La Fée des grèves

Chapitre 19Le départ.

Les soldats se mirent en devoir d’obéir àl’ordre de Morgan, mais ce fut à contrecœur. Ils avaient l’espritfrappé.

Dans la ferme, Jeannin et Simonnette étaient àgenoux côte à côte.

Jeannin avait prié Simonnette de l’aider àdire sa dernière prière.

Simonnette pleurait, à chaudes larmes, maisJeannin avait encore la force de sourire, quand il laregardait.

Il priait de son mieux, demandant que sa mèreeût une douce vieillesse, et Simonnette une longue vie debonheur.

Et vraiment, ainsi agenouillé, les yeux auciel, ce petit Jeannin avait la figure d’un ange.

Lorsque les soldats entrèrent il sereleva.

– Adieu, Simonnette, dit-il, pense unpetit peu à moi, et souviens-toi de ce que tu m’as juré pour mamère.

– Oh ! Jeannin ! ne t’en vapas ! criait la jeune fille qui s’attachait à lui avecdésespoir. Simon et sa ménagère regardaient cela du dehors. Ilsvoyaient bien que le bonheur de leur foyer n’était plus. Lessoldats prirent Jeannin et le menèrent vers le pommier qui devaitservir de potence.

Maître Vincent Gueffès se cachait derrière lesGothon. Sa mâchoire souriait diaboliquement.

– Mon joli petit Jeannin, cria-t-il commel’enfant passait, je t’avais bien dit que je serais de lanoce !

Une main se posa sur l’épaule du Normand.C’était la main de Simon Le Priol.

– Vincent Gueffès, dit le bonhomme, je tedéfends de passer jamais le seuil de ma maison. Gueffès se reculaet grommela entre ses dents :

– Voilà qui est bien, maître Simon !Il y avait une agitation singulière parmi les soudards quiattendaient sous le pommier. Ils se parlaient à voix basse et d’unaccent effrayé. On entendait :

– Je te dis que je l’ai vue… une grandefigure blanche et pâle sur un corps tout noir.

– Elle est là, balbutia un autre ;elle nous guette…

– Où ça ?

– Derrière la haie.

– Saint Guinou ! c’est vrai !Je vois ses yeux briller entre les feuilles. Les torches jetaientdes lueurs ternes et mourantes qui faisaient tous les visageslivides.

La lune, énorme et rouge, montrait la moitiéde son disque sur le talus du chemin.

– Est-ce fait ? cria Morgan. Lesdeux soldats qui prirent le petit Jeannin pour passer son cou dansle nœud de la hart, tremblaient de la tête aux pieds. Jeanninmurmura :

– Ah ! bonne fée ! bonnefée ! Elle m’avait pourtant bien dit que ces écus-là meporteraient malheur !

– Il appelle la fée ! balbutia l’undes soldats.

L’autre lâcha prise. Le cou de Jeannin étaitpris dans la hart.

– Est-ce fait ? demanda encoreMorgan.

– C’est fait.

– Agitez les torches, que je voiecela ! Les torches s’agitèrent et lancèrent de longs jets deflammes.

On vit le pauvre Jeannin suspendu aupommier.

Mais on vit aussi une belle jeune fille quisoutenait ses pieds et portait le poids de son corps. Jeanninsouriait, au lieu de rouler ses yeux et de tirer la langue commefont les patients de la hart. Les torches avaient jeté leursdernières lueurs. Elles s’éteignirent. Dans cette obscuritésoudaine, la panique prit les soldats de Méloir, qui s’enfuirent encriant. Ils avaient vu le pendu sourire et la Fée des Grèves qui lesoutenait par les pieds ! Pas n’est besoin de dire que lesMathurin, les Gothon, les Catiche, la Scholastique et les Josonavaient devancé les soudards. Quelques minutes après, dans la fermebarricadée, Fanchon la ménagère, et Simonnette s’empressaientautour du petit Jeannin évanoui.

Simon Le Priol et Julien, son fils, étaientpensifs auprès du foyer.

Dans un coin, une femme vêtue de noir setenait immobile.

– Il revient à lui, le pauvre gars, ditFanchon.

– Jeannin, mon petit Jeannin !répétait Simonnette, qui souriait et pleurait.

– On ne peut pas le rendre à ses coquinsde soudards, maintenant, murmura Julien, c’est bien sûr !Simon secoua la tête.

– J’avais dit que mon gendre auraitcinquante écus nantais, pensa-t-il tout haut ; mais j’avaiscompté sans ma fillette. Le petit gars n’a pas un denier vaillant,mais c’est tout de même, puisque ma fillette le veut, il sera mongendre.

– Le petit gars aura les cinquante écusnantais, s’il plaît à Dieu ! dit une douce voix dans l’ombre.Jeannin se leva tout droit.

– C’est la voix de la bonne fée !s’écria-t-il. Julien et Simonnette disaient en mêmetemps :

– C’est la voix de notredemoiselle ! Ils demeurèrent un instant interdits, parce queReine avait passé pour morte, et que l’idée d’un fantôme vienttoujours la première à l’esprit du paysan breton.

Il fallut que Reine se montrât à visagedécouvert.

Le petit Jeannin, tout chancelant encore, vintse mettre à genoux devant elle.

– Fée ou femme, dit-il, morte ou vivante,que Dieu vous bénisse !

Reine lui prit la main.

– Oh ! notre chère demoiselle est envie, s’écria Julien, puisqu’elle prend la main du petiot !Simonnette tenait déjà l’autre main de Reine et la baisait.

– Je vous aimais bien déjà,murmura-t-elle, avant que vous l’eussiez sauvé…

– Et tu m’aimes deux fois plus àprésent ? interrompit Reine, qui souriait. Simon et Fanchon,mes bonnes gens, nous ferons ce mariage-là pour la Sainte-Anne.

Le Priol et sa femme se tenaient inclinésrespectueusement.

– Il me fallait bien sauver, continuaReine, ce beau petit homme-là, puisque c’était moi qui lui avaismis la corde au cou.

Tous les regards l’interrogèrent, tandis queJeannin murmurait confus :

– Si j’avais su que c’était vous, là-bas,sur la grève, notre demoiselle, je n’aurais pas serré sifort !

– Mes amis, dit Reine, je vais vousexpliquer l’énigme en deux mots : c’est moi qui avait enlevél’escarcelle du chevalier Méloir, parce que l’escarcelle contenaitle prix maudit de la vie de mon père. Jeannin qui me prenait pourla Fée des Grèves, a exigé de moi cinquante écus d’or. J’étaispressée, car je portais des vivres à monsieur Hue deMaurever : j’ai jeté l’escarcelle en lui disant de bienprendre garde…

– C’est vrai, ça, interrompit Jeannin, etje ne méritais guère un si bon conseil en ce moment-là !

– C’était donc vous, noble demoiselle,que j’avais aperçue hier, à la brune, par les fenêtres brisées dumanoir ? demanda Julien.

– C’était moi.

– Et c’était vous aussi, notre maîtresse,ajouta Fanchon, qui emportiez le gruau que nous placions sur leseuil de nos maisons pour la Fée des Grèves ?

– C’était moi.

– Et pourquoi notre chère demoiselle,murmura Simonnette, en caressant la main de sa maîtresse et amie,n’entrait-elle pas chez ses vassaux dévoués ?

– Parce qu’il s’agissait de vie et demort, fillette, répondit Reine qui, cette fois, ne souriaitplus.

– Notre demoiselle se défiait de nous, masœur, dit Julien, avec un peu d’amertume ; elle se faisaitpasser pour morte, afin que les Le Priol ne puissent point latrahir !

– Votre demoiselle, ami Julien, répliquaReine, a partagé vos jeux quand vous étiez enfant. Elle vous auraitconfié de bon cœur sa propre vie, mais…

Julien l’interrompit d’un geste plein derespect et mit un genou en terre auprès de Jeannin.

– Ce que notre demoiselle a fait est bienfait, dit-il ; ma langue a trahi mon cœur. Reine lui tendit lamain, tout émue. Il y avait l’étoffe d’un beau soldat dans ce grandet fier jeune homme qui était à genoux devant elle.

La main qu’on lui tendait, Julien Le Priol labaisa avec un enthousiasme chevaleresque.

– Je ne suis qu’un paysan, s’écria-t-il,mais je sais un lieu où il y a des épées, et si Maurever, monseigneur, et sa fille ont besoin de mon sang, me voilà !

– Et moi aussi, me voilà ! répétagaillardement le petit Jeannin.

– Comment, toi, petiot ! dit Reine,qui riait, attendrie, toi qui es plus poltron que lespoules !

– Je ne suis plus poltron, notredemoiselle, répliqua Jeannin de la meilleure foi du monde ; jecrois même que je suis brave ! Depuis que j’ai vu la mort faceà face, je sais ce que c’est ; je ne crains plus que le bonDieu. Quant au diable et aux soudards, eh bien, tenez, je m’enmoque !

Il rejetait en arrière ses cheveux blonds d’unair mutin et ses yeux pétillaient. Simonnette fut si contente de cediscours, qu’elle lui planta un gros baiser sur la joue.

– Et moi aussi, me voilà !s’écria-t-elle ensuite, et mon père, et ma mère, et tout le mondeici ! et tout le monde dans le village ! Ah !Seigneur Jésus ! que je me battrais bien pour ma chèredemoiselle !

– Donc, me voici à la tête d’une armée,dit Reine gaiement, ma première opération militaire sera de dirigerun convoi de vivres vers la retraite de monsieur Hue, que je n’aipu joindre depuis trois jours.

– Prenons tout ce qu’il y a dans lamaison et partons ! dit Julien. Simon Le Priol et Fanchons’étaient mutuellement interrogés du regard. Ils étaient dévouésaussi, mais ils étaient gens d’âge.

– Bien parlé, fils, prononça Simon d’unton ferme, quoique peut-être il eût été mieux de consulter tonpère.

– Mon père ne sait pas ce que je sais,répondit le jeune homme en se tournant vers le vieux LePriol ; je me suis mêlé aux soldats tout à l’heure. Cettevipère de Vincent Gueffès les a excités au mal. Ils disaient que levillage de Saint-Jean était un nid de traîtres, et que le mieuxserait d’y mettre le feu une de ces nuits.

– Ils sont les plus forts, murmura levieillard en baissant la tête.

– Pas pour longtemps peut-être,poursuivit Julien, car je sais encore autre chose. Pendant que lechevalier Méloir repose sa meute et s’apprête à mal faire, il sedit d’étranges nouvelles du côté de la ville. Le duc François estmalade et chacun regarde sa maladie comme un châtiment infligé parDieu au fratricide. Un prêtre l’a dit en chaire dans l’église deCombourg. Si monsieur Hue voulait, demain, il serait à la tête dedix mille bourgeois et paysans…

– Monsieur Hue ne voudra pas !interrompit Reine ; Hue de Maurever est un gentilhomme et unBreton. Il aimerait mieux mourir mille fois que de lever sabannière contre son souverain légitime !

– Je vous le dis, notre demoiselle,reprit Julien, les choses iront alors sans lui, et les soudardsn’ont qu’à se presser s’ils veulent avoir le temps d’incendier nosdemeures. En attendant, si mon père et ma mère acceptent pour filsce petit gars-là (il tendit la main à Jeannin), et j’en seraicontent, car il a un bon cœur sous sa peau de mouton percée, m’estavis qu’il nous faut prendre le large, car, demain, il fera jour,et toute cette ribaudaille, sonnant le vieux fer, n’a peur deslutins que la nuit.

Fanchon, la ménagère, parcourut la ferme d’unregard triste.

– Voilà trente ans que je dors sous cetoit, murmura-t-elle : c’est ici que vous êtes nés tous deux,mes chers enfants.

– C’est ici que mon père est mort, dit àson tour Simon Le Priol, et aussi le père de mon père. Sur ce lit,qui est là, j’ai fermé les yeux de ma mère. Écoute-moi, filsJulien, et crois-moi : par intérêt, pour tout l’or de laterre, par crainte, avec la mort devant mes yeux, je ne quitteraispoint la pauvre maison des Le Priol. Je m’en vais hors d’ici parceque je veux montrer mes vieux bras à mon seigneur Hue de Maurever,et lui dire : Voilà ce qui est à vous !

Reine sauta au cou du vieillard et l’embrassacomme s’il eût été son père. Puis elle embrassa la ménagèreFanchon, qui essuyait ses yeux pleins de larmes.

Simonnette, le cœur gros et la maintremblante, caressait les deux belles vaches, la Rousse et laNoire.

– Allons ! Allons ! dit lepetit Jeannin qui grandissait en importance et prenait voix auconseil, nous reviendrons, maître Simon, nous reviendrons, dameFanchon. Simonnette, ma mie, nous retrouverons la Noire et laRousse. En route avant que la chasse ne commence, ou nous pourrionsbien rester en chemin !

Ce mot frappa tout le monde. Julien s’élançavers la partie de la salle qui servait d’étable. Il appela de bonneamitié le petit Jeannin, son nouveau frère, et tous deux revinrentbientôt avec trois arbalètes et trois épées. Les paniers des femmess’emplirent. Tout ce que la ferme avait de provisions y passa.

Tubleu ! si vous saviez comme le petitJeannin était considérable avec sa grande épée au côté et sonarbalète à l’épaule !

Il cherchait d’instinct quelque chose à friserau coin de sa lèvre.

Il est vrai qu’il n’y trouvait rien.

Quand tout fut prêt, Julien ôta les barricadesde la porte.

C’était une caravane, vraiment, quipartait :

Le père, la mère, Reine, Julien, Simonnette etle petit Jeannin équipé en guerre.

On fut bien encore un quart d’heure à tournerpour ne rien oublier.

Puis le père Simon dit de sa plus grossevoix :

– Partons ! Mais il avait les yeuxmouillés, le vieil homme. Quant à Fanchon, la ménagère, on futobligé de l’entraîner. Elle s’était agenouillée devant le crucifixde bois qui pendait à la ruelle du lit. Elle disait :

– Une minute encore, que j’achève maprière. C’était comme si on l’eût menée au supplice. Et le petitJeannin n’avait point fait tant de façons pour aller sous lepommier. Enfin, tout le monde était dehors. Simon referma sa porteet donna sa maison à la garde de Dieu. Les bestiaux étaient libresdans le pâtis. La caravane se mit en marche.

Jeannin faisait l’avant-garde, comme deraison. Les trois femmes venaient ensuite. Simon et Julienformaient l’arrière-garde.

Au premier détour du chemin, Jeannin reconnut,contre la haie, l’ombre longue et mal bâtie de maître VincentGueffès.

Il épaula vivement son arbalète. Mais leNormand perça la haie et se sauva en criant :

– Bon voyage !

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