La Fée des grèves

Chapitre 20Deux cousins.

Ce Vincent Gueffès était un gaillard sanspréjugés comme sans faiblesse. Son malheur était de vivre en cestemps ténébreux où de larges épaules valaient mieux que laphilosophie. Au sein de notre âge éblouissant, maître Gueffèsaurait fait son chemin.

Il faut plaindre ces siècles gothiques où desgens de talent comme Vincent Gueffès étaient réduits à commettredes perfidies inédites au fond d’une bourgade. Perles dans unfumier !

Vincent Gueffès compta nos voyageurs de nuit.Ils étaient six.

Vincent Gueffès ne croyait pas à la Fée desGrèves. Il savait parfaitement le vrai nom de la fée prétendue.

Il lui en voulait à mort pour avoir sauvé lepetit coquetier Jeannin.

Il en voulait au vieux Simon Le Priol, qui luiavait interdit le seuil de sa demeure. Il en voulait à Simonnettequi l’avait méprisé, il en voulait à Julien qui était beau etbrave : il en voulait à tout le monde.

D’un saut, il gagna le manoir de Saint-Jean,où les soldats s’étaient installés, et pria qu’on l’introduisîtauprès du chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir venait de rentrer à sonquartier-général, après avoir couru les bourgs environnants pourcrier l’édit ducal.

Il était las et de mauvaise humeur.

Pour le distraire, Bellissan le veneurdécouplait les lévriers devant lui, dans la cour du manoir.

– Oh ! Tarot ! oh !Voirot ! Fa-hi ! Rougeot !Fa-hi ! Voyez Nantois, messire, quel jarret ! etPivois ! et Ardois !

– Mais ce grand noir ? demanda lechevalier en montrant un énorme lévrier magnifiquement venu, qui secouchait à l’écart.

– Une belle bête, messire, réponditBellissan, mais paresseuse et couarde, je crois.

– Comment l’appelles-tu ?

– Je l’ai acheté d’un manant qui letenait par le cou et qui ne savait pas son nom. Il y a bien quelquechose de griffonné sur son collier, mais du diable si j’ai appris àlire !

– Il aura nom Reinot, pour l’amour de madame, dit Méloir.

– Reinot, soit. Ici, Reinot !Reinot, ici, chien ! Le lévrier noir, assis sur la hanche, lesdeux jambes de devant croisées, gardait une superbe immobilité.

Bellissan fit claquer son fouet.

Le lévrier se leva, tira ses jambes, bâilla detoute la fente de sa gueule et poussa un hurlement plaintif, enallongeant le cou.

– Voilà tout ce qu’il sait faire ?demanda Méloir d’un ton de mépris.

En ce moment, Grégeois et Pivois, les deuxplus fortes bêtes de la meute s’approchèrent de leur nouveaucompagnon pour le reconnaître. Entre chiens, la connaissance ne sefait guère autrement que par un coup de gueule. Il y eut desgrognements échangés. Pivois et Grégeois voulurent mordre. Lelévrier noir bondit par deux fois.

Grégeois et Pivois roulèrent en hurlant sur lepavé de la cour.

– Bon là ! Reinot, monfilleul ! cria Méloir enchanté ; voilà un brave camarade,Bellissan, et nous allons le mettre à la besogne cette nuit même.Or ça, soupons lestement, et puis en route !

– C’est encore toi ? se reprit-il,en voyant qu’on lui amenait maître Vincent Gueffès.

– C’est encore moi, mon cherseigneur.

– Que veux-tu ?

– Je veux vous dire que vous allez vousmettre en route d’abord, quitte à souper ensuite.

– Explique-toi. Gueffès ne demandait pasmieux. Il raconta la fuite de la famille et prononça le nom deReine. Méloir ne le laissa pas achever.

– Quel chemin ont-ils pris ?demanda-t-il.

– La route de Normandie, mon cherseigneur.

– À cheval, têtebleu ! àcheval ! cria Méloir ; si nous arrivons avant eux auCouesnon, la fille du traître Maurever est à nous !

Le souper, cuit aux trois quarts, flairait bonpour l’appétit. Hommes d’armes et archers s’ébranlèrent avec unregret manifeste.

Méloir laissa au château la moitié de satroupe, sous les ordres de Morgan.

Bien entendu qu’on n’avait pas même dit àMéloir l’histoire du petit Jeannin pendu au pommier. C’était là undétail de trop mince importance.

On partit. La meute s’élança au-devant deschevaux, et le lévrier noir au-devant de la meute.

Au manoir restaient Corson, le héraut, Morganet huit ou dix soldats.

Corson soupa, bâilla et s’endormit ;Morgan fit de même.

Maître Gueffès dit alors auxsoudards :

– Il y a du cidre, du vin et del’hypocras à la ferme du vieux Simon Le Priol. Les soldatsdescendirent sans bruit la colline. On enfonça la porte de Le Priolet l’on se mit à faire bombance. De ce qui se passa en ce lieuentre Gueffès et les soldats ivres, nous ne donnerons point ledétail.

Mais quand nos fugitifs, qui avaient pousséleur pointe dans les terres jusqu’au delà d’Ardevon pour éviter lespoursuites, descendirent dans le village de la Rive et entrèrent engrève, le petit Jeannin s’arrêta tout à coup. Son bras étendumontra la côte de Bretagne, dans la direction de Saint-Georges.

On voyait une grande flambée parmi les arbres.Les Le Priol et Reine se retournèrent. Reine poussa un cri.

– Qu’est cela ? demanda-t-elle. Levieux Simon fit un signe de croix.

– Que Dieu nous assiste,balbutia-t-il ; c’est au village de Saint-Jean-des-Grèves.

Fanchon fut obligé de s’asseoir sur le sable.Le cœur lui manquait.

– Femme, lui dit Simon, la maison de monpère est brûlée. Nous n’avons plus rien sur la terre, mais nousavons fait notre devoir.

Les doigts de Julien se crispaient autour dubois de son arbalète.

Les fugitifs restèrent là cinq minutes. Puisle petit Jeannin dit : En avant !

On tourna le dos à l’incendie, et l’on sedirigea sur Tombelène.

Le vieux Simon ne se trompait point. C’étaitbien au village de Saint-Jean qu’avait lieu l’incendie, et c’étaitbien sa maison qui brûlait.

Seulement, il y avait d’autres maisons que lasienne. Maître Vincent Gueffès ne faisait jamais le mal à demi.

Pendant toute cette nuit-là, Aubry travaillade son mieux. Il avait travaillé la nuit précédente et la journéeentière.

La lime était bonne. Aubry avançait à labesogne.

N’eût été la posture intolérable qu’il étaitobligé de garder, limant d’une main, et de l’autre se soutenant àl’embrasure de la meurtrière, sa tâche aurait été vite à fin.

Mais à chaque instant, ses doigts fatiguéslâchaient prise. Il retombait au fond de sa cellule, suant àgrosses gouttes, épuisé, haletant.

Pour retrouver du cœur, il lui fallait évoquerl’image de Reine.

Mais aussi, quelle vaillance nouvelle dès quece nom chéri venait à sa lèvre !

Il la voyait ; elle était là, lesoutenant et l’encourageant.

Il l’entendait qui disait :

– Nous avons besoin de votre bras, Aubry,pour nous défendre contre nos persécuteurs. Courage !

Ce fut une nuit de fièvre, pendant laquelleplus d’une imagination folle visita la solitude du captif. Vers lematin, la plus étrange de toutes le prit au milieu de sontravail.

Ce qu’il avait prévu la veille, dans saconversation avec Reine, arrivait. Il croyait entendre lesaboiements lointains d’une meute chassant sur la grève.

C’était une illusion, sans doute. Et pourtant,chaque fois que le vent donnait, il apportait les aboiements plusdistincts.

Et une fois, parmi ces aboiements, Aubry crutreconnaître celui de maître Loys, son beau lévrier noir.

La fièvre amène comme cela de bizarresillusions. Aubry reprit sa lime et travailla. La barre de fer étaitpresque coupée.

Pourtant, elle tenait encore. L’aube se leva.Aubry se coucha sur la paille et voulut prendre un instant desommeil.

À peine était-il endormi que le bruit de laclé de frère Bruno, tournant dans la serrure, le réveilla ensursaut. Frère Bruno était pourtant déjà venu faire sa ronde etraconter son histoire. Ordinairement, il ne venait qu’une fois.

Allait-il prendre l’habitude de faire deuxrondes par nuit, et de raconter deux histoires ?

Ou bien le travail nocturne d’Aubry avait-iléveillé les soupçons ?

Avant que notre prisonnier eût eu le temps derépondre en lui-même à ces questions, un pas lourd et sonnant laferraille succéda au bruit des verrous.

– Eh bien ! mon cousin Aubry, ditune grosse voix à la porte, nous dormons encore ! par monpatron, il paraît que nous faisons ici la grâce matinée ?

Aubry se leva vivement.

– Méloir ! s’écria-t-il.

– Entrez, entrez, sire chevalier, dit lefrère Bruno à son tour ; ce n’est pas très grand ces cellules,mais pour ce qu’on y fait, voyez-vous, ça suffit. Je me souviensqu’en l’an trente-cinq, peu de temps après mon arrivée aumonastère, il y avait un prisonnier nommé Olivier Triquetaine,lequel prisonnier était si gros qu’on eut bien du mal à lui fairepasser la porte pour entrer. Quant à sortir, il n’en sortit quedans sa bière. Cet Olivier Triquetaine était un assez joyeuxcompagnon. Il disait toujours le samedi soir…

– Quand vous me reconduirez, mon frère,dit Méloir en le congédiant, vous m’apprendrez au long ce quedisait Olivier Triquetaine les samedis soirs.

– Bon ! fit Bruno, je n’y manqueraipas, puisque ça vous intéresse, sire chevalier. Il sortit et fermala porte à triple tour.

– Sire chevalier, cria-t-il à travers laplanche de chêne, à l’heure où il vous plaira de vous en aller,frappez et ne vous impatientez pas, je vais à matines.

– Peste ! dit Méloir en se tournantvers Aubry, mon cousin, tu as un geôlier de bonne humeur ! Etcomment te portes-tu, depuis le temps ?

– Bien, répliqua Aubry.

– Le fait est que tu n’as pas encore tropmauvaise mine.

– Que viens-tu faire ici ?

– Savoir de tes nouvelles en passant, moncousin Aubry, et te donner une bonne poignée de main. Il tendit samain à Aubry, qui la repoussa.

– Oh ! oh ! fit Méloir ;sais-tu que c’est la main d’un chevalier, mon cousin ?

– Je le sais, et j’ai grande honte pourla chevalerie.

– Qu’est-ce à dire ! s’écria Méloirqui fronça le sourcil. Mais il se ravisa tout de suite.

– De temps immémorial, continua-t-il, lesvaincus ont eu droit d’insolence. Ne te gêne pas, mon cousin, cesmurs de granit doivent bien aigrir un peu le caractère. Descaptifs, des enfants et des femmes, un chevalier sait toutsouffrir.

– Un chevalier ! répéta Aubry quihaussa les épaules. Et l’on se plaint que la chevalerie s’enva ! Par Notre-Dame, mon cousin, s’il y a beaucoup de genscomme toi portant éperons d’or et cœurs de coquins…

Méloir pâlit.

– J’ai dit cœurs de coquins,appuya Aubry, dont la voix était calme et froide ; si tu asquelque chose dans l’âme, va-t-en ; car je n’aurai pour toique des paroles de mépris.

– Eh bien ! mon cousin Aubry, ditMéloir en riant de mauvaise grâce, j’en prends mon parti et jereste. Accable-moi, cela te soulagera. Et moi, je prierai Dieu deme compter cette humiliation, chrétiennement supportée, quand ils’agira de passer la grande épreuve.

Que diable ! ajouta-t-il, changeant deton brusquement ; ne peut-on se faire la guerre et vivre enamis pendant la trêve ? Allons ! cousin Aubry, laisse làta gourme d’Amadis et causons comme d’honnêtes parents que noussommes.

Nous ferons remarquer ici que le type normandse divise en trois catégories bien distinctes, mais égalementsujettes à caution.

Et il est entendu ici que ce motnormand ne s’applique pas du tout dans notre bouche auxhabitants d’une province aussi célèbre par son beurre querecommandable par son cidre. Le mot normand est passé dansla langue usuelle au même titre que le mot gascon, que lemot juif,et autres vocables exprimant des nuances de mœursou de caractères.

Le Juif est un Arabedouble ; l’Arabe est un coquin sans malice qui faitla petite usure et devient rarement ministre des finances. LeGascon ment pour mentir, c’est un artiste enmensonges ; le Normand n’a garde de faire ainsi del’art pour l’art : il ment pour de l’argent.

Chez le Gascon, il n’y a pas beaucoup de bon,tandis que chez le Normand, il n’y a rigoureusement que dudétestable.

Voici du reste les trois catégoriesnormandes :

1° Le Normand-finaud : typeconnu surabondamment ; le maquignon ordinaire desnaturalistes.

2° Le Normand-doux, bien gentilgarçon, mais plat comme ces insectes dont le nom est proscrit, etqui troublent le sommeil du pauvre.

3° Le Normand-brusque : un bravehomme, un peu rustique, un peu rude, mais le cœur sur la main.

Un franc luron, grosse voix, gros corps, grosmots.

Ah ! un bien digne cœur, allez !trop probe peut-être pour nos siècles corrompus, trop intègre, troppur, à ce qu’il dit.

Néanmoins, veillez à vos poches !

Le chevalier Méloir n’était qu’une moitié deNormand collé à une moitié de Breton.

La moitié bretonne déterminait songenre ; il était Normand-brusque.

Maître Gueffès appartenait à une quatrièmeespèce, le Normand-vipère.

Mais, encore une fois, la patrie de Corneille,le moins normanddes grands poètes, est en dehors de toutcela, et nos normands typiques naissent à Paris aussisouvent, pour le moins, qu’en Normandie.

Méloir avait repris son air sans gêne.

– Songe donc, mon cousin Aubry,continua-t-il gaiement, je suis las comme un malheureux, j’entre aucouvent pour me reposer, le prieur, comme de raison, m’offre satable ; mais moi je lui réponds : « Mon révérend,vous avez ici un jeune homme d’armes qui est mon cousin et quej’aime comme s’il était mon frère cadet, il est prisonnier,permettez-moi de l’aller voir. » On me fait descendre desescaliers du diable, au lieu de m’asseoir devant un bon pâté devenaison, je m’enfouis dans un trou humide ; et, pour merécompenser, tu me dis des injures !

– Je ne t’avais pas prié de venir.

– C’est vrai, mais si je venais pourt’apporter de bonnes nouvelles ?

– Je n’aimerais pas à les recevoir detoi.

– Peste ! mais c’est décidément dela haine !

– Non, prononça Aubry sanss’émouvoir ; ce n’est que du mépris.

Méloir eut encore un petit mouvement decolère. Ce fut le dernier. On s’habitue à l’insulte comme à autrechose.

– Haine ou mépris, mon cousin Aubry,dit-il, peu m’importe ; je suis venu ici pour causer, et, depar tous les diables, nous causerons ! prête-moi la moitié deta paille.

Aubry ne répondit pas. Méloir prit une brasséede paille et la jeta à l’autre bout du cachot.

– Comme cela, poursuivit-il en s’asseyantle dos contre le roc, nous serons tous les deux à notre aise etnous ne pourrons pas nous mordre.

Il avait débouclé son ceinturon pours’asseoir, et son épée était près de lui.

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