La Fée des grèves

Chapitre 11Course à la fée.

Jeannin était le meilleur coureur du pays,mais la fée allait comme le vent. L’hésitation du petit coquetieravait laissé à la fée une centaine de pas d’avance. Après dixminutes de course, elle ne semblait pas avoir perdu un pouce deterrain.

Elle allait droit à la grève.

Jeannin jeta ses sabots. Il était déjà tout ensueur.

Mais il redoublait d’efforts.

– Heureusement que la mer est basse, sedisait-il ; car la fée marche sur l’eau aussi bien que sur lesable, et sur l’eau je ne pourrais pas la suivre…

– Mais pourquoi n’a-t-elle pas prisl’écuellée de gruau ? se demandait-il l’instant d’après. Legruau était bon pourtant, ce soir ! Peut-être qu’elle aimemieux la galette de froment.

Et ces méditations sérieuses ne l’empêchaientpas d’avaler la route, comme on dit, le long du Couesnon.Maintenant qu’il avait les pieds nus, Dieu sait qu’il faisait duchemin !

Le sentier qu’ils suivaient, lui et la fée,descendait à la grève et décrivait mille détours entre les haies.La lune était brillante. Chaque fois que la fée disparaissait à uncoude de la route, Jeannin, tournant le coude à son tour,l’apercevait de nouveau, légère comme une vision.

Elle ne faisait point de bruit encourant ; du moins, Jeannin n’entendait plus son pas.

Une fois, il crut la voir se retourner pourjeter un regard en arrière.

C’était tout près de la grève, sous un moulinà vent ruiné qui s’entourait de broussailles et de petites poussesde tremble au blanc feuillage.

La fée qui, sans doute, jusqu’à ce moment, nese savait pas poursuivie, sauta brusquement dans lesbroussailles.

Jeannin la perdit de vue.

Il fit le tour du moulin. Derrière le moulin,c’était la grève uniformément éclairée par la lune, et où personnene pouvait certes se cacher.

Il n’y avait point de brume. On voyait auloin, noir tous deux et distincts sur l’azur du laiteux ciel, leMont-Saint-Michel et Tombelène.

Jeannin tourna autour du moulin ruiné. Puis,sans perdre son temps à battre les broussailles, il se jeta sur leventre et colla son oreille contre le sable.

Il entendit trois choses : à l’ouest, ducôté de Saint-Jean, des pas de chevaux sonnant sur les cailloux duchemin, au nord, la voix sourde de la mer, vers l’orient, un pasléger.

Ce dernier bruit était si faible, qu’ilfallait l’oreille du petit Jeannin pour le saisir.

Il se leva radieux.

– Elle est à moi ! pensa-t-il. Et ilbondit comme un faon dans la direction du bruit léger qui étaitcelui du pas de la fée.

La fée était rentrée dans les terres au momentoù Jeannin tournait le moulin. Pour protéger une fuite, la grèveest trop découverte. La fée ne savait probablement pas à quel genred’ennemi elle avait affaire.

Elle songeait à bien d’autres qu’au petitJeannin !

Quand elle avait regardé en arrière, elleavait vu quelque chose qui se mouvait sur la route. Voilà tout. Carla lune était au couchant et prenait Jeannin à revers, tandisqu’elle éclairait en plein la fée.

La pauvre fée s’était dit :

– Celui-là est en avant parce qu’il courtplus vite, mais les autres viennent après !

Les autres, c’étaient les hommes d’armes etles soudards endormis naguères dans la grand’salle du manoir deSaint-Jean.

Elle les avait bravés dans sa témérité folle.Ils venaient la punir.

La fée ne se trompait pas de beaucoup, car, ence moment même, huit ou dix cavaliers descendaient le tertre deSaint-Jean et prenaient au galop le chemin de la grève.

Seulement, le petit Jeannin ne servait pointd’avant-garde à cette troupe de cavaliers. Il chassait pour sonpropre compte.

La fée avait jugé tout de suite qu’elle nepourrait échapper que par la ruse. Or, bon Dieu ! Depuis quandles fées ont-elles besoin de ruse ? Ne savait-elle plus, cettefée, enfourcher les rayons d’argent de la lune qui étaient samonture ordinaire ?

Ne pouvait-elle bondir en se jouant par-dessusles chênes ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessusles trembles aux feuilles de neige ?

Ou glisser, plus rapide que l’éclair, sur lagrève mouillée, franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu’àces grottes diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de lamer ?

Vraiment, ce n’est pas la peine d’être féequand il faut s’essouffler par les chemins battus, donner le changecomme un lièvre aux abois et se cacher dans lesbroussailles !

Ce raisonnement était à la portée du petitJeannin ; s’il l’eût fait, peut-être aurait-il arrêté sacourse, car c’était une vraie fée qu’il lui fallait, une féepouvant changer sa misère en opulence.

Et non point une fée de hasard, tremblant lapeur comme une fillette.

Mais il ne fit pas ce raisonnement. Il avaitconfiance.

– Elle est à moi ! avait-il dit. Ilse croyait désormais sûr de son fait. Le bruit léger que saisissaitson oreille collée contre terre était dans la direction duCouesnon. En coupant droit au Couesnon sans quitter les bords de lagrève, Jeannin s’épargnait tous les détours des sentiers quiserpentent à travers les champs. Il s’élança dans cette voienouvelle avec ardeur.

Il ne se souvenait même pas d’avoir eu peur.Il souriait.

La fée n’avait qu’à se bien garer !

Ce sont d’étranges rivières que les coursd’eau qui sillonnent les grèves. Le Couesnon surtout, laRivière de Bretagne.

Aucun fleuve ne tient son urne d’une main pluscapricieuse. Torrent aujourd’hui, humble ruisseau demain, leCouesnon étonne ses riverains eux-mêmes par la bizarre soudainetéde ses fantaisies. On aurait dû lui donner un nom féminin, carcette fantasque humeur ne sied point à un dieu barbu, à moins qu’ilne soit en puissance de naïade.

Parfois, en arrivant sur les bords duCouesnon, vous diriez un étang desséché. Ses berges, creusées à picpar le flot qui s’est retiré, semblent des murailles de marneverdâtre. Loin des rives, au milieu du lit, un étroit canalpasse ; le Couesnon y coule en bavardant sur des galets.

La veille, sous le pont pittoresque, leCouesnon grondait, blanc comme les fleuves puissants quitourmentent le limon de leur lit ; le Couesnon tonnait contreles piles du pont. Le Couesnon était fier.

Ce jour-là, il prodigua l’eau de son urne,sans souci du lendemain.

Comme ces fils de famille qui éblouissent laville avant de lui inspirer de la compassion, le Couesnon a faitdes folies.

Et le voilà aujourd’hui tout humble, toutpetit, tout réduit, encore comme un pauvre diable entre la dernièrenuit d’orgie et le premier jour d’hôpital.

Mais ce n’est rien tant qu’il reste en terreferme.

Quand il attaque la grève, le caprice dessables s’ajoute au caprice de l’eau, et c’est entre eux une luttefolle.

Le Couesnon est le plus fort. La grève luiappartient toute entière. Il y choisit sa place, aujourd’hui àdroite, demain à gauche. Ne le cherchez jamais où il était lasemaine passée.

Il coulait ici ; c’est une raison pourqu’il soit ailleurs. D’une marée à l’autre il déménage.

Ce filet d’eau qui raie la grève et qui latranche en quelque sorte comme le soc d’une charrue, c’est leCouesnon.

Il est vrai que cette grande rivière, largecomme la Loire, on la passe sans mouiller ses jarretières.

Dans ce cas-là, le Couesnon étale sur le sableune immense nappe d’eau de trois pouces d’épaisseur ; lesoleil s’y mire, éblouissant. Vous diriez une mer.

Et cette mer a ses naufrages, ses sablestremblent sous les pas du voyageur ; ils brillent, ilss’ouvrent, on s’enfonce ; ils se referment et brillent.

Elle doit être terrible, la mort qui vientainsi lentement et que chaque effort rend plus sûre, la mort quicreuse peu à peu la tombe sous les pieds même de l’agonisant, lamort dans les tangues.

Et que de trépassés dans ce largesépulcre !

Les gens de la rive disent que le deuxièmejour de novembre, le lendemain de la Toussaint, un brouillard blancse lève à la tombée de la nuit.

C’est la fête des morts.

Ce brouillard blanc est fait avec les âmes deceux qui dorment sous les tangues.

Et comme ces âmes sont innombrables, lebrouillard s’étend sur toute la baie, enveloppant dans ces plisfunèbres Tombelène et le Mont-Saint-Michel.

Au matin, des plaintes courent dans cettebrume animée ; ceux qui passent sur la riveentendent :

– Dans un an ! Dans un an !

Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vouspour l’année suivante.

On se signe. L’aube naît. La grande tombe serouvre, le brouillard a disparu.

Au moment où le petit Jeannin arrivait sur lesbords du Couesnon, la cavalcade partie du manoir de Saint-Jeans’arrêtait aussi devant la rivière. On sembla se consulter uninstant parmi les hommes d’armes, puis la troupe se sépara endeux.

L’une remonta le cours du Couesnon, du côté dePontorson, l’autre poursuivait sa route vers la grève.

Jeannin ne savait pas quel était le motif decette marche nocturne.

Il se tapit dans un buisson pour laisserpasser les cavaliers qui descendaient à la grève.

Les cavaliers passèrent. – Mais lafée ?

Le pauvre Jeannin avait perdu sa trace.

Hélas ! hélas ! les cinquante écusnantais !

Jeannin mit encore son oreille contre terre.Peine inutile. Le pas lourd des chevaux étouffait tout autrebruit.

La fée s’était-elle cachée comme lui pouréviter les soudards ?

La fée avait-elle franchi leCouesnon ?

Il ne savait. Pour comble de malheur, la luneétait sous un nuage.

On ne voyait rien en grève.

Jeannin était consterné. Il avait bien enviede pleurer. Désormais, la fée allait se défier de lui. Jamais, augrand jamais, il ne devait trouver l’occasion si belle.

Il s’assit, de guerre lasse, et mit sa têteentre ses mains.

Comme il était ainsi, quelque chose frôla sescheveux. Il se leva en sursaut et poussa un cri.

Un autre cri faible lui répondit.

C’était la fée qui sautait dans le courant duCouesnon.

Elle ne savait donc plus courir sur l’eau sansmouiller la pointe de ses pieds, la fée ?

Jeannin n’eut garde de se faire à lui-mêmecette indiscrète question.

Il reprit sa course.

La fée avait déjà gravi l’autre rive.

Bonté du Ciel ! ce qui avait frôlé lescheveux du petit Jeannin, c’était le voile de la fée. S’il avait eul’esprit seulement d’avancer le bras !

De l’autre côté du Couesnon, il fallaitdécidément entrer en grève ou prendre le chemin des bourgs normandsqui avoisinent la côte. Ce chemin tourne le dos auMont-Saint-Michel ; et, d’après la première direction suivie,Jeannin pensait bien que la fée allait vers leMont-Saint-Michel.

Il n’y eut pas longtemps à douter. La fée,après avoir jeté encore un regard derrière elle, fit un brusquedétour et se lança dans les sables à pleine course.

Les sables ! c’était l’élément deJeannin. Il serra la corde qui lui servait de ceinture, et se remità jouer des jambes.

La lune sortait des nuages. La grèves’illuminait. On pouvait voir la cavalcade du manoir de Saint-Jeanqui allait ça et là au hasard, sur les tangues, tantôt s’éloignant,tantôt se rapprochant du Couesnon. Jeannin et celle qu’ilpoursuivait étaient déjà trop loin pour qu’il y eût pour eux granddanger d’être aperçus.

Ils couraient maintenant, à cinquante pas l’unde l’autre, sur un terrain uni comme une glace.

Et il n’y avait pas à dire, le petit Jeanningagnait à vue d’œil.

Le pas de la fée était toujours léger etrapide, mais Jeannin, qui la dévorait des yeux, croyait découvrirdéjà quelques symptômes de fatigue. Son courage en devenait double,et il se disait encore :

– Elle est à moi ! elle est àmoi ! Il ne savait pas que les fées sont généralement d’unnaturel assez moqueur. Simon Le Priol, qui était très fort sur lesfées, aurait pu lui dire cela. Les fées se laissent approcher parle pauvre garçon qui les poursuit : elles l’encouragent parune fatigue feinte : elles l’amorcent : quand il va selasser, elles trouvent moyen de le piquer au jeu.

Tant qu’il a un souffle, il court.

Puis, au moment où il croit saisir la fée, lafée s’envole en riant.

Et il tombe à plat ventre, suant etgeignant.

Bien heureux si le lutin mignon ne l’a pasattiré dans quelque trou !

C’était un ignorant que ce petit Jeannin.

Prendre une fée à la course ; prendre lalune avec ses dents ! On surprend les fées, on ne les prendpas. Voilà ce que tout le monde sait bien.

Si le père Le Priol avait entendu le petitcoquetier répéter en courant : Elle est à moi ! elle està moi ! il aurait ri comme un bossu.

Pourquoi le chevalier breton de la légendeavait-il réussi ? C’est qu’il avait saisi la fée au moment oùelle se baissait pour ramasser les friandises achetées chez lemarchand d’épices de la ville de Dol…

Tout cela est évident. Mais le petit Jeanningagnait du terrain.

Il n’y avait plus guère entre lui et la féequ’une trentaine de pas.

Le vent vint plus frais à son front.

– La mer monte, se dit-il. Et d’un regardconnaisseur, il interrogea la grève. Il se vit à moitié route duMont, dans la ligne de Pontorson. Tout en courant, il arrangeait unstratagème que lui suggérait sa parfaite connaissance des grèves etdes marées. Les tangues sont plates, mais il y a des canaux dont lapente est presque imperceptible à l’œil et où la mer monte bienlongtemps avant de couvrir les sables. Le petit Jeannin étudia leterrain pendant quelques secondes. Puis il changea brusquement dedirection. Vous eussiez dit qu’il cessait de poursuivre la fée.Tandis que celle-ci courait au nord, sur le Mont que l’on voyaitcomme en plein jour, Jeannin prenait à l’est, sans ralentir son pasle moins du monde. C’est ici que Simon Le Priol, les quatreMathurin et les quatre Gothon auraient ri de bon cœur.

Tout à coup la fée s’arrêta devant une marequ’elle n’avait pas soupçonnée.

Puis, elle voulut en faire le tour et setrouva naturellement en face de Jeannin qui l’attendait de l’autrecôté.

Elle rabaissa son voile sur son visage.

– Que voulez-vous de moi ? dit-elled’une voix qui tremblait un peu. Le cœur de Jeannin battait,battait !

Il répondit pourtant résolument, dans toute lanaïveté de sa foi superstitieuse.

– Bonne fée, pardonnez-moi ! Je veuxcinquante écus nantais pour me marier avec Simonnette.

Et afin que la bonne fée ne lui jouât pas demauvais tour (en ceci les quatre Mathurin et les quatre Gothonl’auraient hautement approuvé, ainsi que Simon Le Priol), il saisitla fée, tout en lui témoignant le plus grand respect, et la serraferme.

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