La Fée des grèves

Chapitre 27Le siège.

Reine de Maurever et Simonnette étaient commepétrifiées.

Au moment où Reine, qui se remit la première,ouvrait la bouche pour jeter un cri d’alarme, une main de fer lasaisit par derrière.

Un homme de haute taille, que l’obscuritérevenue l’empêchait de reconnaître, était debout à ses côtés.

– Silence ! murmura-t-il.

– Mon père ! dit Reine. Les formesnoires continuaient de ramper sur le sable.

– Où est Aubry ? demanda Reine, dontle souffle s’arrêtait dans sa poitrine.

– Il dort.

– Et les gens du village ?

– Ils dorment. L’homme qui était au basde la muraille, en dehors de l’enceinte, commençait à escalader. Onl’entendait ficher sa dague entre les pierres et monter.

– Fillette, dit le vieux Maurever àSimonnette, va éveiller les tiens, mais ne fais pas de bruit.

Simonnette se glissa le long du mur etdisparut. Elle pensait :

– Mon pauvre Jeannin qui est endehors !

– Toi, dit Maurever à Reine, va éveillerAubry dans la tour.

– Vous resterez seul, mon père ?

– Je resterai seul.

– Tirez au moins votre épée.

– J’ai juré par le nom de Dieu que je netirerais pas mon épée.

– Mais cet homme qui est dehors monte,monte !

– Il descendra. Va, ma fille. Reineobéit. En ce moment, la tête de l’assiégeant dépassa la muraille.Il jeta un regard au-dedans de l’enceinte. La nuit était obscure àcause des nuages opaques et lourds qui couvraient la lune levante.L’homme d’armes ne vit rien. Il se tourna du côté de la grève etdit tout bas :

– Avancez ! Les objets noirs quirampaient sur le sable accélérèrent aussitôt leur mouvement. Il yavait du temps déjà que monsieur Hue de Maurever voyait ces tachesnoires sur le sable. Pendant qu’il faisait sa prière, Aubry,succombant à la fatigue de trois nuits passées au travail, s’étaitendormi. Le vieillard, à genoux devant sa croix de bois,prolongeait son oraison, parce qu’il y avait eu en lui un doutepoignant et un cruel remords.

Son œil, habitué à la vigilance, interrogeaitla grève par l’une des meurtrières percées dans sa tour. Tout enpriant, il veillait.

Longtemps il ne vit que l’ombre vague, du seinde laquelle s’élançait comme un géant debout la masse du monastèrede Saint-Michel.

Aux croisées et meurtrières du couvent leslumières s’étaient éteintes l’une après l’autre, et le vent d’ouestavait apporté comme un écho perdu le son de la cloche ducouvre-feu.

Ce fut alors que, pour la première fois, Huede Maurever aperçut au loin, par une échappée de lune, l’approchemenaçante de l’ennemi.

Car, pour un vieux soldat, il n’y avait pointà s’y méprendre.

Chaque siècle a son défaut dominant. Le nôtrene peut point, assurément, s’accuser d’un excès de couragechevaleresque. Mais en 1450, l’esprit des preux n’était point morttout à fait. Tout homme de guerre, malgré le progrès de l’art desbatailles, gardait un peu cette confiance orgueilleuse en savaillance isolée, qui était le fond même de l’anciennechevalerie.

L’âge n’y faisait rien. Ces téméritésn’allaient point mal aux cheveux blancs des vieillards.

Monsieur Hue de Maurever mit instinctivementla main à son épée, mais il la repoussa aussitôt à cause de sonserment.

Il sortit de la tour sans songer à troubler lesommeil d’Aubry. On avait encore dix minutes. Aubry pouvaitdormir.

Monsieur Hue fit le tour de l’enceinte et jetaun coup d’œil satisfait sur les défenses improvisées.

– Ce moine conteur d’histoires est unprécieux soldat, pensa-t-il ; les limiers ébrécheront leursdents contre ces pierres !

Il est arrivé ainsi derrière Reine etSimonnette au moment où les deux jeunes filles, paralysées par laterreur, cherchaient la force de crier au secours.

Maintenant, depuis que Simonnette et Reinen’étaient plus là, il restait seul, collé au mur de la cabane.

L’homme d’armes enjamba le parapet del’enceinte, puis il chercha à s’orienter, tandis que ses compagnonsmontaient.

Comme il descendait le long de la cabane, Huede Maurever lui mit brusquement la main sur la bouche. L’hommed’armes voulut crier. La main du vieux Hue était un fierbâillon : la voix de l’homme d’armes s’étouffa dans songosier.

De son autre main, monsieur Hue le saisit à laceinture et le souleva comme un paquet.

– Or ça, dit-il, en se montrant sur lemur avec son fardeau, et en s’adressant à ceux qui grimpaient àl’escalade : Pensez-vous avoir affaire à de vieilles femmesendormies ? J’ai juré Dieu que je ne me servirais point de monépée contre les sujets de mon seigneur François de Bretagne ;mais avec des coquins tels que vous, pas n’est besoind’épées : on vous chasse avec des ordures !

Ce disant, il lança le pauvre homme d’armessur la tête des assaillants qui tombèrent pêle-mêle au pied duroc.

– Oh ! le digne et braveseigneur ! s’écria le frère Bruno qui revenait avec un sacplein de coques ; oh ! le joyeux soldat ! Voilà unehistoire que je conterai longtemps !

Et faisant son travail mnémotechnique, ilajouta entre ses dents :

« En l’an cinquante, à Tombelène, Hue deMaurever, qui soutient un siège avec des ordures, contre desmalandrins, lesquelles ordures sont une partie des malandrinseux-mêmes, que monsieur Hue prend à poignée et jette à la tête lesuns des autres malandrins. »

L’alarme était cependant donnée. Tous lesréfugiés étaient aux murailles. Les assiégeants tirèrent quelquescoups d’arquebuse et s’enfuirent en désordre. L’homme d’armes quiavait servi de projectile fut emporté par ses compagnons. Aubryreconnut la voix de Méloir qui disait :

– La nuit est longue. D’ici au soleillevant, nous avons le temps de leur rendre plus d’une fois lamonnaie de leur pièce.

– En vous attendant, mes bons seigneurs,cria frère Bruno, qui était debout sur la muraille, nous allonspasser au réfectoire.

– Je connais cette voix, dit Méloir ens’arrêtant. Conan !

un coup d’arquebuse à ce braillard. Un éclairs’alluma, et l’arquebuse de Conan retentit.

– Oh ! le vilain, gronda Bruno encolère ; il a troué mon froc tout neuf. Dis donc,poursuivit-il à pleine voix, toi qu’on appelle Conan, serais-tu pasdu bourg de Lesneven, auprès de Landerneau ?

– Juste ! répliqua Conan, quirechargeait son arquebuse.

– Eh bien nous sommes de vieux amis,Conan ; si tu reviens, je te casserai la tête.

Second coup d’arquebuse. Frère Brunodégringola et tomba dans l’enceinte.

– Il a toujours bien tiré, ce Conan deLesneven ! dit-il en essuyant sa joue qui saignait ; unpeu plus, il me coupait l’oreille. Allons ! les filles, faitesbouillir les coques. Et vous, garçons, en sentinelles !

Hue de Maurever était rentré dans sa tour,refusant de prendre le commandement de la petite garnison.

Ce fut Aubry qui le remplaça.

Frère Bruno s’institua commandant en second.Il choisit pour écuyer le petit Jeannin, qui avait fourni lescoques du souper et qui prit pour arme son long bâton de pêcheur,terminé par une corne de bœuf.

On établit les postes de combat. Hommes etfemmes eurent de la besogne taillée en cas d’attaque. Et vraiment,il ne s’agit que de s’y mettre. Les Gothon étaient transformées enautant d’héroïnes, les Catiches frémissaient d’ardeur ;Scholastique parlait de faire une sortie.

Vers une heure du matin, les assiégeantsreparurent : mais ils ne venaient plus de la grève, où la merétait maintenant. Ils faisaient leurs approches par l’intérieur del’île, du côté de la nouvelle enceinte, élevée à la hâte par lefrère Bruno.

Il y avait dans le petit fort quatre ou cinqarbalétriers, dirigés par Julien Le Priol. Le vieux Simoncombattait dans cette escouade.

Reine, Fanchon et Simonnette étaient seulesdispensées de mettre la main à l’œuvre.

Encore, Simonnette se trouvait-elle plussouvent aux murailles que dans la cabane, parce qu’elle voulaitvoir travailler le petit Jeannin.

Le petit Jeannin était à côté du frère Bruno,juste en face de l’ennemi. Il avait à la main sa lance à pointe decorne et ne baissait point les yeux, je vous assure.

Méloir, bien certain de ne pouvoir surprendredésormais la place, s’approchait à découvert. Ses archers etarquebusiers commencèrent à travailler quand ils furent à cinquantepas des murailles.

– Courbez vos têtes ! dit frèreBruno ; les balles et les carreaux ne font pas de mal auxpierres.

Mais il ne fut bientôt plus temps deplaisanter. Méloir et ses hommes d’armes s’élancèrent furieusementaux murailles.

C’étaient de bons soldats, durs aux coups etjouant leur vie de grand cœur. Il y eut un instant de terriblemêlée. Sans Aubry de Kergariou et Bruno, qui se battaient comme devrais diables, la place eût été emportée du premier assaut.– Au dire de Simonnette, qui raconta souvent, depuis, cecombat mémorable, Jeannin contribua beaucoup aussi au salut de lacitadelle.

Mais, ô Muse ! comment dire les exploitssurprenants des quatre Mathurin, qui se couvrirent, cette nuit,d’une gloire immortelle !

Gothon Lecerf, l’aînée des Gothon, la plusrousse et celle qui avait aux mains le plus de verrues, déshonorason sexe et le lieu qui l’avait vu naître, dès le commencement del’action.

Elle déserta son poste, prise qu’elle fût defrayeur, en voyant aux rayons de la lune la figure jaunâtre demaître Vincent Gueffès, qui essayait de s’introduire dans lacitadelle par les derrières.

Il n’y avait personne de ce côté. Gueffès, aucontraire, était accompagné de quatre ou cinq soudards qu’il avaitembauchés pour cette entreprise.

Gothon Lecerf, pâle et toute tremblante, vintse réfugier dans l’asile où étaient réunies Reine de Maurever,Fanchon, la ménagère et Simonnette. Simonnette et Fanchon seportèrent vaillamment à la rencontre de l’ennemi.

La chaudière où avaient bouilli les coquesétait encore sur le feu. Fanchon et sa fille la prirent chacune parune anse, et maître Vincent Gueffès fut échaudé de la bonnefaçon.

Cet homme adroit et rempli d’astuce reçut lecontenu de la chaudière sur le crâne au moment où ils’applaudissait du succès de sa ruse. Il s’enfuit en hurlant et nerevint pas.

Simonnette et Fanchon reprirent leurs placesdans la cabane avec la fierté légitime que donne une actiond’éclat.

Mais les Mathurin, ô Muse ! les quatreMathurin ! n’oublions pas ces intrépides Mathurin, non plusque les deux Joson, Pelo, les Catiche, Scholastique et le reste desGothon ; car aucune autre Gothon n’imita le fatal exemple deGothon Lecerf dont nous ne prononcerons plus jamais le nom souillépar la honte.

Frère Bruno s’était fait une jolie massue avecla tête du mât d’un bateau pêcheur qu’il avait trouvée sur lagrève. Chaque fois que son esparre touchait un homme d’armes ou unarcher, l’archer ou l’homme d’armes tombait.

Quand l’assaut se ralentissait et que lesassiégeants se tenaient au bas des murailles, frère Bruno déposaitsa massue et prenait des quartiers de roc qu’il lançait avec unevigueur homérique.

Il y avait déjà pas mal de soudards hors decombat. Aucun Mathurin, au contraire, n’avait subi le moindreaccroc, et le petit Jeannin, qui manœuvrait sa lance à découvert,n’avait pas reçu une égratignure.

– Holà ! Péan ! Kerbehel !Hercoat ! Coëtaudon ! Corson et les autres ! criaitincessamment Méloir : à la rescousse ! à larescousse !

– Holà ! Corson, Coëtaudon, Hercoat,Kerbehel, Péan et les autres ! répondait le bon frère Bruno,venez faire connaissance avec Joséphine !

À l’exemple de tous les paladins fameux, ilavait baptisé son arme.

Joséphine, c’était sa jolie massue.

Il la maniait avec une aisance inconcevable.Tête nue, les manches retroussées, le sourire à la bouche, ilrassemblait des matériaux pour une foule d’histoires, datées del’an cinquante.

Il frappait, il parlait. Jamais vous ne vîtesd’homme si sincèrement occupé.

– Bien touché, Peau-de-Mouton, mon petit,disait-il à Jeannin ; nous ferons quelque chose de toi, c’estmoi qui te le dis ! Hé ! Mathurin, le grosMathurin ! attention à ta gauche ! Voici un routier quigrimpe comme il faut… Ma parole ! Mathurin lui a donné soncompte. À toi, Mathurin, l’autre Mathurin, Mathurin-le-Roux !On s’y perd dans ces Mathurin ! Saint Michel Archange !ce sont des figues sèches qu’ils lancent avec leurs arbalètes.Voici un carreau qui s’est aplati sur Joséphine, et Joséphine n’aseulement pas dit : Seigneur Dieu ! Hé ! ho !Conan de Lesneven ! Te souviens-tu de Jacqueline Tréfeu, quinous fit une omelette aux rognons de faon en l’an vingt-deux,l’avant-veille de la Chandeleur ?

Conan, qui montait à l’assaut, lui porta ungrand coup de sa courte épée ; frère Bruno para, saisit Conanpar les cheveux et l’attira tout près de lui.

– Hélas ! Saint Jésus ! dit-il,comme te voilà vilain et changé, mon pauvre Conan, toi qui étais sigaillard en ce temps !

– Ne me tue pas, Bruno ! murmuraConan.

– Te tuer, mon fils chéri ! non, dutout point. J’ai le cœur trop tendre ! Et quant à l’omelettede Jacqueline Tréfeu, il n’y manquait que le beurre !

Il avait déposé Joséphine, sa jolie massue, ettenait le malheureux Conan par les deux aisselles.

– Tiens ! tiens !s’écria-t-il ; voici Kervoz, et voici Merry… tous nos cherscamarades ! à toi, Merry, mon compère ! Il lui donna uncoup de Conan : Merry tomba au pied du mur, assomméaux trois quarts. Conan criait lamentablement.

– À toi, Kervoz ! reprit frère Brunoen lui assénant un autre coup de Conan, qu’il employait aulieu et place de Joséphine ; oh ! les vraisgaillards ! Et comme on est bien aise de se retrouver ensembleaprès si longtemps ! car il y a longtemps que nous ne noussommes vus, mes compères !

Il déposa Conan, qui chancela comme un hommeivre.

– Ma foi de Dieu ! s’écria-t-il,employant le juron favori des Bas-Bretons, tu chancelais tout commecela chez Jacqueline Tréfeu, mon pauvre Conan ! Mais c’étaitle vin que tu lui avais volé. Jacqueline est morte de la fièvretierce en l’an trente-cinq et sa fille est la ménagère du cornet àbouquin de Saint-Pol-de-Léon. Bien des choses à nos amis : jete donne congé en souvenir de nos honnêtes ripailles du tempsjadis.

Il le fit tourner comme une toupie et le lançadehors. Les gens de Méloir disaient :

– C’est le diable déguisé enmoine !

– Es-tu malade, Conan ? demandafrère Bruno. Pour réponse, il reçut une arquebusade dans le brasgauche. Son bras tomba le long de son flanc.

– Bien reparti, mon compagnon,s’écria-t-il, mais ce sera ta dernière réplique !

Il avait saisi de la main droite un quartierde roc qui traversa la nuit en sifflant et alla écraser la tête del’archer dans son casque.

– C’est le diable ! c’est lediable ! répétèrent les soudards épouvantés.

– En l’an vingt-neuf, dit Bruno, je fusfrappé d’un coup d’estoc par un grand coquin d’Anglais qui avaitles yeux de travers. Chacun sait bien que si on répand le sang deceux qui louchent, on devient borgne. Souviens-toi de ça, petitJeannin… et pique de ta lance ce taupin qui monte à droite. Bientravaillé, mon enfançon ! Je voulais tuer l’Anglais, mais nonpas devenir borgne. Gare à toi, Mathurin, le troisièmeMathurin !… Où en étais-je ? Ah ! je ne voulais pasdevenir borgne. Comment faire ? Et qu’aurais-tu fait, toi,petit Jeannin ?

Petit Jeannin était aux prises avec l’hommed’armes Kerbehel, qui le tenait déjà à bras-le-corps.

Bruno déchargea un coup de Joséphine sur latête de Kerbehel, qui tomba foudroyé, puis il reprit :

– Qu’aurais-tu fait, toi, petitJeannin ?

– Jarnigod ! s’écria Jeannin,croyez-vous que j’aie besoin de vous pour faire mes affaires !Ce taupin était à moi !

– Je t’en donnerai un autre, mon fils…Moi, je connaissais un puits à un quart de lieue de là. Je pris monAnglais par le cou et j’allai le noyer. Il était lourd… mais j’aigardé mes deux yeux.

– Gare ! gare ! Mathurin !le quatrième Mathurin ! interrompit-il précipitamment ;oh ! le fainéant ! il s’est laissé assommer.

Il s’élança vers l’angle de l’enceinte où l’undes paysans venait en effet d’être tué. Sept ou huit hommes d’armeset soldats avaient déjà franchi le mur.

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