Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 30

 

Ignorant les faits que nous avons exposésfidèlement dans le chapitre qui précède, et ne se doutant pas lemoins du monde de la mine qui s’était creusée sous ses pieds, carpour éviter tout soupçon de sa part on avait, dans toutes lesdémarches, gardé le plus profond secret, M. Quilp demeuraitenfermé dans son ermitage, et jouissait doucement et en toutesécurité du résultat de ses machinations. Absorbé par des chiffreset des comptes, occupation que favorisaient le silence et lasolitude de sa retraite, il y avait deux jours entiers qu’iln’était pas sorti de sa tanière. Le troisième jour le trouva plusappliqué que jamais au travail et peu disposé à mettre le pieddehors.

C’était le lendemain même des aveux deM. Brass, et par conséquent le jour où M. Quilp devait sevoir menacé dans sa liberté, et brusquement informé de certainsfaits assez désagréables auxquels il ne s’attendait guère. Mais,comme il n’avait aucun pressentiment du nuage suspendu au-dessus desa maison, il était dans son état habituel de gaieté ; etquand il trouvait qu’il avait fait assez de besogne, au point devue de sa santé et de sa belle humeur qu’il fallait ménager, ilvariait ses occupations monotones par un petit cri, ou par unhurlement, ou par tout autre délassement innocent de mêmenature.

Il était servi, selon l’ordinaire, par TomScott, accroupi auprès du feu comme un crapaud, et saisissant lemoment où son maître avait le dos tourné pour imiter ses grimacesavec une affreuse exactitude. La grosse tête de bois n’avait pasencore disparu ; elle figurait toujours à son ancienne place.Horriblement brûlée à force d’avoir reçu des coups de tisonniertout rouge, ornée en outre d’un énorme clou que le nain lui avaitenfoncé dans le nez, elle souriait cependant encore avec ceux deses traits qui étaient le moins lacérés, et semblait, comme unhardi martyr, défier son bourreau et provoquer ses nouveauxoutrages.

Dans les quartiers les plus élevés et les plusbeaux de la ville, le jour était humide, sombre, froid ettriste : mais dans cet endroit bas et marécageux, lebrouillard étendait sur tous les coins et recoins un voile épaisd’obscurité. On n’y voyait point à deux pas de distance. Leslumières et les feux de signaux allumés sur le fleuve étaientimpuissants à vaincre ces ténèbres ; et s’était le froid vifet pénétrant qui régnait dans l’air, n’était le cri d’alarme dequelque batelier effaré qui se reposait sur ses rames en essayantde s’orienter, on eût pu croire que le fleuve lui-même était àquelques milles de là.

Quoique le brouillard tombât lentement, ilétait très-incommode. Il perçait les fourrures et les vêtements lesplus épais. Il semblait pénétrer les passants grelottants jusquedans la moelle des os, pour les torturer de froid et de souffrance.Tout était humide et gluant. La flamme ardente pouvait seule lebraver de ses joyeuses étincelles. C’était un jour à rester chezsoi, accroupis autour du foyer, en se racontant mutuellementl’histoire des voyageurs qui, par un temps semblable, se sontégarés dans les bruyères et les marécages, et à savourer plus quejamais les délices d’un âtre brûlant.

On sait que le goût favori du nain étaitd’avoir son coin du feu à lui tout seul, et, s’il se sentaitd’humeur à se régaler, de s’empiffrer aussi tout seul. Plussensible que jamais, ce jour-là, au plaisir de s’établirconfortablement dans son intérieur, il ordonna à Tom Scott debourrer de charbon le petit poêle, et renvoyant le travail à unautre jour, il se détermina à se donner du bon temps.

À cette fin, il alluma des chandelles neuveset amoncela le combustible sur son feu. Puis, ayant dîné avec unbifteck qu’il fit rôtir lui-même, sans plus d’apprêt que lessauvages et les cannibales, il se prépara un grand bol de punchbrûlant, alluma sa pipe et s’assit pour passer agréablement sasoirée.

En ce moment, un coup frappé timidement à laporte de la cabine attira son attention. Il attendit que le coupeût été répété deux ou trois fois ; alors il ouvrit doucementsa petite fenêtre, et y passant la tête, demanda :

« Qui est là ?

– Ce n’est que moi, Quilp, répondit une voixde femme.

– Ce n’est que vous !… cria le nainallongeant le cou afin de mieux apercevoir son visiteur. Qui vousamène ici, coquine ? Osez-vous bien approcher du manoir del’ogre ?

– Je suis venue vous apporter des nouvelles,répondit mistress Quilp. Ne vous fâchez pas contre moi.

– Sont-ce de bonnes nouvelles, d’agréablesnouvelles, des nouvelles à bondir de joie et à faire claquer sesdoigts ? La chère vieille dame serait-elle morte ?

– J’ignore quelles sont ces nouvelles, et sielles sont bonnes ou mauvaises.

– Alors la vieille dame est encore vivante, etil ne s’agit pas d’elle. Retournez au logis, petit hibou, retournezau logis.

– Je vous apporte une lettre, dit la doucepetite femme.

– Jetez-la par la croisée et passez votrechemin, cria Quilp ; sinon, je sors, et si je vousattrape…

– Je vous en prie, Quilp, écoutez-moi, dit lajeune femme d’un ton humble et les larmes aux yeux. Je vous enprie !

– Parlez donc ! grogna le nain avec unegrimace malicieuse Faites vite surtout. Allons,parlerez-vous ?

– Cette lettre, dit mistress Quilp tremblante,a été apportée dans l’après-midi à la maison, par uncommissionnaire qui a dit ne pas savoir de quelle part elle venait,mais qu’on lui avait enjoint de nous la laisser avec forcerecommandations de vous la porter tout de suite, vu qu’elle étaitde la plus haute importance. Mais, ajouta-t-elle comme son mariétendait la main pour saisir la lettre, veuillez me laisser entrerchez vous. Vous ne savez pas comme je suis mouillée et gelée, carje me suis égarée bien des fois avant d’arriver jusqu’ici à traverscet épais brouillard. Laissez-moi me sécher cinq minutes à votrefeu. Je partirai aussitôt que vous me l’ordonnerez, Quilp, je vousle promets. »

L’aimable époux eut un momentd’hésitation ; mais pensant en lui-même que mistress Quilppourrait emporter la réponse, s’il en avait une à faire, il fermala croisée, ouvrit la porte et invita rudement sa femme à entrer.Celle-ci obéit avec empressement et s’agenouilla devant le feu pourse réchauffer les mains, après avoir remis au nain un petitpaquet.

« Que je suis donc content de vous voirmouillée comme ça, dit Quilp en lui arrachant la lettre des mainset dirigeant sur sa femme des yeux louches ; quel plaisir devous voir gelée ! Quel bonheur que vous vous soyez perdue enroute ! C’est une vraie jouissance de voir comme vos yeux sontrouges à force de pleurer, et je me sens dilater le cœur de voirvotre petit nez violet de froid comme une pomme de terre.

– Quilp !… s’écria la jeune femme ensanglotant, que vous êtes cruel !…

– Eh bien ! elle croyait donc que j’étaismort ! dit le nain plissant son visage en une foule degrimaces plus extraordinaires les unes que les autres. Elle croyaitdonc qu’elle allait avoir tout mon argent pour se remarier àquelque galant de son goût ? Ah ! ah ! ah !elle croyait ça ! »

Ces reproches ne furent suivis d’aucuneréponse de la pauvre petite femme. Elle restait agenouillée,chauffant ses mains en pleurant, ce qui charmait M. Quilp.Mais, tandis qu’il la contemplait, tout épanoui de joie, il vint àremarquer que Tom Scott paraissait aussi s’amuser beaucoup de soncôté. Comme il ne se souciait pas d’associer à son plaisir ceprésomptueux compagnon, le nain se lança sur lui, le saisit aucollet, le traîna jusqu’à la porte et, après une courte lutte,l’envoya d’un coup de pied dans la cour. En retour de cette marqued’attention, Tom se planta immédiatement sur ses mains et courutainsi jusqu’à la croisée ; là, si l’on peut admettre cetteexpression, il regarda avec ses souliers par la fenêtre :tambourinant avec ses pieds comme une benshée[5], du haut en bas des vitres.Naturellement, M. Quilp ne perdit pas de temps pour recourir àl’inévitable tisonnier. Il s’avança doucement en faisant desdétours et se mettant en embuscade ; puis soudain, avec sabarre de fer, il envoya à son jeune ami un ou deux compliments sipeu équivoques, que Tom Scott se sauva précipitamment, laissant sonmaître tranquille possesseur du champ de bataille.

« C’est bien ! dit froidement lenain. À présent que cette petite affaire est heureusement terminée,je vais lire ma lettre. Hum ! murmura-t-il en y jetant lesyeux, je connais cette écriture. C’est de la belleSarah !… »

Il ouvrit la lettre et lut les lignessuivantes, écrites en une ronde légale magnifique :

« Sammy s’est laissé retourner et arévélé le secret. Tout est connu. Vous n’avez rien de mieux à faireque de vous sauver, car on vous cherche déjà pour vous arrêter. Ilssont restés tranquilles jusqu’à cette heure, parce qu’ils espèrentvous surprendre. Ne perdez pas de temps. J’en ai fait autant de moncôté. Je les défie bien de me trouver. Si j’étais à votre place, jene me laisserais pas prendre non plus. S. B., ci-devant àB. M. »

Il ne faudrait rien moins qu’une languenouvelle pour décrire les divers changements que subit laphysionomie de Quilp, en relisant cette lettre une demi-douzaine defois : jamais on n’a rien écrit, rien lu, rien dit qui fûtd’un effet plus énergique. Pendant longtemps, le nain resta sansprononcer une seule parole ; mais après un intervalleconsidérable qui tint mistress Quilp paralysée de terreur sous lesregards que lui lançait son mari, celui-ci murmura avec un effortinouï :

« Si je le tenais ici ! Ah ! sije le tenais seulement ici !…

– Quilp, dit-elle, qu’y a-t-il donc ?Contre qui êtes-vous en colère ?

– Je le noierais ! dit le nain sanss’occuper d’elle. C’est une mort trop facile, trop prompte, tropdouce, mais la rivière coule à deux pas d’ici. Oh ! si je letenais ! Tout juste pour le mener jusqu’au bord en l’amadouantet causant avec amitié, en le prenant par la boutonnière, enplaisantant avec lui ; puis le pousser tout à coup etl’envoyer patauger dans l’eau ! On dit que les gens qui senoient reviennent trois fois à la surface. Ah ! le voir cestrois fois et me moquer de lui, quand sa figure reviendrait commeun bouchon de ligne à pêcher, oh ! quel magnifiquerégal !…

– Quilp, balbutia la jeune femme, qui sehasarda en même temps à lui toucher l’épaule, qu’est-il donc arrivéde fâcheux ? »

Elle éprouvait une telle épouvante du plaisiravec lequel Quilp peignait les tortures qu’il eût voulu infliger auprocureur, qu’à peine pouvait-elle parler d’une manièreintelligible.

« Ce misérable chien qui n’a pas de sangdans les veines ! dit Quilp en se frottant lentement les mainset les serrant étroitement, je comptais sur sa couardise et saservilité pour nous garantir son silence. Oh ! Brass, Brass,mon cher ami, mon bon ami, mon ami dévoué, fidèle et complimenteur,si je vous tenais seulement ici !… »

Mistress Quilp, qui s’était un peu retirée àl’écart pour n’avoir pas l’air d’écouter ces apartés, essaya denouveau de reprendre courage et de s’approcher de lui. Elle ouvraitla bouche quand le nain s’élança vers la porte et appela Tom Scottqui, n’ayant pas oublié sa dernière petite leçon, jugea prudent deparaître sans retard.

« Ici ! dit Quilp l’attirant dans lachambre. Reconduisez-la à la maison. Ne revenez pas ici demain, carmon comptoir sera fermé, ne revenez plus jusqu’à ce que vous ayezeu de mes nouvelles ou que vous m’ayez vu. Vouscomprenez ? »

Tom inclina la tête d’un air boudeur et invitamistress Quilp à partir.

« Quant à vous, dit le nain s’adressantdirectement à sa femme, ne faites aucune question sur moi ;pas de recherche pour me retrouver ; rien enfin qui meconcerne. Je ne serai pas mort, madame, si cela peut vous consoler.Tom aura soin de vous.

– Mais, Quilp, qu’y a-t-il donc ?…Qu’est-ce que vous projetez de faire ?… Dites-moi quelquechose de plus !…

– Si vous ne partez pas immédiatement, s’écriale nain en la saisissant par le bras, je dirai et ferai des chosesqu’il vaut mieux pour vous que je ne dise ni ne fasse.

– Qu’est-il arrivé ?… demanda instammentsa femme. Oh ! dites-le-moi.

– Oui-da !… cria le nain. Non pas. Vousêtes bien curieuse. Je vous ai dit ce que vous avez à faire.Malheur à vous si vous y manquez, ou si vous me désobéissez, del’épaisseur d’un cheveu seulement ! Voulez-vouspartir ?…

– Je pars, je pars tout de suite… Mais, ajoutala jeune femme en tremblant, répondez d’abord à une question, uneseule. Cette lettre a-t-elle quelque rapport avec ma chère petiteNell ? Il faut que je vous fasse cette question, je le doisabsolument, Quilp. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’en acoûté de jours et de nuits de chagrin pour avoir trompé cetteenfant. J’ignore au juste de quel mal j’ai pu être la cause :mais qu’il soit grand ou petit, je ne l’ai fait que pour vous,Quilp. Ma conscience me le reproche. Répondez-moi là-dessusseulement, je vous en prie. »

Le nain exaspéré ne répondit rien ; maisil se retourna et chercha avec tant de violence son armehabituelle, que Tom Scott, mesurant le danger, crut devoirentraîner mistress Quilp de vive force et le plus vite possible. Ilétait temps : Quilp en effet, presque fou de rage, lespoursuivit jusqu’à la ruelle voisine, et il eût prolongé cettechasse, n’était le sombre brouillard qui les déroba bientôt à savue, car de moment en moment il semblait devenir plus épais.

« Voilà une bonne nuit pour voyagerincognito, dit Quilp comme il s’en revenait lentement, toutessoufflé de sa course. Halte-là. Prenons garde. Nous ne sommes pasen sûreté ici. »

Grâce à sa force incroyable, il ferma les deuxvieux battants de porte qui étaient profondément enfoncés dans laboue et les étaya avec de lourdes poutres. Cela fait, il secoua sescheveux collés sur ses yeux qu’il écarquilla pour mieux voir.

« La balustrade qui sépare mondébarcadère de la propriété voisine peut être aisément franchie,dit le nain après avoir pris ces précautions. Il y a ensuite uneruelle reculée. Ce sera par là que je passerai. Il faut un hommequi connaisse joliment son chemin pour le trouver la nuit dans cecharmant endroit. Je ne crois pas que j’aie à craindre de visiteurspar ce temps-là. »

Réduit à la nécessité de se diriger à tâtons,tant l’obscurité et le brouillard s’étaient accrus, il revint à sonrepaire. Là, il resta quelque temps à rêver auprès du feu, puis ildisposa tout pour un prompt départ.

Tandis qu’il réunissait quelques objets depremière nécessité et les fourrait dans ses poches, il ne cessaitde se redire à voix basse, entre ses dents, ce qu’il avait dit enachevant la lecture de la lettre de miss Brass :

« Ô Sampson, bonne et dignecréature ! Si je pouvais seulement vous étreindre ! Si jepouvais seulement vous serrer dans mes bras et vous presser lescôtes ! Oh ! comme je les presserais si je vous tenais làbien contre moi ! quelle étroite union entre nous !Sampson, si jamais nous nous rencontrons, vous n’oublierez de votrevie l’accueil que je vous destine, je vous en réponds. Choisirexprès le moment où tout allait si bien pour me trahir par purebonté d’âme, par un remords de charité. Oh ! si nous noustrouvions jamais face à face dans cette chambre, maître cafard,avec ton visage jaune comme un coing, il y en a un de nous deux quipasserait un mauvais quart d’heure ! »

Ici il s’arrêta ; et portant à ses lèvresle bol de punch, il en absorba longuement une bonne lippée, commesi ce n’était pour son gosier brûlant que de l’eau fraîche, unsimple rafraîchissement. Ensuite il le posa brusquement, reprit sespréparatifs et recommença son soliloque.

« Sally !… dit-il les yeuxflamboyants, à la bonne heure ! Voilà une crâne femme qui a ducœur, de l’énergie, des idées !… Elle était donc endormie oupétrifiée, qu’elle ne l’a pas poignardé ou empoisonné pour plus desûreté ; elle aurait dû prévoir ce qui allait arriver.Pourquoi m’avertit-elle quand il est trop tard ? Lorsqu’ilétait assis dans cette chambre, là, là, avec sa face blême, sescheveux rouges, son sourire dégoûtant, pourquoi n’ai-je pas sudeviner ce qui se passait dans son âme ? Si j’avais connu sonsecret, je le lui aurais noyé dans le cœur… Ou bien, il aurait doncfallu qu’il n’y eût plus au monde de drogues pour endormir unhomme, ou de feu pour le brûler ! »

Il but encore un coup, et, se penchant vers lefeu avec un air féroce, il marmotta entre ses dents :

« Et tout cela, comme tant d’autresennuis que j’ai éprouvés dans ces derniers temps, c’est ce vieuxradoteur avec sa chère enfant qui en sont cause, deux misérablesvagabonds sans feu ni lieu ! Patience ! je serai encoreleur mauvais génie. Et vous, doucereux Kit, honnête Kit, vertueux,innocent Kit, prenez garde à vous. Quand je hais, je mords. Je voushais et pour bonne raison, mon digne garçon ; et voustriomphez ce soir, mais j’aurai mon tour, n’ayez pas peur.Qu’est-ce que c’est que ça ?… »

On frappait à la porte que le nain venait defermer. On frappait très-fort. Puis il y eut un temps d’arrêt,comme si ceux qui frappaient s’étaient interrompus pour écouter.Ensuite le bruit recommença, plus violent et plus obstiné quejamais.

« Si tôt !… dit le nain ; ilssont donc bien pressés !… Je crains fort que vous n’ayezcompté sans votre hôte, messieurs. Il est heureux que tous mespréparatifs soient achevés. Sally, je vous rendsgrâces ! »

Tout en parlant il éteignit sa chandelle. Dansses efforts impétueux pour dissimuler la vive clarté du foyer, ilrenversa son poêle qui roula en avant et tomba avec fracas sur lescharbons ardents qu’il avait vomis dans sa chute. Une épaisseobscurité régnait dans la chambre. Cependant le bruit qu’on faisaitdehors continuait toujours. Quilp alors se dirigea vers la porte etse trouva en plein air.

En ce moment le bruit cessa. Il était environhuit heures, mais les ténèbres de la nuit la plus sombre eussentété la clarté de midi en comparaison du voile de brouillard quicouvrait la terre et empêchait de rien distinguer. Quilp fitquelques pas en avant, comme s’il pénétrait dans l’orifice d’unecaverne noire et béante ; mais, craignant de s’être trompé, ilchangea de direction ; alors il s’arrêta, ne sachant plus dequel côté tourner.

« S’ils pouvaient frapper encore !dit-il s’efforçant de percer du regard l’obscurité qui l’entourait.Le bruit me guiderait. Allons donc ! frappez donc encore à laporte ! »

Il resta à écouter attentivement, mais lebruit ne se renouvela pas. On n’entendait rien dans cet endroitdésert, que les chiens qui par intervalles hurlaient au loin. Ceshurlements partaient tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et ils nepouvaient indiquer à Quilp sa direction ; car il savait bienqu’ils venaient pour la plupart des bâtiments amarrés sur lefleuve.

« Si je trouvais un mur ou une palissade,dit le nain étendant ses bras et avançant lentement, jereconnaîtrais par là mon chemin. Quelle bonne et sombre nuit dudiable pour tenir ici mon cher ami ! Si je pouvais seulementréaliser ce vœu, ça me serait bien égal de ne plus jamais revoir lejour !… »

Comme ce dernier mot passait sur ses lèvres,Quilp chancela et tomba… Un moment après, il se débattait contrel’eau noire et glacée.

Au milieu du bourdonnement qui se faisait dansses oreilles, il put entendre les coups retentir encore à la portedu débarcadère, il put entendre un cri qui s’éleva ensuite, il putreconnaître la voix. Dans la lutte qu’il soutenait contre lesvagues, il put comprendre que sa femme et Tom Scott, s’étantégarés, étaient revenus au point même de leur départ, qu’ilsétaient tout près de l’endroit où il se noyait, mais sans pouvoirfaire le moindre effort pour le sauver, puisqu’il avait lui-mêmefermé toute communication. Il répondit au cri d’appel par unhurlement qui sembla faire trembler et vaciller les centaines defeux qui voltigeaient devant ses yeux, comme si un coup de vent leseût agités. Vaines clameurs ! La marée montait ; l’eaupénétra dans la gorge du nain et emporta le corps dans son rapidecourant.

Il lutta en désespéré et remonta à la surface,frappant la vague avec ses mains, et suivant d’un regard sauvage etardent des formes noires qui passaient près de lui. C’était lacoque d’un vaisseau ! Il put en toucher la surface lisse etglissante. Il jeta encore un cri retentissant, mais l’eau plusforte que lui l’entraîna sous la quille avant qu’il pût se faireentendre ; cette fois elle n’emportait plus qu’un cadavre.

Dans ses caprices elle se fit un jouet decette horrible épave, tantôt la meurtrissant contre des pieuxgluants, tantôt la cachant dans la vase ou les hautes herbes durivage, tantôt la heurtant pesamment sur de grosses pierres, ou lacouchant sur le sable, tantôt paraissant vouloir la reprendre, etpar une aspiration puissante l’attirant en avant jusqu’à ce que,lasse de cet épouvantable jeu, elle rejeta le cadavre dans unendroit marécageux, juste à la place infâme où des pirates avaientété autrefois pendus avec des chaînes par une nuit d’hiver etlaissés à la potence pour y laisser blanchir leurs os.

Le voilà donc là, tout seul. L’horizon étaitembrasé, et l’eau qui avait porté le corps en ce lieu s’étaitcolorée de cette subite lumière, tandis que le nain flottait à sasurface. La maison de bois qu’un homme vivant, à présent cadavreabandonné, venait de quitter tout à l’heure, n’était plus qu’uneruine flamboyante. Un reflet de l’incendie éclairait le visage deQuilp. Ses cheveux, qu’agitait la brise humide, se mouvaient sur satête comme par une ironie de la mort, une ironie qui eût réjoui lecœur de Quilp lui-même s’il eût encore été de ce monde, et le ventde la nuit soulevait ses habits en se jouant.

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