Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 16

 

Dès le matin, Nelly fut levée de bonneheure : après s’être acquittée d’abord des soins du ménage,après avoir tout apprêté pour le maître d’école, bien assurémentcontre le désir de cet excellent homme, car il eût voulu luiépargner cette peine, elle détacha d’un clou enfoncé près de lacheminée un petit trousseau de clefs que le vieux bachelier luiavait solennellement remis la veille, et elle sortit seule pouraller visiter l’église.

Le ciel était serein et brillant, l’airtransparent, parfumé de la fraîche senteur des feuilles récemmenttombées, et vivifiant pour les sens. Le cours d’eau voisinétincelait et coulait avec un murmure mélodieux ; la roséescintillait sur les tertres verts, comme des larmes versées sur lesmorts par les esprits bienfaisants.

Quelques jeunes enfants, aux figuresépanouies, jouaient à cache-cache parmi les tombes. Ils avaientavec eux un petit poupon qu’ils avaient posé tout endormi sur lasépulture d’un enfant dans un lit de feuilles sèches. Cettesépulture était toute récente ; peut-être en ce lieu gisaitune petite créature qui, douce et patiente dans sa maladie, s’étaitsouvent mise là sur son séant pour regarder ces heureux joueurs,avant de se reposer tout à fait à la même place.

Nelly s’arrêta près de la troupe mutine etdemanda à l’un des enfants :

« De qui est-ce là le tombeau ?

– Ce n’est pas un tombeau, réponditcelui-ci ; c’est un jardin… le jardin de mon frère. Il estplus vert que les autres jardins, et les oiseaux l’aiment bien,parce que mon frère avait l’habitude de donner à manger auxoiseaux. »

Tout en parlant, l’enfant considérait Nellyavec un sourire. Il s’agenouilla, s’étendit un moment en appuyantsa joue contre le gazon, puis se releva et s’enfuit gaiement enquelques bonds rapides.

Nelly dépassa l’église, dont elle contempla latour gothique, franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétradans le village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille,prenait l’air devant la porte de sa chaumière et il souhaita lebonjour à Nelly.

« Allez-vous mieux ? dit Nellys’arrêtant pour causer avec lui.

– Oui, certainement, répondit le vieillard. Jevous remercie beaucoup ; infiniment mieux.

– Avant peu, vous serez tout à fait bien.

– Avec la permission de Dieu et un peu depatience. Mais entrez, entrez. »

Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.

« Prenez garde ; il y a, dit-il, unpas à descendre. »

Ayant lui-même descendu ce pas, non sans unegrande difficulté, il introduisit Nelly dans sa modestehabitation.

« Vous voyez, dit-il, il n’y a qu’unechambre. Il y en a bien une autre là-haut, mais depuis quelquesannées elle ne me sert pas, parce que l’escalier est devenu troprude à monter. Toutefois, je pense bien que je la reprendrai l’étéprochain. »

Nelly s’étonna qu’une tête grise comme cethomme, surtout exerçant une pareille profession, pût parler aussi àl’aise du temps à venir. Il s’aperçut que son regard se promenaitsur les outils accrochés le long de la muraille, et il sourit.

« Je parie, dit-il, savoir ce que vouspensez.

– Eh bien ?

– Vous pensez que je me sers de tous cesoutils pour creuser les tombes.

– En effet, je m’étonnais de ce que vous aviezbesoin d’en employer tant.

– Et vous aviez bien raison. C’est que,voyez-vous, je suis jardinier. Je bêche le terrain pour y planterdes choses destinées à vivre et à croître. Il ne faut pas croireque mes œuvres doivent toutes moisir et pourrir en terre.Voyez-vous au milieu cette bêche ?

– Qui est si vieille, si ébréchée, siusée ?… Oui.

– C’est la bêche du fossoyeur, et vous voyezqu’elle a du service. On se porte bien dans ce pays-ci, etcependant elle a fait joliment du travail. Si elle pouvait parler,cette bêche, elle vous parlerait de plus d’une besogne inattenduequ’elle et moi nous avons accomplie ensemble ; mais j’oublietout à présent, je n’ai plus qu’une pauvre mémoire. Ce n’est pasbien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avecempressement ; cela a toujours été et sera toujours.

– Voilà des fleurs et des arbustes pourtémoigner de votre autre besogne, dit l’enfant.

– Oh ! oui, et aussi de grands arbres… Etceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vouspourriez le croire.

– Non !…

– Non, c’est-à-dire dans mon esprit, dans monsouvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire ; car ils me disentque j’ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L’arbrereste pour me rappeler que l’homme est mort. Quand je contemple sonombre large, et me souviens de ce qu’était cet arbre au temps decet homme, cela me remet juste à la pensée l’âge de mon autrebesogne, et alors je puis vous préciser l’époque où je creusai satombe.

– Mais il y en a qui peuvent vous fairesouvenir aussi de quelqu’un de vivant ?

– De vingt morts pour un vivant, tant femmesque maris, pères et mères, frères, sœurs, enfants, amis, oh !oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche dufossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m’en faudra uneneuve l’été prochain. »

L’enfant le regarda vivement ; elles’imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et sesinfirmités ; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement desa surprise parlait très-sérieusement.

« Ah ! dit-il après un courtsilence, les hommes n’apprennent rien… Non, ils n’apprennent rien.Il n’y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien nepousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses ; je dis,comme il faut y penser… Vous avez été à l’église ?

– J’y vais en ce moment, répondit Nell.

– Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits,juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durantquarante ans, vous n’avez qu’à laisser glisser le seau jusqu’à ceque le premier nœud de la corde soit dégagé du treuil, et alorsvous l’entendez clapoter dans l’eau froide et sombre. Peu à peul’eau se retire ; de sorte qu’au bout de dix ans il fautplonger jusqu’au second nœud, dérouler beaucoup plus de corde,sinon le seau se balance tendu et vide. Dix ans après, l’eau s’estretirée encore ; cela va jusqu’au troisième nœud. Dix ans deplus, et le puits s’est desséché ; et alors si vous descendezle seau jusqu’à ce que vos bras soient épuisés de fatigue et quevous ayez employé à peu près toute la corde, vous entendrez sur lesol au-dessous un cliquetis et un bruissement soudain, un son quivous paraîtra si prolongé et si lointain, qu’il vous fera manquerle cœur, et que vous serez entraînée en avant comme si vous allieztomber dans le puits.

– Quel endroit terrible pour y aller lanuit !… s’écria l’enfant qui avait suivi si attentivement lesregards et les paroles au fossoyeur, qu’elle se croyait au bord del’abîme.

– Qu’est-ce que ce puits ? Untombeau !… reprit-il. Quoi de plus ? Tous nos vieillardsle savent, et cependant lequel d’entre eux y songe, quand leurprintemps s’est évanoui, quand la force leur manque, quand leur vieva déclinant ? pas un seul !

– N’êtes-vous pas très-âgé vous-même ?demanda involontairement l’enfant.

– J’aurai soixante-dix-neuf ans l’étéprochain.

– Vous travaillez encore, quand vous êtesmieux portant ?

– Travailler ! certainement. Vous verrezprès d’ici mes jardins. C’est moi qui ai arrangé, disposé en entierde mes mains tout le terrain. L’année prochaine, ce sera à peine sije pourrai apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenuépais. Et puis j’ai ma besogne d’hiver aussi, le soir. »

En parlant ainsi, il ouvrit un buffet prèsduquel il était assis et il en tira quelques petites boîtes devieux bois grossièrement sculptées.

« Des gentilshommes qui sont épris destemps anciens et de ce qui s’y rattache, dit-il, achètentvolontiers ces échantillons de notre église et de nos ruines.Parfois je confectionne ces boîtes avec des débris de chêne que jetrouve çà et là, parfois avec des restes de cercueils que lesvoûtes ont préservés longtemps de la destruction. Voyez ceci ;c’est un petit coffret de cette dernière matière, il est garni auxarêtes de fragments de plaques de cuivre sur lesquelles ont étégravées autrefois des inscriptions funèbres qu’on lirait biendifficilement aujourd’hui. À cette époque de l’année, je n’ai paspour le moment beaucoup de ce bois, mais j’en aurai abondammentl’été prochain. »

L’enfant lui fit compliment de ces jolisouvrages ; puis bientôt après elle s’éloigna. Tout enmarchant, elle pensait combien il était étrange que ce vieillardqui tirait une triste morale de ses travaux et de tous les objetsdont il était entouré, ne s’en fut jamais fait l’application àlui-même ; et que, tout en s’appesantissant sur l’incertitudede la vie humaine, il semblât, dans ses paroles comme dans sesactions, se croire immortel. Mais ses réflexions ne s’arrêtèrentpas sur ce sujet ; car elle avait assez de raison pourcomprendre que dans les desseins de bonté et de charité de laProvidence la nature humaine doit être ainsi, et que le vieuxfossoyeur, avec ses plans pour l’été suivant, n’était que le typede l’humanité tout entière.

Ce fut au sein de ces méditations qu’elleatteignit l’église. Il lui fut facile de trouver la clef quiouvrait la porte extérieure, car à chacune des clefs était attachéeune étiquette de parchemin jauni. Le cliquetis de la serrureéveilla un bruit sourd ; et quand Nelly entra dans l’églised’un pas chancelant, l’écho qui y retentit la fit tressaillir.

Tout ce qui se produit dans notre vie, soit enbien, soit en mal, nous frappe par le contraste. Si le calme d’unsimple village avait ému l’enfant d’autant plus vivement qu’elleavait été obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids dela fatigue et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne futpas son impression lorsqu’elle se trouva seule au milieu de cemonument solennel ! La lumière même, en passant par lesfenêtres surbaissées, semblait vieille et grise ; l’air,pénétré de miasmes de terre et de moisissure, était comme chargéd’un principe de mort dont le temps avait dégagé les parties lesplus impures, et il soupirait à travers les arcades, les nefs etles faisceaux de piliers, comme le souffle des sièclesécoulés ! Le pavé était tout brisé, tout usé par les pieds desfidèles, comme si le Temps, venant à la suite des pèlerins, avaiteffacé leurs traces pour ne laisser que des dalles qui s’enallaient en miettes. Les poutres étaient rompues, les arcadesaffaissées ; les murailles sapées tombaient enpoussière ; la terre avait perdu son niveau ; sur lestombes fastueuses, pas une épitaphe n’était restée : toutenfin, marbre, pierre, fer, bois et poussière, n’était plus qu’unmonument de ruine commune. Les œuvres les plus belles comme lesplus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plusmagnifiques comme les moins imposantes, les œuvres du ciel aussibien que celles de l’homme, avaient toutes subi le même sort etprésentaient le même aspect.

Une partie de l’édifice avait servi dechapelle baronniale ; on y voyait les images des guerrierscouchés sur leurs lits de pierre, les mains jointes, les jambescroisées. Ces chevaliers qui avaient combattu en Palestine, étaientencore ceints de leur épée et couverts de leur armure comme de leurvivant. Les armes de quelques-uns, leur casque, leur cotte demailles étaient suspendus près d’eux, à la muraille, à des crochetsrouillés. Tout brisés et mutilés qu’étaient ces débris, ilsconservaient encore leur ancienne forme et une partie de leurantique splendeur.

Ainsi les traces de la violence survivent àl’homme sur la terre, et les vestiges de la guerre et du carnage semêlent aux emblèmes funéraires, longtemps après que ceux quirépandirent la désolation sont devenus des atomes de poussière.

L’enfant s’assit dans ce lieu vénérable etsilencieux, parmi les figures roides et immobiles des tombes qui,pour Kelly, donnaient à ce côté de l’église encore plus detranquillité et de majesté ; promenant autour d’elle desregards pleins d’un respect craintif mélangé d’un plaisir calme,elle se trouva heureuse : elle sentit qu’elle jouissait durepos. Elle prit une Bible sur un banc et se mit à lire ;puis, posant le livre, elle s’abandonna à la pensée des joursd’été, du brillant printemps qui reviendrait ; des rayons desoleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie ;des feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient surle pavé leur ombre lumineuse ; des chants d’oiseaux ; desboutons et des fleurs s’épanouissant autour des portes ; de ladouce brise qui se jouerait dans l’espace et ferait flotter lesbannières déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idéesde mort ! Quand on mourrait, il resterait toujours lemême ; ces objets, ces sons se présenteraient avec le mêmecharme ; il n’y avait rien de pénible à penser qu’on dormiraitau milieu d’eux.

Nelly quitta la chapelle, lentement et seretournant souvent pour regarder en arrière. Elle arriva à uneporte basse qui donnait sur la tour, l’ouvrit, gravit dans l’ombrel’escalier tournant ; parfois seulement elle apercevait, parle demi-jour d’étroites meurtrières, les degrés qu’elle venait dequitter, ou entrevoyait le reflet métallique des cloches chargéesde poussière. Enfin, elle termina son ascension et atteignit lesommet de la tour.

Oh ! quelle explosion éclatante etsoudaine de lumière ! La fraîcheur des plaines et des bois quis’étendaient au loin de tous côtés, jusqu’à la limite azurée del’horizon ; les troupeaux qui paissaient dans lespâturages ; la fumée qui, s’élevant par-dessus les arbres,semblait sortir de la terre ; les enfants qui près de l’églisese livraient à leurs joyeux ébats ; tout était beau, toutétait heureux ! C’était comme une transition de la mort à lavie, comme un vol vers le ciel.

Les écoliers passèrent au moment où Nellyarrivait au porche et refermait la porte de l’église. En longeantl’école, elle put entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-làseulement, son ami avait commencé ses classes. Le bruitaugmenta ; Kelly se retourna et vit les enfants sortir entroupe et se disperser avec des cris joyeux et des gambades.« Je suis bien contente, pensa-t-elle, qu’ils passent devantl’église. » Et elle eut la fantaisie de s’arrêter pour voirquel effet produisait ce bruit, et comme l’écho en serait agréableen venant expirer dans ses oreilles.

Ce même jour, par deux fois encore, Nellyvisita la vieille chapelle, lut à la même place le même livre, etse laissa aller au même cours de pensées tranquilles. Lorsque lecrépuscule du soir fut tombé, quand les ombres de la nuit quidescendait rendirent l’édifice plus grave et plus sévère encore,Nelly resta comme rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer às’éloigner.

Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrentenfin en ce lieu et la ramenèrent à la maison. Elle était pâle,mais paraissait heureuse jusqu’au moment où, avant de se séparer,on échangea le bonsoir. Alors, comme le pauvre maître d’école sepenchait pour baiser la joue de Nelly, il crut sentir une larmetomber sur son visage.

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