La Fée des grèves

Chapitre 14Prouesses de maître Loys.

Reine n’eut que le temps de se rejeter enarrière vivement et de se coller à la paroi extérieure ducachot.

À l’intérieur, elle entendit une grosse etjoyeuse voix qui disait :

– On vous y prend, messire Aubry !toujours bâillant à la lune ! Par saint Bruno, mon patron,n’avez-vous pas assez du jour pour songer creux ? Allez !si mon devoir ne m’appelait pas ici à cette heure, je ronfleraiscomme le maître serpent du chœur, moi qui vous parle.

– Moi, je n’ai pas sommeil, mon bon frèreBruno, répondit Aubry, qui aurait voulu le voir à cent pieds sousterre.

– Eh bien ! je ne m’y connaisplus ! s’écria le convers ; de mon temps, les jeunes gensdormaient mieux que les vieillards ! Mais, après tout, c’estla tristesse qui vous pique, mon gentilhomme, et je conçois cela.Que saint Michel me garde ! j’ai été soldat avant d’êtremoine, et je dis que vous avez bien fait de jeter votre épée auxpieds de ce pâle coquin qui a empoisonné son frère.

– Bruno ! interrompit sévèrement lejeune homme d’armes, il ne faut pas parler ainsi devant moi de monseigneur le duc !

– Bien ! bien ! je sais quevous êtes loyal comme l’acier, messire Aubry. Je vous aime, moi,voyez-vous, et si j’étais le maître, vous auriez la clef des champsà l’heure même, car c’est une honte à l’abbaye de Saint-Michel deservir de prison à ce damné de François. Bien ! bien ! jeretiens ma langue, messire. Je disais donc que vous êtes un jolihomme d’armes, mon fils, et que pour tout au monde je ne voudraispas vous faire de la peine. Et tenez, ajouta-t-il d’un accent toutà fait paternel, si vous me disiez quelquefois : Frère Bruno,je boirais bien un flacon de vin de Gascogne, pourvu que ce ne futni quatre-temps ni vigiles, je ne me fâcherais pas contre vous.

L’excellent frère Bruno parlait ainsi avec unevolubilité superbe, sans virgules ni points, et pendant qu’ilparlait son franc visage souriait bonnement.

C’était presque un vieillard : une têtechauve, mais joyeuse et pleine, qui avait bien pu être au tempsjadis, la tête d’un vrai luron.

Depuis qu’Aubry était prisonnier dans lescachots de l’abbaye, frère Bruno faisait son possible pour adoucirla rigueur de sa captivité.

À l’heure des rondes il ne passait jamaisdevant la cellule d’Aubry sans y entrer pour faire un doigt decausette. Aubry l’aimait parce qu’il avait reconnu en lui un dignecœur.

Il laissait le frère Bruno lui conter lesdétails du dernier siège du Mont. Le bon moine s’était refait unpeu soldat pour la circonstance. Il aurait voulu que le Mont fûtassiégé toujours.

Mais les Anglais vaincus avaient abandonnéjusqu’à leur forteresse de Tombelène, après l’avoir préalablementruinée. Les jours de fête étaient passés.

D’ordinaire, Aubry recevait avec plaisir etcordialité les visites du moine ; mais aujourd’hui, noussavons bien qu’il ne pouvait être à la conversation. Pendant quefrère Bruno parlait, il rêvait.

Bruno s’en aperçut et se prit à rire.

– Je ne veux pourtant pas vous déranger,dit-il, car je pense que vous ne recevez pas de visites. Aubrys’efforça de garder un visage serein.

– Mais j’y pense, reprit le moine enriant plus fort, on dit que le lutin de nos grèves, qui avaitdisparu depuis cent ans, est revenu. Les pêcheurs du Mont neparlent plus que de la bonne fée, depuis quinze jours. Vous étiezlà perché à votre lucarne quand je suis entré… peut-être que la Féedes Grèves était venue vous voir à cheval sur son rayon delune.

Assurément, le frère Bruno ne croyait pas sibien dire. Aubry rêvait toujours.

– À propos de cette Fée des Grèves,poursuivit le moine, il y a des milliers de légendes toutes plusdivertissantes les unes que les autres. Vous qui aimez tant lesvieilles légendes, messire Aubry, vous plairait-il que je vous enrécite une ?

Ce disant, le frère Bruno s’asseyait sur lapaille du lit et déposait sa lampe à terre. L’idée de conter unelégende le mettait évidemment en joie.

Aubry le donnait au diable du meilleur de soncœur.

– Au temps de la première croisade,commença frère Bruno, le seigneur de Châteauneuf, qui était Jean deRieux, vendit tout, jusqu’à la chaîne d’or de sa femme, pouréquiper cent lances. M’écoutez-vous, messire Aubry ?

– Pas beaucoup, mon bon frère Bruno.

– La légende que je vous conte làs’appelle la Grotte des Saphirs, et montre tous lestrésors cachés au fond de la mer.

– Je n’irai point les y quérir, mon frèreBruno.

– Jean de Rieux ayant donc équipé sescent lances, reprit le moine convers, poussa jusqu’à Dinansuspendre un médaillon bénit à l’autel de Notre-Dame, puis ilpartit, laissant sa dame, la belle Aliénor, aux soins de sonsénéchal.

Aubry bâilla.

– Jamais je ne vis chrétien bâiller enécoutant cette légende, messire Aubry, dit le moine un peu piqué,et cela me rappelle une autre aventure…

– Oh ! mon bon frère Bruno ! sivous saviez comme j’ai sommeil !

– Tout à l’heure vous prétendiez…

– Sans doute, mais depuis…

– C’est donc moi qui vous endors,messire ! demanda le moine en se levant.

– Vous ne le croyez pas, mon excellentfrère ! Aubry lui tendit la main. Le moine la prit sansrancune et la secoua rondement.

– Allons, s’écria-t-il ; pour votrepeine vous ne m’entendrez jamais vous conter la légende de lagrotte des Saphirs, qui est au fond de la mer. Bonne nuit donc,messire Aubry, n’oubliez pas vos oraisons, et faites de bonsrêves.

À peine la porte était-elle refermée qu’Aubryse suspendait de nouveau à l’appui de la meurtrière.

– Reine ! oh ! Reine !dit-il ; que Dieu vous bénisse pour avoir eu cette penséed’acheter une lime ! Nous sommes sauvés !

– Puissiez-vous ne point vous tromper,Aubry !

– Demain soir, ce barreau seratranché…

– Mais pourriez-vous passer par cettefente étroite !

– J’y passerai, dussé-je y laisser lapeau de mes épaules et de mes reins !

– Et une fois que vous serez passé, monpauvre Aubry, aurons-nous seulement un ennemi de moins ?

– Vous aurez un défenseur de plus,Reine ! s’écria le jeune homme avec enthousiasme.Écoutez ! pendant que ce bon moine était là, je rêvais et jeme souvenais. Sait-on ce que peut un homme de cœur, même contre unemultitude ? Avec Loys pour combattre les lévriers de Rieux, etmoi pour combattre les hommes d’armes du mécréant Méloir, par saintBrieuc ! j’irai à la bataille d’une âme biencontente !

– Je ne sais… voulut dire la jeunefille.

– Écoutez ! écoutez, Reine,poursuivit Aubry avec une chaleur croissante ; vous neconnaissez pas maître Loys ! C’est un preux à sa façon, j’enfais serment ! Une fois, il y a deux ans de cela, mon noblepère, qui était malade à la mort, eut envie de manger des lombes dedaim. Les daims s’en vont de notre Bretagne, mais il y en a encoredans la forêt de Jugon.

Je dis à mon père : Messire, je vais vousquérir un daim. Il sourit et me donna sa main pâlie : quand unhomme va mourir, il a des désirs fous comme les enfants ou lesfemmes. Je pris maître Loys, et je descendis vers Lamballe. Nousmarchâmes lui et moi tout un jour. Au revers de la forêt du Jugons’élève le manoir des anciens seigneurs de Kermel, habitémaintenant par le juif Isaac Hellès, argentier du dernier duc.

Isaac avait six fils qui se prétendaientmaîtres de la forêt. Tous grands et robustes, bruns de poil, labouche rentrée, le nez en bec d’aigle comme les gens d’Orient. Siquelqu’un, gentilhomme ou vilain, chassait dans la forêt, les filsd’Isaac Hellès venaient et le tuaient.

On savait cela.

Ils avaient une meute dressée à fondre sur lesbraconniers et leurs chiens.

J’arrivai à la nuit tombante sur la lisière dela forêt de Jugon. Maître Loys releva piste dès les premiers pas,mais il était trop tard pour chasser.

Je connus les traces et je fis une lieue dansla forêt pour choisir un affût.

J’avais pour armes mon épieu et moncouteau.

Un bon épieu, Reine, fort comme une lance etpointu comme une aiguille.

J’attachai maître Loys au tronc d’unchâtaignier, et je lui dis : « Couche ! », ilne bougea plus.

Le daim arriva, trottant dans letaillis ; maître Loys faisait le mort.

Quand le daim passa, je lui plantai mon épieusous l’épaule ; il tomba sur ses genoux, et je l’achevai d’uncoup de couteau dans la gorge.

Maître Loys poussa un long hurlement dejoie.

Et alors ! comme si ce cri eut évoqué unearmée de démons, la forêt s’illumina soudain. Des torchesbrillèrent à travers les arbres, la trompe sonna. Je vis descavaliers qui accouraient au galop, excitant des chiens lancésventre à terre.

Je me dis :

– Voici les fils d’Isaac Hellès le juif,qui viennent avec leur meute pour me tuer.

D’un revers, je coupai la courroie quiretenait Loys, et je pris mon épieu à la main. Loys ne s’élançapas. Il resta devant moi, les jarrets tendus, la tête haute. Lesjuifs criaient déjà de loin : Sus ! sus !

Il y avait un grand chêne qui s’élevait à ladroite de la voie ; j’allai m’y adosser, pour ne pas êtremassacré par derrière.

À ce moment-là même, les fils d’Isaac, avecleur meute et leurs valets, tombèrent sur nous comme la foudre.

Je vois encore leurs visages longs et cuivrésà la rouge lueur des torches.

Vous dire exactement ce qui se passa, Reine jene le pourrais pas, car je ne le sais guère moi-même.

Un tourbillon s’agitait autour de moi. Jerecevais à la fois des coups par tout le corps. Mon fronts’inondait de sang et de sueur.

Je me souviens seulement que je disais detemps en temps, machinalement et sans savoir :

– Hardi ! maître Loys ! Je mesouviens aussi que je le voyais toujours devant moi, muet au milieude la meute hurlante, et travaillant Dieu sait comme ! Monépieu se levait et retombait. Je commençais à ne plus sentir mesblessures, ce qui est signe qu’on va s’évanouir ou mourir… Aubrys’arrêta pour reprendre haleine.

En ces temps où toute vie traversait desdangers violents, la délicatesse des femmes, loin de répugner à depareils récits, doublait l’intérêt qu’elles y portaient. Ellesn’avaient plus horreur du sang pour avoir pansé trop de plaies.

Reine écoutait, haletante.

Elle était avec Aubry dans la forêt, au pieddu grand chêne. Les torches l’éblouissaient ; le bruitl’étourdissait ; elle saignait par les blessures d’Aubry.

Hardi ! maître Loys ! défends tonmaître !

– Pourtant, reprit Aubry, dans lasimplicité de sa vaillance, je voulais rapporter les lombes du daimà monsieur mon père, qui en avait désir.

Comme je sentais bien que j’allais tomber, jeme dis :

– Allons, Aubry ! un dernier coup deboutoir ! Et je quittai mon poste comme une garnison assiégéequi fait une sortie. Et je brandis mon épieu ! et je frappai,merci de moi, tant que je pus ! Il me sembla que les torchess’étaient éteintes, et qu’il n’y avait plus personne devant moi. Jecrus que c’était le voile de la dernière heure qui s’étendait sousmes yeux.

Je me laissai choir.

Je restai là bien longtemps. Quand jem’éveillai, le soleil se jouait dans les hautes branches desarbres.

Maître Loys, le poil sanglant, léchait mesblessures.

Autour de moi, gisant sur l’herbe, il y avaitsix cadavres, qui étaient les six fils d’Isaac Hellès. Pour sapart, maître Loys avait étranglé deux juifs et une demi-douzaine dechiens.

C’est une bonne bête que maîtreLoys !

Je dépeçai le daim ; ne pouvantl’emporter tout entier, je pris le filet avec les lombes, et jerevins au manoir, un peu maltraité, mais content.

Mon vieux père, qui n’y voyait plus, ne sutpas que j’étais blessé. Il fit en souriant, avec les lombes dudaim, son dernier repas qu’il trouva fort bon, et puis mourut.

Telle fut la conclusion du récit d’Aubry.

Comme Reine écoutait encore, ilajouta :

– Que Dieu me donne cette joie de mevoir, avec maître Loys à mes côtés et une arme dans la main, aumilieu des soudards de mon cousin Méloir, je ne lui demande pasautre chose !

– Vous êtes brave, Aubry ! dit Reinedoucement ; vous serez un capitaine ! Oui, vous avezraison, si vous étiez libre, nous pourrions sauver mon père.

– Eh bien donc, s’écria le jeune homme endonnant le premier coup de lime au barreau, travaillons à maliberté ! L’acier grinça sur le fer.

Aubry était bien mal à l’aise, mais il yallait de si grand cœur !

– Et maintenant, Aubry, dit Reine aprèsquelques instants, que Dieu soit avec vous ; je vais meretirer.

– Déjà !

– Il y a deux jours que mon pèrem’attend.

– Mais la mer est haute !

– Elle baisse. Et s’il reste de l’eauentre Tombelène et le Mont au point du jour, il faudra bien que jela traverse à la nage.

– À la nage ! se récria Aubry ?ne faites pas cela, Reine, le courant est si terrible !

– Si je traversais de jour, on meverrait, et la retraite de mon père serait découverte. Aubry netrouva pas d’objection, mais toute son allégresse avaitdisparu.

La lune tournait en ce moment l’angle desfortifications. Un reflet vint à l’épaule de Reine, puis la lumièremonta lentement, se jouant dans les plis de son voile noir et parmises cheveux blonds.

– Quand je traverserai la mer à la nage,dit Reine, je serai moins en danger qu’ici, mon pauvre Aubry.

– Pourquoi ?

– Parce que la lune luit pour tout lemonde, répliqua Reine. L’archer qui est sur la plate-forme…

– Il vous voit ? interrompit Aubryd’une voix étouffée par la terreur.

– Oui, répondit Reine, le voilà qui tendson arbalète.

– Fuyez ! oh ! fuyez !Reine lui fit un adieu de la main et se baissa. Un trait siffla etrebondit sur les roches. Aubry se laissa choir au fond de soncachot. Puis il se reprit encore à la saillie de pierre.

– Reine ! Reine !cria-t-il ; un mot par pitié… Un second trait vint frapperl’extrême pointe du rocher, la brisa et fit jaillir une gerbed’étincelles. Aubry sentit son cœur s’arrêter.

En ce moment, dans le silence de la nuit, unevoix déjà lointaine s’éleva et monta jusqu’à sa cellule.

Elle disait :

– Au revoir !

Aubry se mit à genoux et remercia Dieu commeil ne l’avait jamais fait en sa vie.

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