Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 25

 

Une faible lumière, rouge et enflammée, commeun œil qui souffre du brouillard, scintillait à la fenêtre ducomptoir de Quilp, en son débarcadère. Tel était, à travers labrume, le fanal qui annonça à M. Sampson Brass, s’approchantd’un pas craintif de la maisonnette de bois, que l’excellentpropriétaire de l’immeuble, son estimable client, était chez lui etattendait sans doute, avec sa patience accoutumée et la douceurbien connue de son caractère, l’accomplissement de la mission quiamenait M. Brass dans son magnifique domaine.

« Un vilain endroit pour s’y hasarder lanuit, murmurait Sampson, comme il trébuchait pour la vingtième foissur quelque vieille épave et se relevait boitant du coup. Je croisen vérité que le gamin s’amuse chaque jour à changer de place lesattrapes dont il jonche le sol pour meurtrir et estropier les gens,à moins que ce ne soit son maître lui-même qui le fasse de sespropres mains, ce qui est encore plus probable. Je n’aime pas àvenir ici sans ma sœur Sally, c’est une protection plus sûre quecelle d’une douzaine d’hommes. »

Tout en rendant cet hommage au mérite del’enchanteresse en son absence, M. Brass fit une halte ;il dirigea un regard d’anxiété, d’abord vers la lumière, puispar-dessus son épaule.

« Qu’est-ce qu’il fait là ? se ditle procureur se levant sur la pointe des pieds et essayant dedistinguer un peu ce qui se passait à l’intérieur, chose bienimpossible, à raison de la distance. Il boit, je suppose ; ils’échauffe le sang pour se rendre plus dolent et plus furieuxencore, et pour élever sa méchanceté et sa malice à la températurede l’eau bouillante. J’ai toujours peur quand il me faut venir seulici ; avec ça que sa note monte à un joli total. Je ne croispas qu’il lui prenne envie de m’étrangler et de me jeter doucementdans l’eau à l’heure de la marée montante, ni plus ni moins qu’iltuerait un rat, mais c’est égal, je ne suis pas sûr qu’il n’en fitvolontiers la farce. Attention ! le voilà quichante !… »

M. Quilp, en effet, se délassait par unexercice vocal, mais c’était moins un chant qu’un récitatif, larépétition monotone et précipitée d’une phrase unique, avec unebruyante cadence sur le mot final qu’il enflait et terminait par unrugissement discordant. Cette mélopée ne se rapportait ni àl’amour, ni à la guerre, ni au vin, ni à l’honneur, à rien de cequi inspire la plupart des chansons ; le sujet n’était pas deceux qu’on met le plus souvent en musique ou qu’on connaîtgénéralement dans les ballades. Voici la phrase purement etsimplement : « Le digne magistrat, après avoir faitobserver que le prisonnier aurait bien du mal à trouver un jurydisposé à accueillir ses moyens de défense, l’a renvoyé pour êtrejugé aux assises prochaines, et a ordonné la mise à exécutionimmédiate de l’enquête ordinaire pour continuer lespour–su–i–tes. »

Toutes les fois qu’il arrivait à ce motdécisif, il y insistait à perte d’haleine, et finissait en poussantun grand éclat de rire, puis il recommençait.

« Il est terriblement imprudent, murmuraBrass après avoir entendu deux ou trois reprises du chant,horriblement imprudent ! Je voudrais qu’il fût muet ; jevoudrais qu’il fût sourd ; je voudrais qu’il fût aveugle. Quele diable l’emporte !… cria-t-il en l’entendant recommencerencore. Je voudrais qu’il fût mort. »

Tout en articulant ces vœux d’ami en faveur deson client M. Sampson composait ses traits de manière à leurdonner leur douceur habituelle ; il attendit que le hurlementdu refrain eût expiré pour s’approcher de la maison de bois etfrapper à la porte.

« Entrez, cria le nain.

– Comment cela va-t-il ce soir,monsieur ? dit Sampson regardant à l’intérieur. Ah !ah ! ah ! comment cela va-t-il, monsieur ? Oh !bon Dieu ! qu’il est original ! étonnammentoriginal !

– Entrez, imbécile que vous êtes, répliqua lenain, au lieu de rester là à branler la tête et à montrer vosdents. Entrez, faux témoin, parjure, suborneur ! entrez.

– Quelle richesse de bonne humeur !s’écria Brass en fermant la porte derrière lui ; quelle veineprodigieuse de comique ! Cependant n’y a-t-il pas aussiquelque imprudence, monsieur ?…

– À quoi ? demanda Quilp. À quoi,Judas ?

– Judas ! s’écria Brass ; quelleverve d’esprit et de gaieté ! Judas ! Ah ! oui… bonDieu ! c’est excellent ! Ah ! ah !ah ! »

Pendant tout ce temps, Sampson se frottait lesmains et contemplait avec un mélange de surprise risible etd’effroi une grande figure provenant sans doute de la carcasse d’unvieux vaisseau, une grosse tête avec des yeux à fleur de tête et unnez épaté, qui avait été dressée contre la muraille, dans un coin,auprès du poêle, comme l’idole hideuse de quelque fétiche adoré parle nain. Une certaine quantité de bois de charpente posé sur cettetête, et qui, dans l’obscurité et à distance, se dessinait comme unchapeau à cornes, ainsi qu’une imitation d’étoile sur le côtégauche de la poitrine et d’épaulettes sur les épaules, dénotait quece devait être dans l’origine l’image de quelque amiralfameux ; car, sans cela, l’observateur eût cru plutôt voir leportrait authentique d’un triton de distinction ou du grand serpentde mer. Comme cette figure se trouvait disproportionnée avecl’appartement qu’elle décorait maintenant, on l’avait sciée net àla ceinture. Même dans cet état, elle touchait encore du plancherau plafond ; et se portant en avant de cet air de curiositéhardie et avec ce sans-gêne effronté qui caractérisent les têtes devaisseau, elle paraissait réduire tout autour d’elle à desproportions microscopiques.

« Connaissez-vous cela ? dit le nainsuivant le regard de Sampson. Reconnaissez-vous à qui çaressemble ?

– Eh ! dit Brass penchant son visage decôté, puis le rejetant un peu en arrière, comme font lesconnaisseurs ; en l’examinant avec plus d’attention, il mesemble voir un… Oui, il y a certainement dans le sourire ce je nesais quoi qui me rappelle le… et cependant, sur mon honneur,je… »

Le fait est que Sampson, n’ayant jamais rienaperçu qui offrît la moindre analogie avec ce fantôme matériel,était fort embarrassé, n’étant point certain que M. Quilp neconsidérât pas cette figure comme sa propre image et ne l’eût pasmise là par conséquent comme un portrait de famille, ou bien qu’iln’eût pas eu la fantaisie d’y voir l’effigie de quelque ennemi. Aureste, il ne tarda pas à savoir ce qu’il en devait croire, car,tandis que Brass examinait la tête avec ce regard capable que biendes gens prennent quand ils sont pour la première fois devant desportraits qu’ils doivent deviner sans les reconnaître le moins dumonde, le nain tira le journal où se trouvaient les mots déjà citésqu’il avait psalmodiés, et saisissant une grosse barre de fer quilui tenait lieu de tisonnier, il appliqua sur le nez de l’amiral uncoup si violent que la tête en fut ébranlée.

« N’est-ce pas Kit ? n’est-ce passon portrait, son image, lui-même enfin ? cria le nain faisantpleuvoir un déluge de coups sur la tête impassible et la couvrantde meurtrissures profondes. N’est-ce pas là le modèle exact, levrai daguerréotype de ce chien ?… N’est-ce pas… ?n’est-ce pas… ? n’est-ce pas lui ? »

Et chaque fois qu’il répétait cette question,il frappait sur le colosse jusqu’à ce que son propre visage fûtbaigné d’une sueur produite par la violence de cet exercice.

Assurément, c’eût été chose fort amusante àvoir du haut d’une galerie où l’on se serait trouvé à l’abri, demême qu’un combat de taureaux est généralement regardé commetrès-agréable pour les gens qui ne sont pas dans l’arène, de mêmeaussi que l’aspect d’une maison en feu a bien plus d’attraits quela comédie même, pour les personnes qui n’habitent pas près dufoyer de l’incendie. Mais dans l’ardeur des gesticulations de Quilpil y avait quelque chose qui fit regretter au procureur que lecomptoir fût un peu trop petit et beaucoup trop solitaire pourtrouver autant de plaisir qu’il aurait voulu à ce genre dedivertissement. Il se tint donc le plus loin possible des atteintesdu nain en besogne, sans pouvoir articuler que de faiblesapplaudissements. Mais quand Quilp eut cessé, et que d’épuisementil fut tombé sur un siège, son conseiller légal s’approcha de luid’un air plus obséquieux que jamais.

« Parfait !… cria-t-il. Hé !hé ! parfait ! »

Et se retournant comme pour invoquer letémoignage de l’amiral lui-même, tout meurtri qu’ilétait :

« C’est une tête tout à faitremarquable ! ajouta-t-il.

– Asseyez-vous, dit le nain. J’ai acheté cechien-là hier. Je l’ai percé avec des vrilles, je lui ai enfoncédes fourchettes dans les yeux, j’ai gravé mon nom sur sa face. Jeme propose de finir par le brûler.

– Ah ! ah ! s’écria Brass. C’estfort amusant !

– Venez ! dit Quilp en lui faisant signede s’approcher davantage. Qu’est-ce que vous trouvez doncd’imprudent, hein ?

– Rien, monsieur, rien. À peine si cela vautla peine d’en parler, monsieur ; mais je pensais que ce chant,d’une gaieté admirable en soi, était peut-être un peu…

– Oui ? dit Quilp ; un peuquoi ?

– Un peu trop… ou si vous l’aimez mieux,suspect de ressembler à un manque de réflexion, monsieur, réponditBrass regardant avec timidité les yeux du nain qui étaient tournésvers le feu dont ils reflétaient la lueur rougeâtre.

– Eh bien ?… demanda Quilp sans seretourner.

– Eh bien ! vous savez, monsieur…répondit Brass s’enhardissant à prendre plus de familiarité ;le fait est, monsieur, que toute allusion à ces petites coalitionsd’amis pour des objets très-louables en eux-mêmes, mais que la loidésigne sous le nom de complots, doit être, vous me comprenez,monsieur ? tenue, le plus possible, secrète et entre amis.

– Ah ! ah ! dit Quilp levant lesyeux avec un calme parfait ; qu’entendez-vous parlà ?

– De la prudence, une prudenceexcessive ! l’œil au guet ! s’écria Brass en hochant latête. Bouche close, monsieur, même ici, voilà ma pensée exacte.

– Votre pensée exacte… à vous, àvous, méchant Polichinelle, qu’est-ce que c’est que votrepensée ? Qu’est-ce que vous me parlez de coalitions faitesensemble ? Est-ce que je me coalise, moi ?Est-ce que je connais rien à vos coalitions ?

– Non, non, monsieur ; non certainement,non du tout.

– Si vous continuez de me cligner de l’œil etde me secouer ainsi votre tête, dit le nain regardant autour de luicomme s’il cherchait son tisonnier, je vais faire faire une autregrimace à votre figure de singe.

– Ne vous emportez pas, je vous prie,monsieur, répliqua Brass se reprenant vivement. Vous avezparfaitement raison, monsieur, parfaitement raison. Je n’eusse pasdû faire d’allusion à ce sujet, monsieur. Changeons deconversation, s’il vous plaît. Vous vous êtes informé, monsieur, àce que m’a dit Sally, de notre locataire. Il n’est pas de retour,monsieur.

– Non ? dit Quilp faisant bouillir durhum dans une petite casserole et le surveillant pour l’empêcher dedéborder. Pourquoi n’est-il pas de retour ?

– Pourquoi, monsieur ?… Il… monDieu ! monsieur Quilp…

– Pour quelle raison ? dit le nainsuspendant sa main au moment où il allait porter la casserole à sabouche.

– Vous avez oublié l’eau, monsieur, dit Brass,et… Excusez-moi, monsieur, mais c’est brûlant. »

Sans daigner répondre à cette observationautrement que par un fait pratique, M. Quilp approcha lacasserole de ses lèvres et but résolument tout le spiritueux quis’y trouvait contenu, une pinte environ, qui, à l’instant où ilavait retiré le vase du feu, bouillonnait et sifflait avec force.Ayant absorbé ce joli petit stimulant et montré son poing àl’amiral, il ordonna à M. Brass de poursuivre.

« Mais d’abord, dit-il avec sa grimacehabituelle, prenez vous-même une goutte, une légère goutte, unebonne goutte toute chaude.

– Volontiers, monsieur, dit Brass ; s’ily avait dedans quelque chose comme une cuillerée d’eau, ça neferait pas de mal…

– Il n’y a rien de semblable ici ! criale nain. De l’eau pour les procureurs !… Du plomb fondu et dusoufre, une bonne poix bouillante à faire des vésicatoires, et dugoudron, voilà ce qu’il leur faut. N’est-ce pas, Brass ?hein ?

– Ah ! ah ! ah ! dit en riantM. Brass. Dieu, que c’est brûlant ! et cependant celavous chatouille. On a beau faire, c’est un vrai plaisir, maparole !

– Buvez cela, dit le nain qui pendant ce tempsen avait fait chauffer encore un peu. Avalez-moi cela jusqu’à lalie, écorchez-vous le gosier et soyez heureux. »

L’infortuné Sampson prit quelques petitesgorgées de la liqueur, qui aussitôt se répandit en larmesbrûlantes, et sous cette forme coula des joues de Brass dans lacruche où il buvait, faisant passer au rouge cramoisi la couleur deson visage et de ses paupières et produisant un violent accès detoux, au milieu duquel on eût pu entendre encore la victimedéclarer, avec la constance d’un martyr, que c’était« vraiment magnifique ! »

Tandis que le procureur souffrait le martyre,le nain renoua la conversation.

« Qu’est-il donc devenu, votrelocataire ? demanda-t-il.

– Il est encore avec la famille Garland,répondit Brass pris par intervalles de quintes de toux. Il n’estvenu chez nous qu’une fois, monsieur, depuis le jour où le coupablea subi son interrogatoire. C’était pour annoncer à M. Richardqu’il ne pouvait plus supporter le séjour de la maison après ce quis’était passé ; qu’il en avait beaucoup souffert, d’autantplus qu’il se regardait jusqu’à un certain point comme la cause decet événement. Un excellent locataire, monsieur. J’espère que nousne le perdrons pas.

– Bah ! s’écria le nain ; vous nepensez jamais qu’à vos intérêts ; pourquoi alors ne pas vousimposer des réformes ? Si j’étais à votre place, jegratterais, j’entasserais, j’économiserais.

– Sur ma parole, monsieur, je crois que Sarahentend l’économie aussi bien que personne. Je fais bien tout ce quevous dites là, monsieur Quilp.

– Allons, arrosez-moi encore votregosier ; vous n’avez encore pleuré que d’un œil : c’estau tour de l’autre à présent, buvez, mon homme, cria le nain. Vousallez me faire croire que c’est pour m’obliger que vous avez prisun clerc.

– Enchanté, monsieur, toutes les fois que nouspouvons vous être agréables. Eh bien ! oui, monsieur, c’étaitpour vous faire plaisir.

– Qu’est-ce qui vous empêche de lerenvoyer ? Ce sera toujours ça d’économisé.

– Renvoyer M. Richard !…

– Dame ! à moins que vous n’en ayezencore un autre, perroquet que vous êtes ! Quand vousrépéterez toujours ce que je dis, à quoi bon ?… Eh bien !oui.

– Sur ma parole, monsieur… Je ne m’attendaispas à ce conseil de votre part.

– Comment pouviez-vous vous y attendre ?dit le nain en ricanant, moi-même je ne m’y attendais pas.Combien de fois aurai-je besoin de vous répéter que j’ai conduitchez vous ce jeune homme pour avoir toujours l’œil sur lui etsavoir ce qu’il devenait ; que j’avais une combinaison, unprojet, un joli petit divertissement en train, dont l’essence, lafine fleur étaient que le vieillard et l’enfant, qui sontmaintenant, je pense à tous les diables, devinssent aussi gueux quedes rats galeux, tandis que Richard et son gracieux ami lescroyaient riches comme des Crésus !

– Je sais cela, monsieur ; je sais biencela.

– Très-bien, monsieur. Mais à présent vouspouvez savoir aussi qu’ils ne le sont pas, pauvres, qu’ils nepeuvent pas l’être, lorsqu’un homme tel que votre locataire lescherche et bat tout le pays pour les retrouver ?

– Naturellement, dit Sampson.

– Naturellement ? répéta le nain avechumeur. Eh bien ! alors naturellement aussi vous devezcomprendre que je me moque de ce jeune homme comme de rien du tout,et naturellement vous devez savoir que hors de là il ne peut vousservir à rien ni à vous ni à moi ?

– J’ai dit fréquemment à Sarah, réponditBrass, qu’il n’entendait rien aux affaires. On ne peut avoir aucuneconfiance en lui, monsieur. Vous me croirez si vous voulez, mais jeme suis aperçu que ce jeune homme, même dans les plus simplesaffaires de l’étude qui lui étaient confiées, embrouillait tout,malgré les recommandations qu’on lui avait faites. C’est unemâchoire, monsieur, dont l’incapacité dépasse tout ce qu’il estpossible d’imaginer. N’était le respect, la reconnaissance que jevous dois, monsieur… »

Comme il devenait clair que Sampson allait selancer sur le terrain d’une harangue apologétique, à moins qu’il nefût interrompu à propos, M. Quilp le frappa poliment sur lehaut de la tête avec la petite casserole, en le priant de vouloirbien lui laisser la paix.

« J’entends, monsieur, dit Brass enfrottant la place sur sa caboche avec un sourire, vous me rappelezau fait, c’est bien là votre caractère pratique, et j’ajouteraiaussi extrêmement plaisant, excessivement plaisant !

– Écoutez-moi, s’il vous plaît, répliqua lenain ; sinon, je serai un peu moins plaisant. Il n’y a paslieu de penser que le digne ami de Richard revienne jamais. Cechenapan aura été forcé de se sauver pour quelque friponnerie enpays étranger, où puisse-t-il pourrir !

– Certainement, monsieur, c’est très-juste,puissamment raisonné, s’écria Brass regardant de nouveau l’amiral,comme si la grosse tête était en tiers dans leur conversation.

– Je le hais, dit Quilp entre ses dents ;je l’ai toujours haï pour des motifs de famille. C’était d’ailleursun drôle intraitable ; autrement, on eût pu en tirer parti. LeSwiveller est un cœur de poule, un esprit léger. Je n’ai plusbesoin de lui. Qu’il se pende ou se noie, qu’il meure de faim ouqu’il aille au diable, peu m’importe !

– Il sera fait assurément comme vous levoulez, répondit Brass. Ce sera un coup pénible pour Sarah ;mais elle sait maîtriser toutes ses impressions. Ah ! monsieurQuilp, j’y ai souvent pensé, mon Dieu ! s’il avait plu à laProvidence de vous réunir vous et Sarah dans votre jeunesse, quelsfruits de bénédiction eussent résulté d’une telle union ! Vousn’avez jamais connu notre cher père, monsieur ? C’était ungentleman parfait. Sarah était son orgueil et sa joie ;monsieur, le vieux renard eût fermé ses yeux en paix, s’il eût puauparavant lui trouver un époux tel que vous. Vous l’estimez,n’est-ce pas, monsieur ?

– Je l’aime ! coassa le nain.

– Vous êtes trop bon, monsieur. Avez-vous à medonner quelque autre ordre dont je puisse prendre note, avec cettepetite affaire de M. Richard ?

– Non, répondit le nain en saisissant lacasserole. Buvons à la belle Sarah.

– Si nous pouvions, dit humblement leprocureur, y boire dans un autre vase qui fût moins brûlant, celavaudrait peut-être mieux. Je pense que Sarah, en apprenantl’honneur que vous lui avez fait de porter un toast à sa santé, nesera pas fâchée en même temps d’apprendre que cette fois-ci laliqueur aura été un peu moins chaude. »

Mais M Quilp resta sourd à ces objections.Sampson Brass, qui jusqu’alors avait bu modérément, se vit forcé àde nouvelles libations de cette liqueur diabolique ; aussi,malgré tous ses efforts pour conserver le sang-froid etl’équilibre, le rhum eut-il sur lui un effet terrible. Le pauvreprocureur vit le comptoir tourner en cercle avec une excessiverapidité, et le parquet s’élever en même temps que le plafonddescendait, de manière à produire un aplatissement épouvantable.Après un moment de stupeur léthargique, il se trouva partie sous latable partie sur la grille du foyer. Comme cette position peuconfortable n’était pas celle qu’il eût choisie lui-même, il tentade se remettre sur ses jambes vacillantes, et prenant pour pointd’appui la tête de l’amiral, il chercha autour de lui son hôte.

La première impression de M. Brass futque son hôte était parti, et l’avait laissé seul, que peut-êtremême il l’avait enfermé sous clef pour la nuit. Cependant, uneforte odeur de tabac, changeant le cours de ses idées, l’amena àregarder en l’air : il vit alors que le nain était occupé àfumer dans son hamac.

« Bonsoir, monsieur, dit M. Brassd’un ton caressant ; bonsoir, monsieur.

– Vous avez, à ce que je vois, l’intention depasser là toute la nuit ? dit le nain, laissant tomber unregard sur lui. Eh bien ! c’est bon, passez-y la nuit, si vousvoulez.

– En vérité, cela me serait impossible,monsieur, répondit Brass, que les nausées et l’atmosphère fétide dela chambre avaient presque asphyxié ; si vous aviez l’extrêmebonté de me prêter une lumière pour que je pusse me diriger àtravers votre cour, monsieur… »

Quilp descendit en un moment, non sur sesjambes, ni sur sa tête ni sur ses mains, mais en laissant roulerson corps tout en bloc.

« Certainement, » dit-il.

Et il saisit une lanterne qui était le seulluminaire de la maison.

« Prenez bien garde où vous mettrez lepied, mon cher ami. Marchez prudemment parmi les charpentes, cartous les gros clous ont la pointe en l’air. Dans la ruelle voisineil y a un chien. La nuit dernière, il a mordu un homme ; lanuit précédente, une femme ; et mardi dernier, il a étrangléun enfant, seulement, histoire de rire. N’approchez pas trop delui.

– De quel côté du chemin se trouve-t-il,monsieur ? demanda Brass épouvanté.

– À droite. Mais quelquefois il se cache àgauche pour s’élancer de là sur les passants. Je ne puis donc pasvous renseigner d’une manière précise à cet égard. Ayez soin debien vous garer. Je ne vous pardonnerai jamais si vous y manquez.Voici une lumière. Allons, n’hésitez pas, vous connaissez lechemin : tout droit ! »

Quilp avait méchamment caché la lumière entournant le verre de la lanterne du côté de sa poitrine, et ilresta à la porte de son comptoir, éclatant de rire et tremblant dejoie des pieds à la tête ; car il entendait le procureurtrébucher sur le terrain, et de temps en temps tomber lourdement detout son poids. Enfin, cependant, M. Brass parvint às’éloigner, et Quilp ne distingua plus le bruit de ses pas.

Alors le nain rentra chez lui et s’élança denouveau dans son hamac.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer