Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 31

 

Des chambres bien éclairées, de bons feux, desfigures joyeuses, la musique de voix enjouées, des paroles d’amitiéet de bienvenue, des cœurs chauds et des larmes de bonheur, quelchangement chez M. Garland ! Voilà pourtant les délicesvers lesquelles le pauvre Kit précipite ses pas. On l’attend, il lesait. Il a peur de mourir de joie avant d’être arrivé parmi ceuxqui l’aiment.

Toute la journée on l’avait préparéinsensiblement à de si bonnes nouvelles. On lui avait dit d’abordqu’il ne devait pas perdre espoir jusqu’au lendemain. Par degrés onlui fit connaître que des doutes s’étaient élevés, qu’on allaitprocéder à une enquête, et que peut-être après cela il obtiendraitun verdict de libération. Le soir venu, on l’avait fait entrer dansune salle où plusieurs gentlemen étaient réunis. Parmi ceux-ci setrouvait au premier rang son bon maître qui s’avança et le prit parla main. Kit apprit alors que son innocence était reconnue, etqu’il était renvoyé de la plainte. Il ne put distinguer la personnequi lui parlait, mais il se tourna du côté d’où partait la voix, eten essayant de répondre il tomba évanoui.

On le rappela à lui-même ; on lui dit dese contenir et de supporter en homme la prospérité. Quelqu’unajouta qu’il devait penser à sa pauvre mère. Ah ! c’étaitparce qu’il pensait tant à elle, que cette heureuse nouvellel’avait anéanti. On l’entoura, on lui dit que la vérité s’étaitfait jour ; que partout, en ville comme au dehors, lasympathie avait éclaté pour son malheur. Ce n’était pas là ce quile touchait ; sa pensée ne s’étendait pas au delà de lamaison. Barbe avait-elle eu connaissance de tout ce qui s’étaitpassé ? Qu’avait-elle dit ? Que lui avait-on dit ?Il n’avait pas d’autre parole.

On lui fit boire un peu de vin. On lui adressaquelques mots affectueux jusqu’à ce qu’il fût remis ; alors ilput entendre distinctement et remercier ses protecteurs.

Il était libre de partir. M. Garland émitl’avis d’emmener Kit, maintenant qu’il se sentait beaucoup mieux.Les gentlemen l’entourèrent et lui pressèrent les mains. Il leurexprima toute sa reconnaissance pour l’intérêt qu’ils lui avaienttémoigné et pour les bonnes promesses qu’ils lui faisaient ;mais cette fois encore il fut impuissant à parler, et il lui eûtété bien difficile de marcher s’il ne se fût appuyé sur le bras deson maître.

Comme on traversait les sombres couloirs, onrencontra quelques employés de la prison qui attendaient Kit pourle féliciter dans leur rude langage sur sa mise en liberté. Lelecteur de journal était de ce nombre : mais ses compliments,loin de partir du cœur, avaient quelque chose de morose. Ilsemblait considérer Kit comme un intrus, comme un intrigant qui,sous de faux prétextes, avait obtenu son admission dans la prisonet joui d’un privilège auquel il n’avait pas droit.

« C’est, pensait-il, un excellent jeunehomme ; mais il n’avait pas affaire ici, et le plus tôt qu’ilen sortira sera le mieux. »

La dernière porte se ferma derrière Kit et sesamis. Ils avaient franchi le mur extérieur et se trouvaient enplein air, dans la rue dont il s’était si souvent retracé l’image,qu’il avait si souvent rêvée lorsqu’il était enfermé entre cesnoires murailles. La rue lui sembla plus large, plus animéequ’autrefois. La nuit était triste, et cependant combien à ses yeuxelle parut vive et gaie !

Un des gentlemen, en prenant congé de Kit, luiglissa de l’argent dans la main. Kit ne le compta point : maisà peine eut-on dépassé le tronc destiné aux prisonniers pauvres,que le jeune homme y courut déposer l’argent qu’on venait de luidonner.

M. Garland avait dans une rue voisine unevoiture qui l’attendait. Il y fit monter Kit auprès de lui, etordonna au cocher de le conduire à la maison. La voiture ne putd’abord marcher qu’au pas, précédée de torches pour l’éclairer,tant le brouillard était intense : mais quand on eut franchila rivière et laissé en arrière les quartiers de la villeproprement dite, on n’eut plus à prendre ces précautions, et l’onalla plus vite. Le galop même semblait trop lent à l’impatient Kit,pressé d’arriver au terme du voyage ; ce ne fut que lorsqu’ilsfurent près de l’atteindre, qu’il pria le cocher d’aller pluslentement, et, quand il verrait la maison, de s’arrêter seulementune minute ou deux pour lui laisser le temps de respirer.

Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter. Levieux gentleman éleva la voix ; les chevaux hâtèrent leur pas,franchirent la grille du jardin, et une minute après stationnèrentà la porte. À l’intérieur de la maison retentit un grand bruit devoix et de pieds. La porte s’ouvrit. Kit se précipita… Il étaitdans les bras de sa mère.

Il y avait là aussi l’excellente mère deBarbe, qui tenait le petit nourrisson dont elle ne s’était passéparée depuis le triste jour où l’on pouvait si peu espérer unetelle joie. La pauvre femme ! Elle versait toutes ses larmeset sanglotait comme jamais femme n’a sangloté ; puis il yavait la petite Barbe, pauvre petite Barbe, toute maigrie et toutepâle, et cependant si jolie toujours ! Elle tremblait comme lafeuille et s’appuyait contre la muraille. Il y avait mistressGarland, plus affable et plus bienveillante que jamais, et qui,dans son émotion, se sentait défaillante et prête à tomber sans quepersonne songeât à la soutenir ; puis M. Abel, quifrottait vivement son nez et voulait embrasser tout le monde ;puis le gentleman qui tournait autour d’eux tous sans s’arrêter unmoment ; enfin il y avait le bon, le cher, l’affectueux petitJacob, assis tout seul au bas de l’escalier, avec ses mains poséessur ses genoux comme un vieux bonhomme, criant à faire tremblersans que personne s’occupât de lui : tous et chacun heureux audelà de leurs souhaits et faisant ensemble ou à part mille espècesde folies à la fois.

Même après qu’ils commencèrent à calmer cefortuné délire, et qu’ils purent ressaisir la parole et le sourire,Barbe, cette douce, gentille et folle petite Barbe, disparutsoudainement, et on s’aperçut qu’elle venait de tomber en pâmoisondans le parloir voisin ; que de la pâmoison elle était tombéeen une attaque de nerfs, et retombée de cette attaque de nerfs enune nouvelle pâmoison ; son état était tellement grave, qu’endépit d’une quantité considérable de vinaigre et d’eau froide, àpeine finit-elle par se sentir à la fin un peu mieux qu’ellen’était d’abord. Alors la mère de Kit s’approcha demandant à sonfils s’il ne voulait pas entrer voir Barbe et lui dire unmot : « Oh ! oui, » dit-il, et il entra. Et ildit d’une voix amicale :

« Barbe ! »

Et la mère de Barbe dit à sa fille :« Ce n’est que Kit. »

Et Barbe dit, les yeux fermés tout cetemps :

« Oh ! vraiment, est-ce bienlui ? »

Et la mère de Barbe dit :« Certainement, ma chère ; il n’y a plus rien à craindreà présent. »

Et comme pour donner une preuve de plus qu’ilétait sain et sauf, Kit lui adressa de nouveau la parole, et alorsBarbe tomba dans un nouvel accès d’hilarité suivi d’un nouveaudéluge de pleurs, et alors la mère de Barbe et la mère de Kitsanglotèrent dans les bras l’une de l’autre, tout en la grondantd’en faire autant, mais c’était seulement pour lui rendre le plustôt possible l’usage de ses sens. En matrones expérimentées,habiles à reconnaître les premiers symptômes propices du retour deBarbe à la santé, elles consolèrent Kit en l’assurant qu’elle« allait bien maintenant, » et le renvoyèrent d’où ilétait venu.

Justement en rentrant dans la chambre voisine,qu’est-ce qu’il voit ? Des carafes pleines de vin et toutessortes de bonnes choses aussi splendides que si Kit et ses amisétaient des gens de la plus haute volée. Le petit Jacob, avec uneincroyable activité, tombait, comme on dit, à pieds joints, sur unbaba de ménage ; il ne quittait pas des yeux les figues et lesoranges qui devaient suivre, et vous pouvez penser s’il faisait bonusage de son temps. Kit ne fut pas plutôt entré, que le gentleman(jamais il n’y eut gentleman aussi affairé) remplit les verres,quels verres ! jusqu’au bord, porta sa santé et luidit :

« Tant que je vivrai, vous ne manquerezjamais d’un ami. »

M. Garland fit de même, de même mistressGarland, de même M. Abel. Mais ce n’était pas assez de tantd’honneur et de distinction : car le gentleman tira de sapoche une grosse montre d’argent, qui allait bien, à unedemi-seconde près, et sur le boîtier de laquelle était gravé le nomde Kit avec des enjolivements tout autour ; bref, c’était lamontre de Kit, une montre achetée exprès pour lui et qui lui futofferte séance tenante. Vous pouvez être certain que M. et mistressGarland ne purent s’empêcher de donner à entendre qu’ils avaient,eux aussi, leur présent en réserve, et que M. Abel ditclairement qu’il avait également le sien, et que Kit fut le plusheureux des heureux mortels de ce monde.

Mais il y a encore un ami que Kit n’a pasrevu, et comme ledit ami, en sa qualité de quadrupède, avec sessouliers ferrés, ne pouvait être convenablement admis dans lecercle de famille, Kit saisit la première occasion favorable pours’éclipser et se rendre en toute hâte à l’écurie. Au moment même oùle jeune homme posait sa main sur le loquet, le poney le salua duplus bruyant hennissement que puisse faire entendre un poney.Lorsque Kit franchit le seuil de la porte, Whisker cabriola le longde sa demeure où il était en pleine liberté, car il n’eût passupporté l’injure d’un licou, pour lui souhaiter la bienvenue à samanière folle ; et lorsque Kit se mit à le caresser et luidonner de petites tapes, le poney frotta son nez contre l’habit deKit, et le caressa plus tendrement que jamais poney n’a caressé unhomme. Ce fut le bouquet de cette vive et chaleureuse réception, etKit enlaça de son bras le cou de Whisker pour le presser contre sapoitrine.

Mais expliquez-moi par quel hasard Barbe setrouve à l’écurie. Ah ! qu’elle était redevenue jolie !Je parie qu’elle était allée donner un coup d’œil à son miroirdepuis qu’elle avait repris l’usage de ses sens. Mais enfin commentse fit-il que de tous les endroits du monde ce fut l’écurie qu’ellechoisit pour y venir ? Voici l’explication du mystère :depuis que Kit était parti, le poney n’avait voulu recevoir sanourriture de personne que de Barbe, et Barbe, vous comprenez, nese doutant pas que Christophe fût là, et voulant s’assurer si toutétait en ordre, l’avait rejoint sans le savoir. Comme elle rougit,la petite Barbe !

Peut-être que Kit avait suffisamment caresséle poney ; peut-être aussi qu’il y avait à caresser mieuxqu’un poney, que vingt poneys. Tout ce que je sais, c’est qu’illaissa aussitôt Whisker pour Barbe…

« J’espère que vous allez mieux,dit-il.

– Oui. Beaucoup mieux. J’ai peur (et ici Barbebaissa les yeux et rougit plus encore), j’ai peur que vous nem’ayez trouvée bien ridicule.

– Pas du tout, dit Kit.

– Ah ! tant mieux ! » dit Barbeavec une petite toux ; hem ! la plus petite touxpossible, quoi ! pas plus que ça, hem !

Quel discret poney quand il lui plaisaitd’être discret ! Le voilà aussi tranquille que s’il était demarbre. Il a l’air un peu farceur à regarder de côté ; mais cen’est pas nouveau : il a toujours l’air farceur.

« À peine, Barbe, si nous avons eu letemps de nous serrer la main, » dit Kit.

Barbe lui tendit la main. Mais en vérité elletremblait ! Est-elle sotte, cette Barbe, d’avoir peur commeça ! quand on est à la distance d’une longueur de bras,pourtant ! Il est vrai qu’une longueur de bras, ce n’est pasgrand’chose, et puis le bras de Barbe n’était pas bien long, etd’ailleurs, elle ne le tenait pas tout droit, mais elle le pliaitun peu. Kit était si près d’elle, quand leurs mains se pressèrent,qu’il put apercevoir une toute petite larme qui tremblait encore aubout d’un cil. Il était naturel qu’il examinât cela de plus près,sans en rien dire à Barbe. Il était naturel aussi que Barbe levâtses yeux sans se douter de cet examen et rencontrât les siens. Maisétait-il aussi naturel qu’en ce moment et sans la moindrepréméditation Kit embrassât Barbe ? Je n’en sais rien ;mais ce que je sais bien, c’est qu’il l’embrassa.

« Fi donc ! » s’écriaBarbe.

Mais elle le laissa recommencer. Il l’eût mêmeembrassée jusqu’à trois fois si le poney ne se fût avisé de ruer etde secouer la tête comme dans un transport subit de folle joie.Barbe, effrayée, s’enfuit, nais elle n’alla pas tout droit là où setrouvaient sa mère et mistress Nubbles, de peur qu’elles n’eussentl’idée de remarquer comme elle avait les joues rouges, et de laquestionner là-dessus. Ô la maligne petite Barbe !

Quand les premiers transports de tout le mondefurent passés, lorsque Kit et sa mère, Barbe et sa mère, avec lepetit Jacob et le poupon, eurent soupé, sans se presser, car ilsfussent volontiers restés ensemble la nuit entière, M. Garlandappela Kit, et le menant à part dans une salle où ils étaient toutseuls il lui annonça qu’il avait à lui faire une communication quile surprendrait étrangement. Kit parut si inquiet et devint sipâle-en entendant ces paroles, que le vieux gentleman s’empressad’ajouter que cette surprise serait d’une nature agréable, et illui demanda s’il serait prêt le lendemain matin pour entreprendreun voyage.

« Un voyage, monsieur ?… s’écriaKit.

– Oui, en ma compagnie et celle de mon ami quiest à côté. Devinez-vous le motif de ce voyage ? »

Kit devint plus pâle encore et secoua la têtecomme s’il ne s’en doutait pas.

« Oh ! que si, je suis sûr que vousle devinez déjà, lui dit son maître. Essayez. »

Kit murmura quelques mots vagues etinintelligibles. Cependant il dit distinctement : « MissNell ! » Il le dit trois ou quatre fois, et chaque foisil secouait la tête, comme s’il eût voulu ajouter :« Mais non, ce n’est pas ça. »

Mais M. Garland, au lieu de luidire : « Essayez, » puisque Kit avait satisfait à saquestion, dit très-sérieusement qu’il avait deviné juste.

« Le lieu de leur retraite est enfindécouvert, poursuivit-il. Tel est le but de notrevoyage. »

Kit multiplia en tremblant des questions commecelles-ci : Où était le lieu de leur retraite ? Commentl’avait-on découvert ? Depuis quand ? Miss Nellétait-elle bien portante ? Était-elle heureuse ?

« Nous savons qu’elle est heureuse, ditM. Garland. Bien portante, je… je pense qu’elle ne tardera pasà l’être. Elle a été faible et souffrante, à ce qu’on m’adit ; mais elle était mieux, d’après les nouvelles que j’aireçues ce matin, et l’on était plein d’espoir. Asseyez-vous, que jevous dise le reste. »

Osant à peine respirer, Kit obéit à sonmaître. M. Garland lui raconta alors qu’il avait un frère,dont il devait se souvenir d’avoir entendu parler dans la familleet dont le portrait, fait au temps de sa jeunesse, ornait la plusbelle pièce de la maison ; que ce frère avait vécu depuislongues années à la campagne, auprès d’un vieux desservant son amid’enfance ; que tout en s’aimant comme doivent s’aimer deuxfrères, ils ne s’étaient pas revus dans tout ce laps de temps, etn’avaient communiqué entre eux que par des lettres écrites àd’assez longs intervalles ; qu’en attendant toujours l’époqueoù ils pourraient encore se presser la main, ils laissaients’écouler le présent, selon l’usage des hommes, et l’avenir devenirlui-même le passé ; que son frère, dont le caractère étaittrès-doux, très-tranquille, très-réservé, comme celui deM. Abel, avait gagné l’affection des pauvres gens parmilesquels il vivait et qui vénéraient le vieux bachelier (c’étaitson sobriquet) et éprouvaient tous les jours les effets de sacharité et de sa bienveillance ; qu’il avait fallu bien dutemps et des années pour connaître toutes ces petitescirconstances, car le vieux bachelier était de ceux dont la bontéfuit le grand jour et qui éprouvent plus de plaisir à découvrir etvanter les vertus des autres qu’à emboucher la trompette pourpréconiser les leurs, fussent-elles plus grandes. M. Garlandajouta que c’était pour cela que son frère lui parlait rarement deses amis du village ; que cependant deux de ces derniers, uneenfant et un vieillard auquel il s’était fortement attaché, luiavaient tellement été au cœur que, dans une lettre datée de cesderniers jours, il s’était étendu sur leur compte, depuis lecommencement jusqu’à la fin, et avait donné sur l’histoire de leurvie errante et de leur tendresse mutuelle des détails si touchants,que cette lettre avait fait couler les larmes de toute la famille.À cette lecture, M. Garland avait été amené tout de suite àpenser que l’enfant et le vieillard devaient être ces deuxinfortunés fugitifs qu’on avait tant cherchés, et que le ciel lesavait confiés aux soins de son frère. Il avait en conséquence écritpour obtenir de nouvelles informations qui ne laissassent subsisteraucun doute : le matin même, la réponse était arrivée ;elle avait confirmé les premières conjectures. Telle était la causedu projet de voyage qu’on devait exécuter dès le lendemain.

« Cependant, ajouta le vieux gentleman ense levant et posant la main sur l’épaule de Kit, vous devez avoirgrand besoin de repos ; car une journée comme celle-ci estfaite pour briser les forces de l’homme le plus robuste. Bonnenuit, et puisse le ciel donner à notre voyage une heureusefin ! »

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