La Fée des grèves

Chapitre 3Fratricide.

François de Bretagne et sa suite, arrivés à laporte d’entrée du couvent de Saint-Michel, étaient à vingt-cinqtoises environ du niveau de la grève.

François prit la tête du cortège et posa lepremier son pied sur les marches de l’escalier.

Cet escalier, dont les degrés de pierre vontse plongeant dans un demi-jour obscur, s’ouvre entre les deuxtourelles de défense, droites et hautes, percées chacune de deuxcréneaux séparés par une embrasure couverte, et conduit à la salledes gardes.

Il faut parler au passé quand il s’agit deshommes. Mais, pour les pierres, on peut employer le présent, carces merveilles en granit sont debout, et c’est à peine si les fousfurieux de 93, les Vandales de tous les âges, et quatre sièclesaccumulés ont pu mutiler quelques statues pieuses, écorcherquelques saints contours. Par exemple, le plâtre, plus fort que lesrévolutions et que les années ; le plâtre, arme favorited’Attila-directeur, et d’Erostrate-entrepreneur demaçonnerie ; a rafraîchi bien desvieilleries.

Mais il n’est pas besoin d’aller si loin deParis pour voir de quoi le plâtre est capable !

Laissons le plâtre. Et pour cela, décidément,parlons au passé.

Vis-à-vis de l’escalier, une vaste cheminéeque surmontait l’écusson abbatial, tenait le centre de la salle desgardes.

L’écusson du cardinal Guillaumed’Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel, existe encoredans la nef et dans la salle des chevaliers. Il étaitécartelé : aux premier et dernier, burellé d’argent et desable, au lion rampant du même, accolé d’or, armé et lampassé degueules sur le tout ; aux deuxième et troisième, de gueules àdeux fasces d’or, – l’écu timbré d’un chapeau de cardinal degueules et lambrequins de même, surmonté de la croixarchiépiscopale. En cœur, l’écu de France à la bande de gueulespour brisure.

Dans cette salle des gardes, monseigneurl’évêque de Dol, qui devait officier, attendait son souverain avecle prieur de Saint-Michel et les chanoines de Coutances.

Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert,qui représentait le cardinal-abbé, et livra les clés au servantchargé d’ouvrir les portes.

Pour arriver à l’église de l’abbaye deSaint-Michel, on ne marchait pas, on montait toujours.

Il fallut d’abord traverser le grandréfectoire, énorme pièce de style roman, où la sobriété des détailsfait naître une sorte de grandeur pesante qui impose et qui étonne,les dortoirs, de même style, qui règnent au-dessus, et la salle deschevaliers.

Elle était bien nommée, celle-là ! fièreet robuste comme ces géants qui s’habillaient de fer ! lourde,mais bien campée sur ses vigoureux piliers et respirant, du sol àsa voûte, la majesté rude du soldat chrétien.

Comme style, c’était le roman arrivant augothique, le pilier obèse se faisant plus musculeux, le cintrecaressant la naissance de l’ogive.

Ils montèrent encore, lentement, les moineschantant les hymnes de mort, les hommes d’armes silencieux etrecueillis, les femmes voilées, le duc pâle.

Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtesfroides, et qui murmurait au hasard une prière.

Son cœur ne savait pas que sa bouche parlait àDieu.

Et Dieu n’écoutait pas.

Au-dessus de la salle des chevaliers, lecloître.

L’Aire de Plomb, comme on l’appelait,parce que la cour, comprise entre les quatre galeries, étaitrecouverte en plomb, pour protéger la voûte de la salleinférieure.

À mesure qu’on montait, le roman disparaissaitpour faire place au gothique, car l’histoire architecturale duMont-Saint-Michel a ses pages en ordre, dont les feuillets sedéroulent suivant l’exactitude chronologique.

Le soleil de midi éclairait le cloître, quiapparut aux pèlerins dans toute sa riche efflorescence : Uncarré parfait, à trois rangs de colonnettes isolées ou reliées enfaisceaux qui se couronnent de voûtes ogivales, arrêtées par desnervures délicates et hardies.

Le prodige ici, c’est la variété des ornementsdont le motif, toujours le même, se modifie à l’infini dansl’exécution, et brode ses feuilles ou ses fleurs de mille façonsdifférentes, de telle sorte que la symétrie respectée laisse lechamp libre à la plus aimée de nos sensations artistiques :celle que fait naître la fantaisie.

Aussi, cette échelle de soixante pieds quenous venons de gravir, depuis la base des tourelles jusqu’àl’aire de plomb, en passant par la salle des gardes, legrand réfectoire, le dortoir, la salle des chevaliers, le cloître,avait-elle reçu, des visiteurs éblouis, le nom générique de laMerveille.

À l’angle nord du cloître, il y avait un troncde bois sculpté, devant lequel monsieur le prieur s’arrêta enfaisant sonner son bât.

– Monsieur Gilles de Bretagne dit-il,dont Dieu ait l’âme en sa miséricorde, mit dans ce tronc quaranteécus nantais, en l’an trente-sept, le quatrième jour defévrier.

François prit une poignée d’or dans sonescarcelle, la jeta dans le tronc, se signa et passa.

La procession tourna l’angle du cloître pourgagner la basilique.

Mais ce n’est pas le grand soleil qu’il faut àcette architecture sarrasine pour qu’elle répande tout ce qui esten elle de mystérieux et de pieux. Ses grâces un peu bizarres, seseffets imprévus en quelque sorte romanesques, ont plus besoind’ombre encore que de lumière.

Et cela est si vrai, que nous assombrissons àplaisir les vitraux de nos cathédrales, afin que le jour glisse àla fois moins clair et plus chaud dans ces forêts de granit qui ontleurs racines sous le marbre de la nef et qui entrelacent à lavoûte leurs branches feuillées ou fleuries.

La basilique de Saint-Michel n’était pasentièrement bâtie à l’époque où se passe notre histoire. Lecouronnement du chœur manquait ; mais la nef et les bas côtésétaient déjà clos. L’autel se dressait sous la charpente même duchœur qui communiquait avec le dehors par les travaux et leséchafaudages.

Le duc François s’arrêta là. Il ne monta pointl’escalier du clocher qui conduit aux galeries, au grand et aupetit Tour des fous et enfin à cette flèche audacieuse oùl’archange saint Michel, tournant sur sa boule d’or, terrassait ledragon à quatre cents pieds au-dessus des grèves[3] .

Les tentures funèbres cachaient la partie duchœur inachevée. Les moines se rangèrent en demi-cercle, autour del’autel.

La grosse cloche du monastère tinta leglas.

Les six dames du deuil s’agenouillèrent surdes coussins de velours, derrière le dais qu’on avait tendu pour leduc François.

Jeanne de Bruc et Yvonne-Marie de Coëtlogonoccupèrent les deux premiers coussins. Elles représentaient madameIsabelle d’Écosse, duchesse régnante et Françoise de Dinan, veuvedu prince décédé.

Parmi les gentilshommes, Malestroitreprésentait monsieur Pierre de Bretagne, frère du duc, et levaillant Jean Budes, souche de la maison de Guébriant, se mit auxlieu et place d’Arthur de Bretagne, connétable de Richemont, absentpour le service du roi de France.

Aux frises tendues de noir, la devise deBretagne courait en festons sans fin, montrant, tantôt l’un, tantôtl’autre de ses quatre mots héroïques : Malo mori quamfaedari.[4]

La foule emplissait les bas côtés.

Dans la nef, les hommes d’armes étaientdebout, séparés de leur souverain et des religieux par labalustrade du chœur.

Cette obscurité que nous demandions tout àl’heure pour les œuvres de l’art gothique, la basilique deSaint-Michel l’avait à profusion ce jour-là. Le noir des tentures,couvrant la demi-transparence des vitraux, laissait à peine passerquelques rayons, et la lueur des cierges luttait victorieusementcontre ces pâles clartés.

Il régnait sous la voûte une tristesse graveet profonde.

Et aussi, mais nul n’aurait su dire pourquoi,une sorte de mystique terreur.

L’office commença.

François était juste en face du cercueil videqui figurait la bière absente, pour les besoins de lacérémonie.

On dit qu’il tint les yeux baissés constammentet que son regard ne se tourna pas une seule fois vers le drap noiroù des lettres d’argent dessinaient le chiffre de son frère.

Les moines récitaient les oraisons d’une voixlente et cadencée. La foule et les chevaliers répondaient.

On dit que pas une fois les lèvres décoloréesde François ne s’ouvrirent pour laisser tomber les répons.

On dit encore qu’à plusieurs reprises soncorps chancela sur le noble siège que lui avaient préparé lesmoines.

On dit enfin que lors de l’absoute sa mainlaissa échapper le goupillon bénit…

Mais ce fut pendant l’absoute que se passa lascène étrange et mémorable qui sans doute fit oublier les détailsqui l’avaient précédée.

Cette scène, la basilique de Saint-Michel engardera éternellement le souvenir.

Le doigt de Dieu toucha ce front que nepouvait atteindre le doigt de la justice humaine.

Au moment où le duc François se levait pourjeter l’eau sainte sur le catafalque, et comme monsieur le sénéchalde Bretagne jetait ce cri sous la voûte sonore :

– Hommes d’armes ! à genoux !Au moment où les six chevaliers du deuil, baissant la pointe del’épée, entraient dans le chœur pour se ranger autour du cénotaphe,un moine parut tout à coup derrière le cercueil vide. Personnen’aurait su dire d’où sortait ce religieux, car toutes les stallesrestaient remplies et nul mouvement ne s’était fait à l’entour duchœur. Le moine se dressa de toute sa hauteur, développant la bureraide de sa robe et ne montrant qu’une main qui tenait un crucifixde bois.

– Arrière, duc ! prononça-t-il d’unevoix retentissante. Le duc François s’arrêta. Reine de Maurevertrembla sous son voile. Aubry tressaillit. Il avait reconnu cettevoix. Dans le chœur et dans la nef on se regardait. La stupéfactionétait sur tous les visages. Cependant monseigneur l’évêque de Dolne bougeait pas. Procureur, prieur et religieux durent imiter sonexemple. Le moine inconnu tourna le cénotaphe et vint à larencontre du duc.

– Que veux-tu ? balbutia cedernier.

– Je viens à toi de la part de ton frèremort, répondit le moine. Un frisson courut dans toutes lesveines.

Méloir seul semblait curieux plutôtqu’effrayé. Il s’avança jusqu’à la balustrade pour mieux voir.Aubry l’y avait précédé.

– Qui es-tu ? prononça encore le ducFrançois, dont la voix défaillait.

Le moine, au lieu de répondre cette fois, jetaen arrière le large capuchon de son froc et découvrit une tête devieillard, énergique et calme, couronnée de longs cheveuxblancs.

Un nom passa aussitôt de bouche en bouche. Ondisait :

– Hue de Maurever ! l’écuyer deM. Gilles ! Méloir hocha sa tête coiffée de fer, comme onfait quand le mot longtemps cherché d’une énigme vous apparaît àl’improviste. Aubry, qui respirait à peine, se tourna versl’endroit de la nef où les dames étaient agenouillées. Reine étaitimmobile. Les draperies de son voile semblaient taillées dans lemarbre. Le prétendu moine, cependant, avait le front haut et l’œilassuré. Il regardait en face François de Bretagne dont lespaupières se baissaient. Sa voix se fit grave, et son accent plussolennel.

– En présence de la Trinité sainte,reprit-il, et devant tous ceux qui sont ici, prêtres, moines,chevaliers, écuyers, hommes-liges, servant d’armes, bourgeois etmanants, moi, Hugues de Maurever, seigneur du Roz, de l’Aumône etde Saint-Jean-des-Grèves, parlant pour ton frère Gilles, assassinélâchement, je te cite, François de Bretagne, mon seigneur, àcomparaître, dans le délai de quarante jours, devant le tribunal deDieu !

Le vieillard se tut. Sa main droite, quitenait un crucifix, s’éleva. Sa main gauche sortit du frocentrouvert et jeta aux pieds de François un gantelet de buffle quechacun put reconnaître pour avoir appartenu au malheureux princedont on fêtait les funérailles.

Pour se rendre compte de l’effet foudroyantproduit par cette scène, il faut quitter le milieu sceptique oùnous vivons et secouer l’atmosphère de prose lourde qui nousentoure ; il faut se reporter au lieu et au temps. Lequinzième siècle croyait : la religion entrait alors dans lavie de tous, et il n’était guère de cœur qui ne se serrât au seulmot de miracle.

Cela se passait au Mont-Saint-Michel, lerocher lugubre, cerné par la mort.

Cela se passait dans la basilique en deuil,devant le cercueil de celui-là même qui appelait son frère assassinaux pieds de la justice suprême.

Autour du cénotaphe, flanqué de ses quatrerangées de cierges, cinquante moines s’alignaient, impassibles,montrant leurs rigides visages dans cette ombre étrange que fait laprofonde cagoule.

L’autel seul rayonnait sur le fond mat desdraperies noires.

Et dans la nuit de la nef, parmi la cohueconfuse des colonnes, sous les ogives enchevêtrant à l’infini leursnervures, éclairées vaguement par quelques rayons rougeâtreséchappés aux vitraux, l’acier des armures jetait çà et là sesaustères reflets…

Il y eut deux ou trois secondes de silencemorne, pendant lesquelles une terreur écrasante pesa surl’assemblée.

Allait-on voir le spectre soulever sesfunèbres voiles ?

Puis il se fit un grand mouvement. Les armuressonnèrent dans la nef ; les six chevaliers escaladèrent labalustrade, et les moines quittant leurs stalles en désordre,s’élancèrent au milieu du chœur.

Cela, parce que le duc de Bretagne, aprèsavoir chancelé comme s’il eût reçu un coup de masse sur le crâne,était tombé à la renverse sur le marbre.

On le releva.

Quand il rouvrit les yeux, Hue de Maureveravait disparu ; et tout ce que nous venons de raconter auraitpu passer pour un songe, sans le gantelet de buffle qui étaittoujours là, témoin irrécusable du terrible ajournement.

Par où le faux moine s’était-ilenfui ?

Chacun se fit cette question, mais nul n’y sutrépondre.

Le duc François, livide comme un cadavre,parcourut des yeux sa suite frémissante.

– Cet homme a menti, messieurs, dit-il,je le jure à la face de Saint-Michel ! Une voix tomba de lavoûte et répondit :

– C’est toi qui mens, mon seigneur, je lejure à la face de Dieu ! On vit un objet sombre qui se mouvaitdans la galerie conduisant à l’escalier du clocher. Le sang montaaux yeux de François qui se redressa.

– Cent écus d’or à qui mel’amènera ! s’écria-t-il.

Reine sentit son cœur s’arrêter. Personne nebougea. Le duc repoussa du pied le gantelet avec fureur. Son regardqui cherchait un aide, tomba sur Aubry de Kergariou, deboutderrière la balustrade.

– Avance ici, toi !commanda-t-il.

Aubry ficha sa bannière dans les degrés quiséparaient la nef du chœur et franchit la balustrade.

– Mon cousin de Poroët, reprit le duc,m’a dit souvent que tu étais la meilleure lance de sa compagnie.Veux-tu être chevalier ?

– Mon père l’était ; je ledeviendrai avec l’aide de mon patron, répliqua Aubry.

– Tu le seras ce soir, si tu m’amènes cethomme mort ou vivant.

Les yeux d’Aubry se tournèrent vers la nef. Ilvit Méloir qui souriait méchamment. Il vit les deux blanches mainsde Reine qui se joignaient sous son voile.

Aubry tira son épée, la baisa et la jetadevant le duc. Après quoi, il croisa ses bras sur sa poitrine. Leduc recula. Ce coup le frappa presque aussi violemment quel’accusation même de fratricide. On entendit glisser entre seslèvres blêmes ces mots prophétiques :

– Je mourrai abandonné ! Mais avantqu’il eût eu le temps de reprendre la parole, le bruit d’uneseconde bannière, fichée dans le bois des marches, retentit sous lavoûte silencieuse.

Méloir franchit la balustrade à son tour.

Il mit un genou en terre devant le duc.

– Mon seigneur, dit-il, celui-là est unenfant ; moi je suis un homme ; je poursuivrai le traîtreMaurever, et je le trouverai, fût-il chez Satan !

– Donc tu seras chevalier ! s’écriale duc.

Le soir, en traversant les grèves pourregagner Avranches, le futur chevalier Méloir avait pour mission degarder le pauvre Aubry qui était prisonnier d’État.

– Mon cousin, disait-il, nous voilà enpartie. Elle t’aime, mais elle me craint. Je ne changerais pas mesdés contre les tiens.

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