Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 26

 

Ce n’était pas à tort que l’agent de justiceavait annoncé à Kit, en guise de consolation, que le jugement de sapetite affaire aurait lieu à Old-Bailey et ne se ferait sans doutepas attendre longtemps. Au bout de huit jours, la session s’ouvrit.Le lendemain, le grand jury déclara qu’il y avait lieu à suivrecontre Christophe Nubbles pour crime de félonie ; et deuxjours après cette déclaration, le prévenu était appelé àcomparaître pour répondre devant le tribunal sur la question deculpabilité ou de non-culpabilité comme ayant, ledit Christophe,saisi et dérobé traîtreusement dans le domicile et l’étude du nomméSampson Brass, gentleman, un billet de banque de cinq livressterling provenant du gouverneur et de la compagnie de la banqued’Angleterre, contrairement aux statuts établis et en vigueur surla matière, comme aussi à la paix de notre souverain maître le roi,et à la dignité de sa couronne.

Quand la question lui fut posée, ChristopheNubbles répondit d’une voix basse et tremblante, qu’il n’était pascoupable. Ceux qui ont l’habitude de former sur les apparences desjugements précipités et qui eussent voulu que Christophe, s’ilétait innocent, parlât à voix haute et ferme, purent remarquer àquel point l’emprisonnement et l’anxiété abattent les cœurs lesplus résolus : un homme qui est resté étroitement enfermé, nefût-ce que dix à onze jours, à ne voir que des murs de moellon ettout au plus quelques visages de pierre, se sentira naturellementdéconcerté et même effrayé en entrant tout à coup dans une grandesalle pleine de bruit et de mouvement. : sans compter quel’aspect de personnages avec des perruques est beaucoup pluseffrayant pour beaucoup de gens que celui de têtes coiffées deleurs cheveux naturels. Si l’on ajoute à ces considérationsl’émotion que Kit dut éprouver en voyant les deux MM. Garlandet le petit notaire, pâles et le visage rempli d’anxiété, personnene s’étonnera qu’il fût déconcerté et qu’il ne se sentît pas dutout à son aise.

Bien que depuis son emprisonnement il n’eûtreçu la visite ni d’aucun des MM. Garland ni deM. Witherden, cependant on lui avait donné à entendre qu’ilsavaient fait choix pour lui d’un avocat. Lorsqu’un des gentlemen enperruque se leva et dit : « Milord, je me présente icipour le prisonnier, » Kit fit un salut ; et lorsqu’unautre gentleman, également en perruque, se leva à son tour etdit : « Milord, je me présente contre lui, » Kitdevint tout tremblant, et salua aussi cet avocat. Mais je suis sûrqu’au fond de l’âme il espérait bien que son gentleman à lui allaitfaire voir à l’autre gentleman son béjaune et ne tarderait pas à lerenvoyer tout penaud.

L’avocat qui plaidait contre Kit fut appelé àparler le premier : il était malheureusement dans lesdispositions les plus heureuses, car il venait justement, dans ladernière affaire jugée, d’obtenir à peu près l’acquittement d’unjeune étourdi qui avait eu le malheur d’assassiner son père. Aussiil avait la parole en main, et il en usa joliment, comme vouspouvez croire. Il prévint les jurés que, s’ils acquittaient leprévenu, ils devaient s’attendre à éprouver autant de remordscuisants et de tortures morales que les jurés précédents en eussentressenti s’ils avaient condamné l’autre accusé. Après avoir exposéamplement l’affaire, après avoir dit que jamais il n’en avait vu depire espèce, il s’arrêta un instant, comme un homme qui a quelquechose de terrible à leur communiquer. « Je suis informé,dit-il, qu’un effort sera tenté par mon honorable ami (et il setourna en le désignant vers le conseil de Kit) pour invalider ladéposition des témoins irréprochables que je vais appeler devantvous, messieurs ; mais j’ai l’espoir et la confiance que monhonorable ami montrera plus de respect et de vénération pour lecaractère du plaignant. Jamais il n’y eut, je le sais, plus dignemembre de cette digne profession à laquelle il appartient.Messieurs les jurés connaissent-ils Bevis-Marks, et, s’ilsconnaissent Bevis-Marks, comme j’ose l’affirmer en leur nom,connaissent-ils les hautes illustrations historiques qui serattachent à ce lieu si remarquable ? Pourraient-ils croirequ’un homme tel que M. Brass pût résider dans un lieu commeBevis-Marks, et n’être pas un cœur vertueux, un espritélevé ? »

Après avoir ressassé cet argument vigoureux,l’avocat ajouta, en manière de conclusion, qu’insister sur un faitsi bien apprécié déjà par MM. les jurés, serait faire injure àleur intelligence, et en conséquence il appela tout d’abord SampsonBrass au banc des témoins.

M. Brass se présente. Il est vif etfrais. Il salue le juge en homme qui a eu déjà le plaisir de levoir et qui espère bien avoir conservé son estime depuis leurdernière entrevue, croise ses bras et regarde son avocat comme pourdire : « Me voici. Je suis plein de preuves jusqu’à lagorge. Un petit coup seulement sur la bonde, et je vaisdéborder ? » L’avocat se met aussitôt à la besogne, maisavec une grande réserve, tirant peu à peu les preuves pour en faireressortir la netteté et l’éclat aux yeux de tous les assistants.Alors le conseil de Kit provoque un contre-interrogatoire ;mais il ne peut rien tirer du procureur qui soit utile à la causede son client. Après avoir subi un grand nombre de longuesquestions auxquelles il ne fait que de courtes réponses,M. Sampson Brass descend du banc dans toute sa gloire.

Sarah lui succède. Elle est jusqu’à un certainpoint d’humeur coulante avec l’avocat de M. Brass, maistrès-rétive avec celui de l’accusé. En résumé, l’avocat de Kit nepeut obtenir d’elle que la répétition de ce qu’elle a déjà énoncé,seulement cette fois en termes plus violents contre sonclient ; aussi un peu confus, s’empresse-t-il de la renvoyer.Alors l’avocat de M. Brass appelle Richard Swiveller :Richard Swiveller paraît.

On a secrètement averti l’avocat deM. Brass que ce témoin éprouve des dispositions favorables auprisonnier ; et, à dire vrai, il n’est pas fâché de le savoir,car ledit avocat passe pour être très-fort dans l’art de coller sonhomme, comme on dit vulgairement. En conséquence, il commence parrequérir l’huissier de s’assurer si le témoin a baisé l’évangile,puis il se met à entreprendre Richard des pieds et des mains, desdents et des griffes.

Quand celui-ci a fini sa déposition danslaquelle il a mis une contrainte visible et trahi son désir de larendre le moins défavorable possible à l’accusé :

« Monsieur Swiveller, dit l’avocat deBrass, où avez-vous, s’il vous plaît, dîné hier ?

– Où j’ai dîné hier ?

– Oui, monsieur ; où avez-vous dînéhier ? Était-ce près d’ici, monsieur ?

– Oh ! certainement… Oui… Tout prèsd’ici.

– Certainement… Oui… Tout près d’ici, répètel’avocat de M. Brass en jetant de côté un regard à la cour. Etil ajoute : Vous étiez seul, monsieur ?

– Plaît-il, monsieur ?… ditM. Swiveller qui n’a pas saisi la question.

– Si vous étiez seul, monsieur ? répèted’une voix de tonnerre l’avocat de M. Brass. Avez-vous dînéseul ? N’avez-vous pas traité quelqu’un, monsieur ?Parlez.

– Oh ! certainement si ; si, j’aitraité quelqu’un, dit M. Swiveller avec un sourire.

– Ayez la honte, monsieur, de vous départird’une légèreté très-déplacée devant le tribunal, quoique peut-êtrevous ayez quelque raison de vous féliciter d’y être seulement enqualité de témoin. »

Et en disant cela l’avocat donne à entendrepar un signe de tête que la place légitime de M. Swivellerserait plutôt au banc des accusés.

« Veuillez m’écouter attentivement. Hiervous étiez près d’ici, attendant pour savoir si le procès seraitappelé. Vous avez dîné de l’autre côté de la rue. Vous avez traitéquelqu’un. Maintenant, ce quelqu’un n’était-il pas le frère duprisonnier ici présent ? »

M. Swiveller se met en devoir de fournirdes explications.

« Oui ou non, monsieur ? criel’avocat de Brass.

– Mais permettez-moi…

– Oui ou non, monsieur ?

– Eh bien, oui, mais…

– Vous voyez bien ! s’écrie l’avocatl’arrêtant net. Un joli témoin, ma foi ! »

L’avocat de M. Brass s’assied. L’avocatde Kit, ne sachant pas de quoi il s’agit, n’ose insister surl’incident. Richard Swiveller se retire abasourdi. Le juge, lesjurés, les spectateurs, tout le monde se le représente en idée,faisant quelque orgie avec un sacripant aux épaisses moustaches, unjeune dissolu de six pieds de haut pour le moins. La réalité, c’estle petit Jacob avec ses mollets au grand air et sa tailleenveloppée d’un châle. Personne ne sait la vérité, tout le mondeest dupe d’un mensonge, et cela grâce au talent de l’avocat deM. Brass !

Les témoins à décharge sont appelés ensuite.C’est ici que brille de nouveau l’avocat du procureur. Il appertque M. Garland n’a pas eu de renseignements précis sur Kit,qu’il n’en a demandé qu’à la mère même du jeune homme, et quecelui-ci a été renvoyé par son premier maître pour cause inconnue,« En, vérité, monsieur Garland, dit l’avocat de M. Brass,c’est être à votre âge, et j’affaiblis l’expression, singulièrementimprudent. » Cette conviction est partagée par le jury quidéclare Kit coupable. On emmène le prisonnier sans écouter seshumbles protestations d’innocence. Les spectateurs se pressent àleurs places avec un redoublement d’attention, car on doit entendredans l’affaire suivante plusieurs femmes qui déposeront commetémoins, et le bruit court que l’avocat de M. Brass seratrès-amusant dans le débat contradictoire qu’il leur fera subirvis-à-vis de l’accusé.

La mère de Kit, pauvre femme ! attend enbas de la prison à la grille du parloir. Elle est accompagnée de lamère de Barbe, âme excellente ! qui ne sait que pleurer entenant le petit enfant. Triste entrevue que celle de Kit et desvisiteuses ! Le guichetier amateur de journaux leur a toutdit. Il ne pense pas que Kit soit transporté pour la vie, parcequ’il peut encore prouver ses bons antécédents, ce qui ne manquerapas de lui être utile.

« Je m’étonne, dit le guichetier, qu’ilait commis ce vol.

– Il ne l’a jamais commis ! s’écriemistress Nubbles.

– Bien, bien, je ne veux pas vouscontredire ; mais qu’il l’ait commis ou non, c’est toutun. »

La mère de Kit passe sa main à travers lesbarreaux qu’elle secoue. Dieu seul et ceux auxquels il a donné unesemblable tendresse savent avec quel désespoir Kit lui recommanded’avoir bon courage et, sous prétexte de se faire présenter lesenfants pour les embrasser encore, il prie à demi-voix la mère deBarbe de ramener mistress Nubbles au logis.

« Des amis se lèveront pour nousdéfendre, ma mère, j’en suis bien sûr, dit Kit. Si ce n’est pasaujourd’hui, ce sera bientôt Mon innocence ressortira, ma mère, etje serai renvoyé absous : je m’y attends. Ayez soin un jourd’apprendre à Jacob et au petit tout ce qu’il en était, car s’ilspensaient que j’aie jamais pu être un malhonnête homme, s’ils lepensaient quand ils seront devenus assez grands pour comprendre leschoses, mon cœur se briserait à cette idée, fussé-je à des milliersde milles d’ici. Oh ! ne se trouvera-t-il pas ici un hommecompatissant pour soutenir ma mère !… »

La main de mistress Nubbles quitte celle duprisonnier ; la pauvre créature tombe à la renverse, privée deses sens. Tout à coup Richard Swiveller parait ; il s’approchevivement, écarte les assistants, saisit non sans peine mistressNubbles, l’emporte sur un bras, à la manière des ravisseurs dethéâtre, fait un signe amical à Kit, ordonne à la mère de Barbe dele suivre, et gagne rapidement un fiacre qui l’attendait à laporte.

Il reconduisit mistress Nubbles à sondomicile. Nul ne sait combien d’incroyables absurdités il débita enroute avec sa manie de citer des ballades et des poésies de toutesorte. Après avoir attendu que la mère de Kit fût complètementrevenue de son évanouissement, il partit, mais comme il n’avait pasd’argent pour payer la voiture, il se fit transporter pompeusementdans Bevis-Marks, commandant au cocher de rester devant la porte deM. Brass tandis qu’il entrerait dans cette maison pour« changer. » Car, c’était un samedi soir, jour depaye.

« Monsieur Richard !… Eh !bonjour ! » s’écria joyeusement le procureur.

Si d’abord l’affaire de Kit lui avait semblémonstrueuse, cette fois Richard ne put s’empêcher de soupçonner sonaimable patron d’y avoir joué un vilain rôle. Peut-être lesentiment sérieux éprouvé en ce moment par ce jeune homme d’uncaractère léger, provenait-il surtout de la triste scène à laquelleil avait assisté : quelle qu’en fût la source, ce sentiment ledominait ; aussi se borna-t-il à dire brièvement le motif quil’amenait.

« De l’argent !… s’écria Brass entirant sa bourse. Ah ! ah !… Certainement, monsieurRichard, certainement, monsieur. Il faut bien que tout le mondevive. Pouvez-vous me rendre sur un billet de banque de cinqlivres ?

– Non, répondit sèchement Dick.

– Ah ! tenez, voici justement la somme.Cela sera plus tôt fait. Vous êtes venu à propos. MonsieurRichard… »

Dick, qui déjà avait gagné la porte, seretourna à l’appel de son nom.

« Vous n’aurez pas besoin de vousdéranger pour revenir ici, monsieur.

– Hein ?

– C’est comme cela, monsieur Richard, ditBrass en plongeant ses mains dans ses poches et se balançant àdroite et à gauche sur son tabouret. Il est certain qu’un homme devotre mérite, monsieur, perd complètement son temps, son avenir enrestant dans notre sphère aride et desséchante. C’est une pénible,ennuyeuse, énervante besogne. Moi, je pense que le théâtre, oul’armée, monsieur Richard, ou quelque emploi supérieur dans lecommerce patenté des liquides, c’est là seulement ce qui convientau génie d’un homme tel que vous. J’espère que vous reviendrez nousvoir de temps en temps. Sally en sera enchantée certainement. Elleregrette infiniment de vous perdre, monsieur ; mais laconscience de son devoir envers la société la soutiendra. C’est unecréature extraordinaire, monsieur ! Vous trouverez votrecompte d’argent bien exact. Il y a eu un carreau cassé, mais jen’ai pas voulu en faire déduction. « Toutes les fois qu’on sesépare de ses amis, monsieur Richard, il faut qu’on s’en sépare aumoins d’une manière libérale. » J’aime cet axiome de lasagesse plus que je ne puis vous dire. »

Swiveller ne répondit pas un seul mot. Maisrentrant pour reprendre sa jaquette de canotier, il la roula en uneespèce de boule très-serrée, et regarda fixement le procureur commes’il eût voulu lui lancer ce paquet au visage. Cependant il secontenta de mettre le vêtement sous son bras, et sortit de l’étudeen gardant un profond silence. À peine avait-il fermé la porte,qu’il la rouvrit ; il resta sur le seuil à regarder encorequelques minutes M. Brass avec la même gravitémajestueuse ; et faisant un dernier signe de tête, il disparutlentement et glissa comme un fantôme.

Il paya le cocher et s’éloigna dansBevis-Marks en ruminant de grands projets pour consoler la mère deKit, et rendre service à Kit lui-même.

Mais la vie des jeunes gens voués, commeRichard Swiveller, au plaisir, est extrêmement précaire.L’excitation que son esprit avait subie depuis une quinzaine dejours, jointe au travail intérieur qu’avaient dû produire plusieursannées d’excès bachiques, agit tout à coup sur lui de la manière laplus violente. Dans la nuit même il tomba dangereusement malade, etdès le lendemain il était en proie à une fièvre ardente.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer