Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 7

 

La multitude se précipitait en deux courantsopposés et continus, sans repos et sans fin. Tous les passantsétaient absorbés par le souci de leurs affaires ; rien ne lesdétournait de leurs préoccupations intéressées, ni le bruit descabriolets et des charrettes chargées de ballots quis’entre-choquaient, ni le piétinement des chevaux sur le pavéhumide et gras, ni le clapotement de la pluie qui fouettait lesvitres et les parapluies, ni les coups de coude des piétons lesplus impatients ; en résumé, c’était le fracas et le tumulted’une rue populeuse au moment du flux des affaires. Pendant cetemps, les deux pauvres étrangers, étourdis, éblouis par cemouvement qu’ils apercevaient, sans y prendre part, lecontemplaient avec tristesse. Ils trouvaient au milieu de la foule,une solitude d’une tristesse incomparable, semblables au marinnaufragé qui, ballotté çà et là sur les vagues de l’immense océan,se sent les yeux rougis et aveuglés par la vue de l’eau quil’environne de tous côtés, sans avoir une seule goutte pourrafraîchir sa langue brûlante.

Ils se retirèrent sous une porte basse etcintrée afin de s’y abriter contre la pluie, et, de là, se mirent àexaminer la physionomie des passants, pour voir s’ils netrouveraient pas sur quelque visage un rayon d’encouragement oud’espérance. Les uns étaient refrognés, les autres souriants ;d’autres se parlaient à eux-mêmes ; d’autres faisaient desgestes saccadés comme s’ils devançaient la conversation qu’ilsallaient bientôt engager ; d’autres avaient le regard brillantde l’avidité du gain et de la fièvre des projets ; d’autresparaissaient pleins d’anxiété et d’ardeur ; d’autres allaientlentement et tristement ; dans le maintien de ceux-là étaitécrit le mot : « Gain ; » dans le maintien deceux-ci le mot : « Perte. » Il suffisait, pourpénétrer le secret de tous ces hommes affairés, de se tenir deboutet de s’arrêter à examiner leur visage à mesure qu’ils passaient.Dans les endroits dévolus aux affaires, là où chaque homme a sonbut, et sait que tous les autres ont aussi le leur, son caractèreet ses projets sont écrits ouvertement sur sa figure. Dans lespromenades publiques d’une ville, dans les centres d’éléganteflânerie, on va pour voir et être vu ; et là, sauf très-peud’exceptions, une expression uniforme se répète sur tous lesvisages : mais celui des gens qui sont livrés à un travailquotidien est bien plus transparent et laisse bien mieux lire lavérité sur leurs traits.

Plongée dans cette espèce de rêverie, qu’unepareille solitude est bien propre à éveiller, l’enfant continua detenir sur la foule qui passait ses yeux fixés avec un intérêtextraordinaire, qui lui faisait oublier un moment sa propreposition. Mais en proie au froid, à la faim, trempée par la pluie,épuisée de fatigue, n’ayant pas une place pour y poser sa têtemalade, bientôt elle reporta ses pensées vers le but dont elles’était écartée, mais sans rencontrer personne qui semblâtremarquer les deux infortunés ou à qui elle osât faire un appel. Aubout de quelque temps, ils quittèrent leur lieu de refuge et semêlèrent à la foule.

Le soir arriva. L’enfant et le vieillardcontinuèrent d’errer çà et là, moins pressés par les passants, quiétaient devenus plus rares, mais avec le sentiment intérieur deleur solitude extrême, mais au milieu d’une égale indifférence dela part de ceux qui les entouraient. Les lumières des rues et desboutiques vinrent ajouter à leur désespoir ; car il leursemblait que ces feux, en s’allumant sur une longue ligne,précipitaient encore la venue de la nuit et des ténèbres. Vaincuepar le froid et l’humidité, malade de corps, malade de cœur jusqu’àla mort, l’enfant avait besoin de sa suprême fermeté, de sa suprêmerésolution même pour avancer de quelques pas.

Ah ! pourquoi étaient-ils venus danscette ville bruyante, lorsqu’il y avait tant de paisibles campagnesoù la faim et la soif eussent été accompagnées pour eux de moins desouffrance que dans cette odieuse cité ! Ils n’étaient làqu’un atome dans un immense amas de misère dont la vue venaitencore abattre leur espoir et accroître leur terreur.

Non-seulement l’enfant avait à supporter lespeines accumulées d’une position désolante, mais encore il luifallait essuyer les reproches de son grand-père qui commençait àmurmurer, à se plaindre qu’on lui eût fait quitter leur dernierséjour et à demander d’y retourner. Ne possédant pas un penny, sanssecours, sans perspective même d’être assistés, ils se mirent àmarcher de nouveau à travers les rues désertes et à retourner dansla direction du port, espérant retrouver le bateau qui les avaitamenés, pour obtenir la permission de dormir à bord cette nuit.Mais là encore ils subirent un désappointement : car la portedu débarcadère était fermée ; et quelques chiens féroces,aboyant à leur approche, les contraignirent à se retirer.

« Nous dormirons cette nuit en plein air,mon cher grand-papa, dit l’enfant d’une voix faible, au moment oùils s’éloignaient de ce dernier lieu de refuge ; et demainnous nous ferons indiquer un endroit tranquille dans la campagne,où nous puissions essayer de gagner notre pain par un humbletravail.

– Pourquoi m’avez-vous amené ici ?répliqua le vieillard avec amertume ; je ne puis plussupporter ces éternelles rues sans issue. Nous étions bien où nousétions ; pourquoi m’avez-vous contraint de partir ?

– Parce que j’y faisais ce rêve dont je vousai parlé, voilà tout, dit l’enfant avec une fermeté passagère, quibientôt finit par des larmes ; parce que nous devons vivreparmi de pauvres gens, sinon, mon rêve me reviendra. Chergrand-papa, vous êtes âgé, vous êtes faible, je le sais ; maisregardez-moi. Jamais je ne me plaindrai si vous ne vous plaignezpas, et cependant j’ai bien souffert aussi pour ma part.

– Ah ! pauvre enfant errante, sans asile,sans mère ! s’écria le vieillard joignant les mains etcontemplant comme pour la première fois le visage de Nelly,contracté par la souffrance, ses vêtements de voyage tout tachés,ses pieds meurtris et gonflés, voilà donc où l’a conduite l’excèsde ma tendresse ! Moi qui étais si heureux autrefois !C’est donc pour en arriver là que j’ai perdu mon bonheur et tout ceque je possédais !

– Si nous étions maintenant dans la campagne,dit l’enfant, reprenant de la force tandis qu’ils marchaient etcherchaient des yeux un abri, nous trouverions quelque bon vieilarbre étendant ses bras ouverts comme un ami, agitant son vertfeuillage et frémissant comme pour nous inviter à venir goûter lesommeil sous son toit protecteur d’où il veillerait sur nous. Plûtà Dieu que nous y fussions bientôt, demain ou après-demain au plustard, et en même temps croyons bien, ô cher père, que c’est unebonne chose que nous soyons venus ici : car nous sommesconfondus au milieu du mouvement et du bruit de cette ville ;et si des méchants nous poursuivaient, sûrement ils auraient perdunos traces. C’est au moins une consolation. Tenez ! voici unevieille porte renfoncée, très-sombre, mais sèche et chaude sansdoute, car le vent n’arrive pas jusque-là. Ah ! monDieu ! …

Poussant un cri étouffé, elle recula devantune figure noire qui sortit tout à coup de l’endroit obscur danslequel ils étaient prêts à chercher un refuge, et resta là à lesregarder.

« Parlez encore, dit cette ombre ;il me semble que je connais votre voix ?

– Non, répondit timidement l’enfant ;nous sommes des étrangers, et n’ayant pas de quoi payer notrelogement pour la nuit, nous nous disposions à nous arrêterici. »

Il y avait à quelque distance un quinquet peulumineux, le seul qui éclairât l’espèce de cour carrée où ilsétaient, mais il suffisait pour en montrer la nudité et l’étatmisérable. Le fantôme noir indiqua du geste cette lumière, et enmême temps il s’en approcha, comme pour témoigner qu’il n’avait pasl’intention de se cacher ni de tendre un piège aux étrangers.

Ce fantôme était un homme misérablement vêtu,barbouillé de fumée, ce qui le faisait paraître plus pâle qu’il nel’était peut-être par le contraste qu’elle offrait avec la couleurnaturelle de son teint. Sa pâleur habituelle, son extérieur chétif,ressortaient suffisamment de ses joues creuses, de ses traitsallongés, de ses yeux caves, non moins que d’un certain air desouffrance patiemment supportée. Sa voix était rude mais sansbrutalité ; et bien que son visage fut en partie couvert parune quantité de longs cheveux noirs, l’expression n’en était niféroce ni cruelle.

« Comment en êtes-vous réduits à venirchercher ici un abri ? demanda-t-il. Ou plutôt, ajouta cethomme en examinant plus attentivement l’enfant, comment se fait-ilque vous cherchiez un abri à cette heure de nuit ?

– Nos malheurs en sont la cause, répondit legrand-père.

– Vous ne savez donc pas, reprit l’homme dontle regard, en lui répondant, s’attachait de plus en plus sur Nelly,vous ne savez donc pas comme elle est mouillée ! Vous ne savezdonc pas que des rues humides ne sont pas un lieu convenable pourelle !

– Je le sais bien, par Dieu ! répliqua levieillard. Mais que puis-je y faire ? »

L’homme regarda de nouveau Nelly et touchadoucement ses vêtements d’où la pluie coulait en petitsruisseaux.

« Tout ce que je puis faire pour vous,c’est de vous réchauffer, dit-il après une pause, mais rien deplus. Mon logis est dans cette maison ; et il montra lepassage voûté d’où il était sorti d’abord ; cette enfant ysera bien mieux qu’ici. L’endroit où se trouve le feu n’est pasbeau, mais vous pouvez y passer la nuit à votre aise, si du restevous avez confiance en moi. Voyez-vous là-haut cette lumièrerouge ? »

Ils levèrent les yeux et aperçurent une lueurterne se détachant sur le fond obscur du ciel ; c’était lapâle réverbération d’un feu éloigné.

« C’est près d’ici, dit l’homme.Voulez-vous que je vous y conduise ? Vous alliez dormir surdes briques froides ; je puis vous fournir un lit de cendreschaudes ; rien de mieux. »

Sans attendre une réponse qu’il lisaitd’ailleurs dans leurs regards, il prit Nell dans ses bras, etinvita le vieillard à le suivre.

La portant avec autant de précaution et defacilité que si elle avait été un tout petit enfant, et montrantlui-même non moins de légèreté que de solidité dans son pas, il lesconduisit à travers des bâtiments qui semblaient la partie la plusmisérable et la plus délabrée de la ville, sans se détourner pouréviter les trous pleins d’eau ou les dégorgeoirs inondés,précipitant sa course, malgré ces obstacles parmi lesquels ils’avançait tout droit. Ils marchèrent ainsi en silence durant unquart d’heure ; et ils avaient perdu de vue la lueur quel’homme avait indiquée, dans les sombres et étroites ruelles qu’ilsavaient dû suivre, quand cette lueur leur apparut de nouveau,s’échappant de la haute cheminée d’un bâtiment qui s’élevait devanteux.

« Nous voilà arrivés, dit l’hommes’arrêtant devant une porte pour mettre Nelly à terre et luiprendre la main. N’ayez pas peur ; il n’y a ici personne quipuisse vous faire du mal. »

Il fallait que l’enfant et son grand-pèreajoutassent une grande confiance à cette assurance pour sedéterminer à entrer, et ce qu’ils virent à l’intérieur n’étaitcertes pas de nature à diminuer leurs appréhensions et leursalarmes.

C’était un vaste et haut bâtiment soutenu pardes piliers de fer, avec de grandes ouvertures noires au haut desmurs par lesquelles pénétrait l’air extérieur. Jusqu’au toitretentissait l’écho du battement des marteaux et du mugissement desmachines, mêlé au sifflement du fer rouge qu’on plongeait dansl’eau et à mille bruits étranges qu’on ne pouvait entendre que là.En ce lieu ténébreux, une quantité d’hommes, s’agitant comme desdémons au sein de la flamme et de la fumée, à travers un voileobscur et nébuleux, avec la coloration ardente et sauvage que leurdonnaient les feux embrasés, portaient d’énormes morceaux de métaldont un seul coup mal dirigé eût suffi pour briser le crâne d’unouvrier ; on aurait dit des géants au travail. D’autres, sereposant sur des tas de charbon ou de cendres, avec leur visagetourné vers la noire voûte, dormaient ou se délassaient de leurtâche. D’autres, ouvrant les portes des fournaises chauffées àblanc, jetaient du combustible sur les flammes qui s’élançaient ensifflant pour le recevoir et qui le lapaient comme de l’huile.D’autres enfin retiraient, avec un bruit retentissant sur le sol,de grandes barres d’acier bouillant qui rendaient une chaleurinsupportable et projetaient une sorte de réverbération à la foissombre et vive, comme celle qui s’échappe de la prunelle des bêtesfauves.

À travers ces objets extraordinaires et cesrumeurs assourdissantes, leur guide conduisit Nell et le vieillardjusqu’à un endroit plus reculé où une fournaise brûlait nuit etjour, ce qu’ils comprirent du moins au mouvement de ses lèvres, carils ne pouvaient que le voir parler, sans l’entendre. L’homme quiavait veillé sur le feu et dont la besogne était terminée pour lemoment, se retira d’un air satisfait et laissa les voyageurs avecleur ami. Celui-ci étendit le petit manteau de Nell sur un tas decendres, et indiquant à l’enfant où elle pourrait pendre sesvêtements extérieurs pour les faire sécher, il l’invita, ainsi quele vieillard, à se coucher pour dormir. Quant à lui, il prit placesur une natte usée devant la porte de la fournaise, et, le mentonappuyé sur ses mains, il se mit à veiller sur la flamme quibrillait à travers les crevasses du fer et sur les cendres blanchesqui tombaient au-dessous dans leur tombeau ardent.

La chaleur de son lit, tout dur et toutgrossier qu’il était, jointe à la grande fatigue que Nelly avaitéprouvée, fit bientôt que, pour les oreilles de l’enfant, le tapagede l’usine dégénéra en un bruit plus doux, et que la pauvre petitene fut pas longtemps avant de ressentir un appel au sommeil. Prèsd’elle était étendu le vieillard, et elle s’endormit ayant sa mainappuyée sur le cou de son grand-père.

Cependant, lorsqu’elle s’éveilla, il étaitnuit encore, et elle ne put savoir si son sommeil avait été delongue ou courte durée. Mais elle trouva qu’elle était garantie,par quelques vêtements appartenant à des ouvriers, à la fois contrel’air froid qui eût pu s’introduire dans le bâtiment et contre lachaleur excessive. Regardant leur ami, elle remarqua qu’il étaitassis exactement dans la même attitude qu’auparavant, les yeuxfixés sur le feu avec la même attention invariable, et conservantune telle immobilité, qu’il ne semblait pas respirer. Nelly restadans cet état d’incertitude entre le sommeil et la veille,continuant si longtemps à contempler la figure inerte de cet homme,qu’enfin elle éprouva au plus haut degré la crainte qu’il ne fûtmort à cette place même. Elle se leva donc, s’approcha doucement delui et s’aventura à lui murmurer quelques mots à l’oreille.

Il fit un mouvement, promena son regard deNelly à la place qu’elle avait occupée précédemment, comme pours’assurer que c’était bien réellement l’enfant qu’il retrouvait siprès de lui, et interrogea l’expression des traits de Nelly.

« Je craignais que vous ne fussiezmalade, dit-elle. Les autres hommes ici sont tous en action, etvous seul vous êtes si tranquille !…

– Ils me laissent à moi-même, répondit-il. Ilsconnaissent mon caractère. Parfois ils me plaisantent, mais ils neme tourmentent pas à cet égard. Voyez-vous là-haut, voilàmon ami à moi.

– Le feu ? dit l’enfant.

– Il a vécu autant que moi. Nous parlons, nouspensons ensemble durant toute la nuit. »

L’enfant le regarda vivement avecsurprise ; mais l’homme avait tourné les yeux dans leurdirection première, et repris sa méditation.

« C’est mon livre, le seul livre où j’aiejamais lu ; il me raconte plus d’une vieille histoire. C’estma musique, car je reconnaîtrais sa voix entre mille, quoiqu’il yait bien des voix diverses dans son rugissement. Il a aussi sestableaux variés. Vous ne pouvez savoir combien de dessins étranges,combien de scènes différentes je me retrace dans les charbons toutrouges. Ce feu, c’est ma mémoire, j’y trouve toute mavie. »

Penchée en avant pour le mieux écouter, Nellyne put s’empêcher de remarquer combien, tandis qu’il parlait etméditait, ses yeux avaient d’animation.

« Oui, reprit-il avec un sourire plein dedouceur, ce feu était le même quand je n’étais encore qu’un toutpetit enfant, et je rampais vers lui jusqu’au moment où jem’endormais. Alors c’était mon père qui le surveillait.

– N’aviez-vous pas de mère ?

– Non, elle était morte. Les femmestravaillent dur dans notre condition. Elle est morte à la peine, àce qu’on m’a dit, et le feu m’en parle toujours. Je crois bien quec’est vrai. Je n’en ai jamais douté.

– Vous avez donc été élevé ici ?

– Été comme hiver. Secrètement d’abord ;mais quand on le sut, on permit à mon père de m’y garder. Ainsic’est le feu qui a bercé mon enfance, le même feu. Il n’a jamaiscessé.

– Et vous l’aimiez ?

– Naturellement. Mon père est mort devant. Jele vis tomber, juste à cet endroit où ces cendres se consumentmaintenant, et je me demandais avec étonnement, oh ! je m’ensouviens bien, comment le feu n’était pas venu au secours de sonvieil ami.

– Depuis ce temps, êtes-vous toujours restéici ?

– Depuis, je suis toujours venu veiller sur lefeu ; mais il y avait loin, et il faisait un rude froid enchemin. Ça ne l’empêchait pas de brûler tout de même et de sauteret de gambader, à mon retour, comme moi, dans mes jours de fête.Vous pouvez deviner, en me regardant, quelle sorte d’enfant j’étaisalors ; et lorsque cette nuit je vous ai vue dans la rue, vousm’avez remis dans l’esprit ce que j’étais après la mort dupère : c’est là ce qui m’a donné l’idée de vous conduiredevant le vieux feu. J’ai pensé encore à tout cet ancien temps envous voyant dormir ici. Vous pouvez dormir encore. Recouchez-vous,pauvre enfant, recouchez-vous. »

En achevant ces paroles, il mena Nelly jusqu’àson lit grossier, et l’ayant couverte avec les vêtements dont elles’était, à son réveil, trouvée enveloppée, il retourna à sa placed’où il ne bougea point, si ce n’est pour alimenter le brasier,restant d’ailleurs immobile comme une statue. L’enfant continua dele contempler pendant quelque temps ; mais bientôt elle céda àl’assoupissement qui pesait sur elle, et dans ce lieu étrange, surun monceau de cendres, elle dormit aussi paisiblement que si cettechambre avait été un palais et ce lit un lit de duvet.

Lorsqu’elle s’éveilla de nouveau, le grandjour brillait à travers les ouvertures du haut des murailles, etglissant en rayons obliques jusqu’à la moitié seulement del’édifice, il semblait le rendre plus sombre encore que la nuit. Lebruit et le tumulte continuaient de retentir, et les feuximpitoyables brûlaient avec autant d’ardeur qu’auparavant :car il n’y avait pas de danger qu’il y eût là, jour ou nuit, un peude cesse ou de repos.

Leur ami partagea son déjeuner, une petiteration de café et du pain grossier, avec l’enfant et songrand-père ; puis il leur demanda où ils se proposaientd’aller. Nell répondit qu’ils avaient envie de gagner quelquecampagne éloignée, tout à fait à l’écart des villes et même desvillages, et d’une voix hésitante elle s’informa de la meilleuredirection qu’ils auraient à prendre.

« Je connais peu la campagne, dit-il ensecouant la tête ; car passant toute notre vie devant lesbouches de nos fournaises, je vais rarement respirer dehors. Maisil paraît qu’il y a là-bas des endroits comme ça.

– Et est-ce loin d’ici ? dit Nelly.

– Oh ! sûrement oui. Commentpourraient-ils être près de nous, et rester verts et frais ?La route s’étend, à travers des milles et des milles, tout éclairéepar des feux semblables aux nôtres, une singulière route, allez,toute noire, et qui vous ferait bien peur la nuit.

– Nous perdons notre temps ici, il fautpartir, dit l’enfant avec force, car elle avait remarqué que levieillard écoutait ces détails avec anxiété.

– De dures gens, des sentiers qui n’ont jamaisété faits pour de petits pieds comme les vôtres, triste chemin sanslumière. N’allez pas par là, mon enfant !

– N’importe, s’écria Nell en insistant. Sivous pouvez nous renseigner, faites. Sinon, je vous prie de ne pasessayer de nous détourner de notre dessein. En vérité vous ne savezpas quel danger nous fuyons, et combien nous avons de raisons pourle fuir : autrement, vous ne chercheriez pas, j’en suis sûre,vous ne chercheriez pas à nous arrêter.

– Dieu m’en garde, s’il en est ainsi !dit l’étrange protecteur en promenant son regard de l’enfant émue àson grand-père qui tenait la tête penchée et les yeux fixés sur laterre. Je vous enseignerai le mieux possible votre chemin, à partirde la porte. Je voudrais pouvoir faire davantage. »

Il leur indiqua alors la direction qu’ilsauraient à prendre pour sortir de la ville, puis par où ilsdevraient aller quand ils seraient arrivés là. Il s’étendittellement sur ces instructions, que l’enfant, tout en le remerciantavec chaleur, se mit en devoir de s’éloigner et partit afin de n’enpas entendre davantage.

Mais avant que nos voyageurs eussent atteintle coin de la ruelle, l’homme arriva courant après eux ; ilserra la main de Nell et y laissa quelque chose, deux vieux soususés et incrustés de noir de fumée. Qui sait si ces deux sous nebrillèrent pas autant aux yeux des anges que les dons fastueuxqu’on a soin d’inscrire sur les tombes ?

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent :l’enfant pour conduire son dépôt sacré plus loin encore du crime etde la honte ; le chauffeur pour retrouver un intérêt de plus àla place où avaient dormi ses hôtes et lire de nouvelles histoiresdans le feu de la fournaise.

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