qu’uncercueil ferme toujours mieux qu’un cachot, j’aurais dit :Amen.

– Assez sur ce sujet, maîtreGueffès !

– Comme vous voudrez, monseigneur. Maismoi qui ne suis pas chevalier, il m’est permis d’avoir d’autresidées… pour mon compte, j’entends ! J’ai aussi un rival auprèsde Simonnette. Il n’est pas même en prison, et le plus tôt que vouspourrez le faire pendre sera le mieux.

– Comment ! le faire pendre !se récria Méloir.

– C’est un petit cadeau que je vousdemande par-dessus le marché des cinquante écus nantais.

– Pendre mon petit Jeannin ! ditMéloir en souriant.

– Oh ! oh ! vous leconnaissez ! Un joli enfant, n’est-ce pas ?

– Un enfant charmant !

– Eh bien ! quand vous m’aurezpromis qu’il sera pendu, nous finirons ensemble l’affaire duMaurever.

– Mais il ne sera jamais pendu, maîtreGueffès.

– Assommé alors, je ne tiens pas audétail.

– Ni assommé.

– Étouffé dans les tangues.

– Ni étouffé.

– Noyé dans la mer.

– Ni noyé ! Le chevalier Méloir, àces derniers mots, fronça un peu le sourcil. Maître Gueffès forçasa mâchoire à sourire avec beaucoup d’amabilité.

– Mon cher seigneur, dit-il, vous êtes lemaître et moi le serviteur. Il fait bon être de vos amis, je voiscela. Chez nous, vous savez, en Normandie, on marchande tant qu’onpeut ; je suis de mon pays, laissez-moi marchander. Puisquevous ne voulez pas que le jeune coquin soit pendu, ni assommé, niétouffé, ni noyé, on pourrait prendre un biais. Votre cousin Aubrydoit avoir grand besoin d’un page, là-bas, dans sa prison. Ceserait une œuvre charitable que de lui donner ce Jeannin. Cela vousplaît-il, monseigneur ?

– Cela ne me plaît pas.

– Alors, mettons-lui une jaquette sur lecorps, et faisons-le soldat. Qui sait ? il deviendra peut-êtreun jour capitaine.

– Il ne veut pas être soldat !

– Ah ! fit Gueffès, c’est biendifférent ! Du moment que messire Jeannin ne veut pas… Ilcommençait à se fâcher, l’honnête Gueffès.

– Mon cher seigneur, reprit-il, le destins’est amusé à nous mettre dans une situation à peu près pareille,vous, l’illustre chevalier, moi, le pauvre hère. Vous avez un rivalpréféré qui s’appelle Aubry, moi j’ai une épine dans le pied quis’appelle Jeannin.

– Et tu voudrais l’arracher ?

– J’allais y venir, répliqua toutnaturellement Gueffès. Quand on ne peut manger ni chair, nipoisson, ni froment, ni rien de ce qui se mange, on grignote lebout de ses doigts pour tromper sa faim, c’est de la philosophie.Quand le renard est trop bas, et que les raisins sont trop hauts,le renard serait bien fâché d’y mordre, c’est encore de laphilosophie.

– Quand le Normand enrage, poursuivitMéloir du même ton, et qu’il est obligé de rentrer les ongles, leNormand récite des apologues.

– C’est toujours de la philosophie,conclut maître Gueffès.

– Allons, maraud ! s’écria lechevalier en se levant tout à coup, l’air est frais ce matin,allume-moi mon feu, et trêve de bavardages ! Si tu sais où secache le traître Maurever, tu me l’apprendras pour remplir tondevoir de vassal. Si tu ne remplis pas ton devoir de vassal, c’esttoi qui seras pendu !

Gueffès n’était pas homme à s’insurger contrece brusque changement.

Il s’inclina jusqu’à terre et alluma lefeu.

Mais il savait d’autres fables que celle duRenard et les Raisins. Le vieil Ésope n’avait pas attendunotre La Fontaine pour mettre en action la logique bourgeoise.

Gueffès, tout en soufflant le brasier, sedisait comme le moissonneur d’Ésope : « Ne compte que surtoi-même ».

Méloir, lui, se promenait de long en largedans la chambre et secouait ses membres engourdis.

Pendant que le feu flambait déjà dans l’âtre,il s’approcha d’une fenêtre et jeta ses regards sur lacampagne.

Le monticule où s’asseyait le manoir deSaint-Jean avait à peine quatre ou cinq toises d’élévationau-dessus du niveau des Grèves, mais dans ce pays cinq toisessuffisent pour constituer une montagne et donner à la vue le plusvaste des horizons.

La fenêtre tournait le dos à la Normandie.Méloir voyait une échappée des grèves dans la direction deCherrueix et de Cancale, et, en face de lui, le Marais, océan deverdure, au milieu duquel le mon Dol apparaît comme une île.

Le soleil s’élevait de l’autre côté duchâteau, derrière les collines de l’Avranchin. Une teinte roséemontait au zénith et laissait le couchant perdu dans ces nuagesgrisâtres qui rejoignent nos brouillards de Bretagne et confondenten quelque sorte la terre avec le ciel.

Sur la route de Dol, au loin, un point noir semouvait.

Et le vent d’ouest apporta comme l’écho perdud’une fanfare.

– Vive Dieu ! s’écria Méloir, voilàBellissan, le veneur, avec mes lévriers de Rieux ! MaîtreGueffès ! nous trouverons bien la piste sans toi !

Maître Gueffès ôta son bonnet delaine :

– Si monseigneur veut se mettre les piedsau feu, dit-il, je vais lui servir son déjeuner ; j’ai encorequelques petites choses à dire à monseigneur.

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