La Fée des grèves

Chapitre 5Un Breton, un Français, un Normand.

Simon Le Priol continua ainsi :

– Voilà donc qu’est comme ça, vousautres ! Le chevalier breton leur dit : Mes compagnons,je vous prie de me laisser dire mes oraisons.

Mais les Français, mes petits enfants, ça a lediable dans le corps, faut pas mentir ! Le Françaisreprit :

– Ta prière sera bonne demain comme cesoir, sire Baragoin. Si tu as quelque chose dans ton escarcelle, jete propose la même partie qu’au Normand.

Le Breton se signa et dit amen ;sa prière était finie.

– Tu dis amen, s’écria leFrançais ; donc tu consens ! J’ai des dés dans ma boursecomme un honnête homme. Normand ! lève-toi et soistémoin !

Mes petits enfants, qui fut embarrassé ?Ce fut le chevalier breton, car il n’avait dans son aumônièrequ’une pauvre piécette de vingt-quatre sous, percée au milieu etrognée tout à l’entour. Cependant, il avait dit amen, etpour l’honneur de la Bretagne il ne pouvait point se dédire.

– Pour si futile objet, pensait-il, Dieuet la Vierge ne me viendront point en aide. À moi la bonne Fée desGrèves !

Il y eut à ce nom un long soupir decontentement autour de la cheminée.

Les escabelles se rapprochèrent. Tous les yeuxdévorèrent le conteur.

Simon Le Priol, sûr de son effet, réclama lacruche et l’écuelle.

Et tout le monde de murmurer :

– Oh ! maître Simon, ditesvite ! dites vite !

Maître Simon prit son temps, lampa uneterrible rasade et poursuivit :

– Vous me demanderez ce que pouvait fairela Fée des Grèves dans une partie de dés, jouée en terreferme ?

Attendez, mes petits enfants. Vous allez voir.Voilà donc qu’est comme ça !

– Mon compagnon, dit le chevalier breton,dans mon pays de Cornouailles, on ne sait point jouer aux dés.

– Quel jeu joue-t-on dans ton pays deCornouailles ?

– Le jeu du bois de cormier, moncompagnon.

– Et comment le joue-t-on ce jeu du boisde cormier ?

– On le joue sans table ni tapis, dansl’aire avec deux gaules d’une toise : Bon pied, bon œil, et àla grâce de Dieu !

Le Français comprit et fit la grimace.L’assemblée eut ici un gros rire franc et joyeux.

– Il n’était pas gaucher, leBreton ! dit un Mathurin.

– En voilà un malin, le Breton !s’écrièrent plusieurs Gothon.

Et entre voisins on se pinça le gras des brasjusqu’au sang par jubilation et sans malice.

Le pauvre petit Jeannin seul n’écoutait guèreet ne pinçait personne. Il en était toujours à penser :

– Si j’avais seulement cinquante écusnantais !

– Quoi donc ! voilà qu’est comme ça,reprit encore Simon Le Priol ; le Breton n’était pas bête,c’est la vérité, faut pas mentir !

Ce fut au tour du Français d’être embarrassé.Le Normand, lui, avait son idée.

– Mes bons chrétiens, dit-il, on peutarranger ça, et je serai, s’il vous plaît, de la partie. Ni dés, nibâtons ! Faisons un pèlerinage à la maison de saint Michel,archange, et partons en même temps. Le premier arrivé sera lemaître.

– Tope ! s’écria le Français, quiavait vu le Mont de loin, en passant sur la route.

– Tope ! dit le Breton qui nevoulait pas reculer. Le Normand sourit dans sa barbe, parce qu’ilconnaissait les tangues, étant du gros bourg de Genest, del’autre côté d’Avranches. Ils se donnèrent la main et descendirenttous trois à l’écurie. Vous dire l’avide curiosité excitée parcette simple légende dans l’auditoire du maître Simon Le Priol,serait chose impossible. D’abord la lutte était bien établie entreles trois races rivales : Bretons, Normands, Français ;ensuite il s’agissait des tangues, ces déserts sans routes tracées,aux dangers connus et toujours mystérieux ; enfin, on voyaitapparaître dans le lointain du récit la Fée des Grèves, lamythologie du pays, l’élément surnaturel si cher aux imaginationsbretonnes.

La Fée des Grèves allait jouer son rôle.

La Fée des Grèves ! l’être étrange dontle nom revenait toujours dans les épopées rustiques, racontées aucoin du foyer.

Le lutin caché dans les grandsbrouillards.

Le feu follet des nuits d’automne.

L’esprit qui danse parmi la poudreéblouissante des mirages de midi.

Le fantôme qui glisse sur les lisesdans les ténèbres de minuit.

La Fée des Grèves ! avec son manteaud’azur et sa couronne d’étoiles !

– Ah ! dam ! poursuivit SimonLe Priol, ah ! dam ! ah ! dam ! Voilà doncqu’est comme ça, pour de vrai, les gars et les filles, je ne menspas.

Le Breton sella son cheval noir ; leFrançais sella son cheval blanc ; le Normand sella son chevalqui n’était ni blanc ni noir, parce que, dans son pays, tout estpie, blanc et noir, chèvre et chou, un petit peu chair, un petitpeu poisson. Quoi ! un pied chez le bon Dieu, un pied chez lediable.

Et en route !

– Bon voyage, mes vrais amis, leur criale Normand qui prit la route de Pontorson. Le Françaisrépondit : Bon voyage ! et piqua droit aux sables. LeBreton dit aussi : Bon voyage ! mais il retint soncheval.

Que fit-il ? C’est à présent que la Féepouvait le perdre ou le sauver.

– Ah ! dam, oui, par exemple !interrompit l’assistance tout d’une voix.

Simon flatté de cet élan naïf, fit un signeamical à la ronde et poursuivit :

– Pas moins, le Normand courait enfaisant le grand tour et le Français galopait vers les Grèves.

Mon Breton, ayant réfléchi, vrai comme je vousle dis, entra chez un marchand d’épices et acheta des friandisespour toute sa piécette de vingt-quatre sous.

Il savait que la bonne Fée aimait les doudouxparce qu’elle est une femme.

Et il partit semant ses épices au bord durivage, en disant : Bonne Fée, bonne Fée, prends pitié demoi !

On vous l’a dit et c’est la vérité : laFée descend dans le brouillard, mais elle se laisse aussi glisserle long des rayons de la lune.

Le Breton la vit venir ainsi.

Ah ! grand Dieu ! c’était un bravehomme, vous allez voir !

La Fée courut aux épices. Le Breton se coulajusqu’à elle et comme la Fée s’amusait aux friandises, il la saisità bras-le-corps…

– Voyez-vous ça ! fit-on dansl’assistance. Et l’attention de redoubler. Le petit Jeanninlui-même tournait maintenant ses grands yeux bleus vers Simon LePriol.

– Ma foi ! dam ! oui, les garset les filles ! continua Simon : le Breton la saisit à labrassée, et si vous ne savez pas grand’chose, vous savez bien sûr,qu’une fois prise, la Fée fait tout ce qu’on veut et donne tout cequ’on demande.

– Oh ! fit le petit Jeannin quin’avait peut-être jamais osé prendre la parole devant une siimposante assemblée, est-ce bien vrai, ça ?

– Si c’est vrai… commença Simonscandalisé.

– Donne-t-elle des écus nantais ?interrompit encore le petit Jeannin. Tout le monde éclata de rire.Le pauvre enfant, rouge et confus, baissa la tête.

Simonnette, toute seule, comprit le sensdétourné de cette question, et son regard remercia le petitcoquetier.

– Toi, disait cependant Simon Le Priol,tu vas te taire, pêcheur de coques vides ! La Fée donne desécus nantais comme elle donnerait des perles, des diamants et detout ; ça ne lui coûterait pas davantage, puisqu’elle voit aufond de la mer !

Voilà qu’est donc comme ça ! Le Breton,lui, dit à la Fée :

– Bonne Fée, je ne veux ni or ni argent.Je veux passer au Mont à pied sec, en droite ligne. Il n’avait pasfini de parler, que la Fée était assise gracieusement sur le cou deson cheval, et lui en selle. Eh ! hop ! Le cheval noirprit le galop tout seul.

Ah ! dam ! fallait voir ça. Au boutd’une lieue, le Breton, vit le Français qui était en train des’ensabler avec son cheval blanc dans une coquine de liseau beau milieu du cours de Couesnon.

Eh ! hop ! C’est tout au plus si leBreton eut le temps de dire : Dieu ait son âme ! Lecheval noir allait, allait !

Et la Fée, demi-couchée sur l’encolure,laissait flotter au vent la gaze blanche de son voile.

Tant que le cheval noir eut la grève sous lespieds, ce ne fut rien ; mais on était en marée et la mermontait.

Bientôt le flot passa entre les jambes ducheval.

Eh ! hop ! Le cheval se mit à courirsur la mer, effleurant à peine l’écume de la pointe de sonsabot.

Les vagues dansaient. Le Breton fermait lesyeux pour ne pas devenir fou.

Eh ! hop ! eh ! hop !…

Toutes les respirations s’étaient arrêtées. Onperdait le souffle à suivre cette course fantastique.

Simon Le Priol reprit haleine et essuya lasueur de son front.

Car il contait cela de grand cœur, comme ilfaut conter quand on veut passionner son auditoire.

On peut dire qu’autour de la cheminée chacunvoyait le cheval noir courir sur la pointe des lames, et le voilede la Fée flottant à la brise nocturne.

Fanchon la ménagère plongea sa cuiller de boisdans le chaudron où cuisait la bouillie d’avoine, et emplit unepleine écuellée.

– La part de la bonne Fée !murmura-t-on à la ronde. Maître Vincent Gueffès, le vilain Normand,fut tout seul à hausser les épaules. Ce ne fut pas long, mes petitsenfants, poursuivit Simon Le Priol ; le Breton commençait unAve dévotement, parce qu’il se reconnaissait en faute pours’être mis sous une protection autre que celle de la vierge Marie,lorsqu’il sentit un grand choc.

C’était le cheval noir qui prenait pied sur lerocher du Mont.

Le Breton rouvrit les yeux. La Fée sebalançait comme une vapeur aux rayons de la lune.

Elle se jeta tête première dans la mer bleuequi rendit des étincelles.

Le chevalier breton passa la nuit en prièresdans la chapelle du couvent. Le lendemain, au bas de l’eau, il vitarriver le fin Normand par la route de Pontaubault. Le Normanddonna ses cent sous de la monnaie de Rouen, et ses trois écusroyaux, bien à contrecœur.

Quant au Français, Satan sait de sesnouvelles.

Voilà ce que c’est, mes petits enfants ;tout est vrai comme ma mère me l’a dit. N, i, ni, j’ai fini.

Il y eut une bruyante explosion, parce quechacun avait retenu son souffle. Les observations se croisèrent.Les langues des quatre Gothon surtout, trop longtemps immobiles,avaient absolument besoin de fonctionner.

– Ah ! Jésus Dieu ! s’écriaGothon Lecerf, le pauvre Français fut bien puni tout demême !

– Pourquoi chantait-il les vêpresluronnes ! riposta Gothon Legris.

– Et le Normand ! reprit GothonLenoir.

– Ah ! dam ! conclut GothonLedoux, le Normand fut dindon, ça c’est vrai, et bien fait. Etchacun de rire.

Pourquoi rit-on toujours quand un Normand secasse le cou ?

Maître Gueffès haussa encore les épaules.

– Et vous allez mettre à présent unebonne écuellée de gruau sur le pas de votre porte, n’est-ce pas,dame Fanchon ? dit-il d’un air narquois.

– Oui, maître Gueffès, répondit laménagère, qui ajouta en s’adressant à Simonnette : Tiens,fillette, porte la part de la bonne Fée.

Simonnette prit l’écuelle fumante et la déposasur le pas de la porte, en dehors.

– Et vous croyez que la Fée va venirlécher votre écuelle ? dit encore maître Gueffès, la mâchoiresceptique.

– Si je le crois ! s’écria Fanchonscandalisée.

– Et qui ne le croirait ? demandaSimon Le Priol ; nos pères et nos mères l’ont bien cru avantnous !

– Vos pères et vos mères, répliquaGueffès, perdaient leur bouillie ; vous aussi. C’est pitié devoir jeter ainsi de bonne farine à la gloutonnerie des vagabonds oudes chiens égarés.

– Si on peut parler comme ça !s’écrièrent les quatre Gothon tout d’une voix.

Les quatre Mathurin agitèrent en eux-mêmes laquestion de savoir s’il n’était pas convenable et opportun de jeterle vilain Gueffès dans la mare.

– Moi, je vous dis, reprit Gueffès, qu’iln’y a pas plus de fée dans les Grèves que dans le creux de ma main.Quelqu’un de vous l’a-t-il vue ?

Cette question fut faite d’un ton de triomphe.On se regarda à la ronde un peu déconcerté.

– Vous voyez bien… commença maîtreGueffès.

Mais il fut interrompu par le petit Jeanninqui dit d’une voix ferme et claire :

– Moi, je l’ai vue !

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