Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 33

 

Le jour revint et retrouva les voyageurs enroute. Depuis leur départ, ils avaient dû s’arrêter quelquefoispour prendre un peu de nourriture ; et souvent perdre dutemps, surtout la nuit, pour attendre des chevaux de relais. Horscela, ils n’avaient fait aucune halte. Mais le temps continuaitd’être affreux ; les routes étaient souvent escarpées etdifficiles. Ce n’était qu’à la nuit qu’ils pouvaient espérerd’atteindre le but de leur excursion.

Kit, tout gonflé, tout roidi par le froid,supportait cela comme un homme. Il avait bien assez de maintenirson sang en circulation, de se représenter l’heureuse issue de cetaventureux voyage et de s’étonner à chaque pas de tout ce qui luipassait sous les yeux, sans prendre le temps de songer auxinconvénients de la route. Cependant le jour qui s’obscurcissait,et la fuite rapide des heures accroissaient son impatience, commecelle de ses compagnons. La courte clarté d’un jour d’hiver netarda pas à s’évanouir ; quand la nuit fut tombée, il leurrestait encore à faire plusieurs milles.

Le vent tomba à l’entrée de la nuit. Sesmugissements éloignés devinrent une plainte basse etmélancolique : rampant tout le long du chemin et effleurantdes deux côtés les buissons desséchés, on aurait dit un grandfantôme pour qui la route était trop étroite et dont les vêtementsfrôlaient de chaque côté les ronces du chemin à mesure qu’ilavançait. Petit à petit il finit par se calmer et s’éteindre ;ce fut au tour de la neige.

Les flocons se pressaient, serrés etrapides ; bientôt ils couvrirent la terre à quelques poucesd’épaisseur, répandant en même temps un silence solennel, toutalentour. Les roues tournaient sans bruit ; et le son éclatantet retentissant du sabot des chevaux ne devint plus qu’unpiétinement sourd et comprimé. Leur marche muette et lente netroublait plus le silence de mort qui régnait partout.

Abritant ses yeux contre la neige qui segelait sur ses cils et obscurcissait sa vue, Kit s’efforçaitsouvent de distinguer les premières lueurs vacillantes quipouvaient indiquer l’approche de quelque bourg. Il apercevait biende temps en temps quelques objets, mais aucun d’une manièreprécise. Tantôt apparaissait un grand clocher qui bientôt après setransformait en un arbre ; tantôt une grange ; tantôt uneombre qui s’étendait sur le sol, projetée par les brillanteslanternes de la chaise de poste ; tantôt c’étaient descavaliers, des piétons, des voitures qui précédaient les voyageursou se croisaient avec eux sur la route étroite, et qui, au boutd’un certain temps, devenaient des ombres à leur tour. Un mur, uneruine, un pignon épais se dressait au bord de la route ; et,lorsqu’on avançait la tête, on trouvait que ce n’était plus que laroute elle-même. D’étranges tournants, des ponts, des courantsd’eau semblaient s’élancer au-devant des voyageurs, rendant ladirection plus incertaine encore : et cependant on étaittoujours sur la route ; et tout cela, comme le reste,finissait par se perdre en de vaines illusions.

Kit descendit lentement de sa banquette, carses membres étaient transis de froid, au moment où l’on arriva àune maison de poste isolée, et il y demanda à quelle distance ilsétaient encore du terme de leur voyage. Il était tard pour unrelais de traverse, et tout le monde était couché. Mais d’unefenêtre d’en haut quelqu’un répondit : Dix milles. Lesquelques minutes qui s’écoulèrent ensuite semblèrent avoir la duréed’une heure ; mais enfin un homme amena en grelottant leschevaux, et ne tarda pas à repartir.

Le chemin où l’on s’engagea était un chemin detraverse. Au bout de trois ou quatre milles, il se trouva qu’ilétait plein de trous et d’ornières, couverts de neige, quifaisaient à chaque instant tomber les chevaux tremblants et lesobligeaient à ne plus aller qu’au pas. Comme il était impossible,pour des gens aussi agités que l’étaient nos voyageurs, de restertranquillement assis et d’avancer si lentement, tous troisdescendirent et suivirent péniblement la voiture. La distancesemblait interminable, et l’on avait toutes les peines du monde àmarcher. Les voyageurs croyaient déjà que le postillon s’étaittrompé de route, lorsque minuit sonna à l’horloge d’une église peuéloignée ; la voiture s’arrêta. Elle ne faisait pas grandbruit auparavant ; mais lorsqu’elle cessa de faire craquer laneige, le silence fut aussi effrayant que si quelque tumulteétourdissant avait été remplacé tout à coup par un calmecomplet.

« C’est ici, messieurs, dit le postillondescendant de son cheval et frappant à la porte d’une petiteauberge. Holà !… après minuit, dans ce pays-ci, tout estmort. »

Le postillon avait frappé ferme et longtemps,mais sans réussir à se faire entendre des habitants plongés dans lesommeil. Tout demeurait sombre et silencieux. Les voyageurs sereculent pour regarder aux fenêtres, simples trous grossièrementpercés dans la muraille blanche. Pas de lumière. On croirait lamaison déserte, et les dormeurs déjà morts ; car rien nebouge.

Les voyageurs se consultèrent avec anxiété età voix basse, comme s’ils craignaient de troubler les échossinistres qu’ils venaient de réveiller.

« Allons-nous-en, dit le gentleman, etque ce brave homme continue de frapper jusqu’à ce qu’on l’entende,si c’est possible. Je ne puis me reposer avant de savoir si nous nesommes pas arrivés trop tard. Allons-nous-en, au nom duciel ! »

Ils s’éloignèrent, laissant au postillon lesoin de recommencer à frapper et de se procurer tout ce quel’auberge pourrait fournir. Kit les accompagna avec une petiteboîte qu’il avait suspendue dans la voiture au moment du départ,sans l’oublier depuis ; c’était l’oiseau de Nelly dans savieille cage, juste comme elle le lui avait légué. Il savait bienqu’elle aurait du plaisir à revoir son oiseau !

La route descendait par une pente douce enavançant, les voyageurs perdirent de vue l’église dont ils avaiententendu l’horloge, ainsi que le petit village groupé tout autour.Les coups de marteau répétés à la porte de l’auberge, et que dansle calme général ils pouvaient distinguer parfaitement, lestroublaient. Ils auraient voulu que le postillon se tînt plutôttranquille, et regrettèrent de ne pas lui avoir dit de ne pointrompre le silence avant leur retour.

La vieille tour de l’église, revêtue comme unfantôme de son blanc manteau de frimas, se dressa de nouveau devanteux ; et en quelques moments, ils s’en trouvèrent tout près.Ce monument vénérable tranchait par sa teinte grise sur lablancheur du paysage dont il était entouré. L’ancien cadran solaireplacé sur le mur du beffroi avait presque disparu sous un monceaude neige et on eût eu peine à le reconnaître. Le temps semblaitlui-même avoir caché ses heures, dans son humeur triste et sombre,désespérant de voir jamais le jour succéder à cette nuitfunèbre.

Tout près de là se trouvait une porte àclaire-voie ; mais il y avait plus d’un sentier dans lecimetière sur lequel elle ouvrait ; et incertains de celuiqu’ils prendraient, les voyageurs s’arrêtèrent.

– Voici la rue du village, si l’on peut donnerle nom de rue à un assemblage irrégulier de pauvres chaumières degrandeurs et d’époques diverses, les unes se présentant de face,les autres de dos, d’autres avec des pignons tournés vers laroute ; çà et là une enseigne ou un hangar, qui empiétait surle chemin. À une fenêtre peu éloignée tremblait une faiblelumière ; Kit courut vers cette maison pour prendre desinformations.

Un vieillard qui était à l’intérieur réponditau premier appel, il parut aussitôt à la petite croisée, en roulantun vêtement autour de sa poitrine pour se garantir du froid, etdemanda qui pouvait être dehors à cette heure indue et ce que l’onvoulait.

« Par un si mauvais temps, dit-il d’unton grondeur, on ne dérange pas les gens. Ma besogne n’est pas denature à ce qu’on ait besoin de me relancer jusque dans mon lit. Iln’y a pas grand mal à laisser refroidir les corps pour lesquels onrecourt à moi, surtout dans cette saison. Qu’est-ce que vousdemandez ?

– Je ne vous aurais pas fait sortir de votrelit, répondit Kit, si j’avais su que vous fussiez âgé etmalade.

– Âgé !… répéta l’autre d’un accentbourru ; comment pouvez-vous savoir si je suis âgé ?Peut-être pas aussi âgé que vous le pensez, l’ami. Quant à êtremalade, vous trouverez bien des jeunesses moins bien portantes quemoi, et c’est grand dommage ; non pas que je sois robuste etactif malgré mes années, ce n’est pas là ce que je veux dire, maisque la jeunesse ne les empêche pas d’être si faibles et sifragiles. Je vous demande pardon si je vous ai d’abord parlérudement. Mes yeux ne sont pas bien bons la nuit, mais ce n’est pasà cause de l’âge ou de la maladie ; ils n’ont jamais été bons,et je n’avais pas vu que vous êtes un étranger.

– Je suis bien fâché de vous avoir fait leverde votre lit, reprit Kit ; mais ces messieurs que vousapercevez à la porte du cimetière sont aussi des étrangers quiarrivent en ce moment après un long voyage, pour aller aupresbytère. Pouvez-vous nous l’indiquer ?

– Si je le puis ! répondit le vieillardd’une voix tremblante. Vienne l’été prochain, il y aura cinquanteans que je suis fossoyeur en ce village. Votre chemin, mon ami, estde prendre à droite. J’espère que vous n’apportez pas de fâcheusesnouvelles à notre bon ministre ? »

Kit s’empressa de répondre négativement et dele remercier. Il allait s’éloigner quand son attention fut attiréepar une voix d’enfant. Il leva les yeux et aperçut une toute petitecréature à une croisée voisine.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit vivementl’enfant. Est-ce que mon rêve serait vrai ? Je vous en prie,dites-le-moi, qui que vous soyez, vous qui êtes là debout etéveillé.

– Pauvre enfant ! dit le fossoyeur avantque Kit eût pu répondre. Comment ça va-t-il, mon mignon ?

– Mon rêve est-il vrai ? s’écria denouveau l’enfant d’une voix si fervente qu’elle eût fait vibrer lecœur de quiconque pouvait l’entendre. Non, non, c’est impossible.Je me trompe. Comment serait-ce possible ?

– Je comprends sa pensée, dit le fossoyeur.Retourne à ton lit, cher enfant !

– Oh ! s’écria l’enfant dans un transportde désespoir, je savais bien que cela n’était pas possible, j’enétais bien sûr avant de le demander. Mais toute cette nuit etl’autre nuit aussi, mon rêve a été le même. Je ne puis plusm’endormir sans que ce vilain rêve me revienne.

– Essaye de te rendormir, dit doucement levieillard ; ton rêve ne reviendra pas.

– Non, non, je préfère qu’il revienne, toutcruel qu’il est ; je préfère qu’il revienne. Je n’ai pas peurde le revoir dans mon sommeil, mais après ça, j’en ai tant dechagrin que j’en suis triste, tout triste !… »

Le vieux fossoyeur lui adressa un :« Dieu te bénisse ! » L’enfant éplorérépondit : « Bonne nuit ! » et Kit se trouvaseul de nouveau.

Il se hâta de retourner vers son maître, toutému de ce qu’il venait d’entendre, mais plus encore de l’accent dujeune garçon, que de ses paroles, dont il ne pouvait comprendre lesens. Les voyageurs suivirent le sentier indiqué par le fossoyeur,et bientôt ils arrivèrent au presbytère. Regardant alors autourd’eux quand ils furent en cet endroit, ils aperçurent, à quelquedistance et à la fenêtre ogivale d’un bâtiment en ruine, unelumière qui veillait solitaire.

Cette lumière entourée de l’ombre épaisse desmurs au fond desquels elle était enfoncée, brillait comme uneétoile. Vive et radieuse comme les astres qui diamantaient le cielau-dessus de la tête des voyageurs, solitaire et immobile commeeux, elle semblait être de la même famille que les éternelleslampes de l’espace et brûler de conserve avec elles.

« Quelle est cette lumière ? s’écriale gentleman.

– Sûrement, dit M. Garland, elle est dansla ruine qu’ils habitent. Je ne vois pas d’autre bâtimentruiné.

– Impossible, répliqua vivement legentleman : ils ne peuvent pas veiller jusqu’à une heure aussiavancée !… »

Kit, pour les tirer d’embarras, leur proposa,tandis qu’ils sonneraient à la porte du presbytère, d’aller, enattendant, du côté où brillait la lumière pour reconnaître s’il yavait par là quelqu’un d’éveillé ; il s’élança donc, avec leurpermission, respirant à peine, et toujours la cage à la main, toutdroit vers son but.

Il n’était pas facile de se diriger parmi lestombes, et en toute autre occasion Kit eût marché plus lentement oubien pris un détour. Mais, sans se préoccuper des obstacles, ilcontinua son chemin à pas pressés, et ne tarda point à arriver àquelques pieds de la fenêtre.

Il s’approcha le plus doucement possible, etfrôlant la muraille d’assez près pour heurter avec sa manche lelierre blanchi par la neige, il écouta. Nul bruit à l’intérieur.L’église elle-même ne pouvait pas être plus silencieuse. Appuyantsa joue contre la vitre, il écouta encore. Rien. Et pourtant, il yavait alentour un si profond silence, que Kit était bien certainqu’il eût pu entendre même la respiration d’une personne endormie,s’il y en avait eu dans ce lieu.

Chose étrange qu’une lumière en cet endroit àune heure aussi avancée de la nuit, et personne auprès de lalumière !

Un rideau était tiré vers la partie inférieurede la croisée ; Kit ne pouvait donc voir dans la chambre.Mais, sur ce rideau ne se projetait aucune ombre. Grimper au mur etessayer de regarder du dehors n’eût pas été une tentative sansdanger, ni certainement sans bruit, et il eût pu effrayer Nelly, sic’était là réellement le lieu de sa demeure. Il écoutaencore ; toujours le même silence inquiétant.

Il quitta la place lentement et avecprécaution, tourna derrière la ruine et arriva enfin à une porte.Il frappa. Point de réponse. Mais à l’intérieur régnait unsingulier bruit. Il eût été difficile d’en déterminer la nature. Ilressemblait au gémissement étouffé d’une personne affligée ;mais ce n’était pas cela, car il était trop régulier et troprépété. Tantôt on eût dit une sorte de chant, tantôt unelamentation, selon le sens imaginaire qu’il lui prêtait, car le sonétait uniforme et continu. Jamais Kit n’avait entendu rien desemblable, et dans cette psalmodie, il y avait quelque chosed’effrayant, de surnaturel et de glacial.

Kit sentit son sang se figer plus encorepeut-être que tout à l’heure par la gelée et la neige :cependant, il frappa de nouveau. Pas de réponse ; le bruitcontinua sans interruption. Alors, Kit posa avec précaution sa mainsur le loquet et poussa son genou contre la porte qui, n’étant pasfermée à l’intérieur, céda à la pression et tourna sur ses gonds.Le jeune homme aperçut le reflet d’un feu de foyer sur les vieillesmurailles, et il entra.

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