Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 20

 

L’indignation de M. Chukster n’était pasdénuée de quelque fondement. L’amitié qui s’était établie entre legentleman et M. Garland, loin de se refroidir, avait fait derapides progrès ; on peut dire qu’elle était devenueflorissante. Ces deux messieurs n’avaient pas tardé à nouer entreeux de fréquents rapports ; ils avaient fini par se voircontinuellement. Vers cette époque, le gentleman eut une maladiepeu grave, à la vérité, et qui, sans doute, provenait del’excitation d’esprit causée par le désappointement de sesdémarches infructueuses. Cette circonstance avait donné lieu à desrelations plus étroites encore. Il ne se passait pas un jour sansqu’un des habitants d’Abel-Cottage, à Finckley, vînt visiterBevis-Marks.

Comme le poney avait jeté le masque, et que,sans prendre la peine de pallier désormais la chose ou détournerautour du pot, il refusait obstinément de se laisser conduire partout autre que Kit, il arrivait généralement que, si le vieuxM. Garland ou M. Abel venait à Bevis-Marks, Kit était dela partie. En vertu de sa position, Kit était le porteur de tousles messages, de toutes les lettres. Aussi, tant que dural’indisposition du gentleman, Kit fit-il, chaque matin, le voyagede Bevis-Marks avec presque autant de régularité que la grandeposte.

M. Sampson Brass, qui, sans doute, avaitses raisons pour l’épier attentivement, apprit bientôt à distinguerle trot du poney et le bruit que faisait la petite chaise entournant le coin de la rue. Dès que le premier son arrivait à sesoreilles, il déposait immédiatement sa plume pour se frotter lesmains en témoignant la plus grande joie.

« Ah ! ah ! s’écriait-il. Voiciencore le poney. Un bon poney, monsieur Richard, et sidocile ! N’est-ce pas, monsieur ? »

Richard faisait une réponse en l’air ;quant à M. Brass, grimpé sur le haut de son tabouret, commepour jeter un coup d’œil dans la rue à travers le haut de safenêtre opaque, il se mettait à l’affût afin d’observer lesvisiteurs.

« Encore le vieux gentleman !…s’écriait-il, un vieux gentleman, de l’abord le plus prévenant,monsieur Richard, une charmante tournure, monsieur, quelque chosede calme, une bienveillance parfaite dans toute la physionomie,monsieur. Il réalise complètement pour moi le type du roi Lear, telqu’il était lorsqu’il possédait encore son royaume, monsieurRichard. C’est la même affabilité, c’est la même chevelure blanchesur une tête à demi chauve, c’est la même facilité à se laisserattraper. Ah ! quel beau coup d’œil, monsieur, quel beau coupd’œil ! »

Puis, dès que M. Garland avait mis pied àterre et gravi l’escalier, Sampson adressait, de sa croisée, unsigne de tête et un sourire à Kit ; il sortait ensuite dans larue pour le saluer, et entamait avec lui une conversation à peuprès en ces termes :

« Voilà une bête admirablement pansée,Kit ! »

M. Brass caresse le poney.

« Il vous fait honneur ; le poillisse et brillant. Il a littéralement l’air d’avoir été passé auvernis de la tête aux pieds. »

Kit touche le bord de son chapeau, sourit,caresse lui-même le poney et exprime sa conviction « qu’eneffet, M. Brass en trouverait peu comme cela.

– Un magnifique animal !… s’écrieM. Brass, et si intelligent !

– Dieu me pardonne ! répond Kit, ilcomprend tout ce qu’on lui dit comme un chrétien.

– Vraiment !… s’écria M. Brass, quine pouvait revenir de son étonnement quoiqu’il eût entendu la mêmechose, à la même place, de la même personne, dans les mêmes termes,une douzaine de fois.

– La première fois que je le vis, dit Kitflatté du profond intérêt que le procureur témoigne à son favori,je ne m’attendais guère à devenir aussi intime avec lui que je lesuis à présent.

– Ah ! réplique M. Brass, chez quiles préceptes de morale et d’amour de la vertu coulaient à pleinsbords, c’est un charmant sujet de réflexion pour vous, un charmantsujet ; un sujet d’orgueil et de joie, Christophe. La probitéest la meilleure politique. Je l’ai toujours éprouvé par moi-même.Ce matin même, j’ai perdu quarante-sept livres dix schellings parpure probité. Mais pour moi ce n’est pas une perte, c’est un gainvéritable. »

M. Brass frotte vivement son nez avec saplume et regarde Kit avec des larmes dans les yeux. Kit pense quesi jamais brave homme donna un démenti à son extérieur, c’est bienSampson Brass.

« Un homme, dit le procureur, qui dansune seule matinée perd par probité quarante-sept livres dixschellings est un homme à faire plutôt envie que pitié. Si la sommeavait été de quatre-vingts livres, la plénitude de mon cœur neconnaîtrait plus de bornes. Pour chaque livre perdue, j’eusse gagnécent pour cent de bonheur. Il y a là en moi, Christophe, ajouteBrass avec un sourire et en se frappant sur la poitrine, une petitevoix de conscience qui me chante des chansons si douces, que c’esttoute joie et tout plaisir. »

Kit est tellement frappé de ces paroles ;il trouve ces sentiments si complètement à l’unisson des siens,qu’il en est à se demander ce qu’il répondra, quand M. Garlandreparaît. M. Sampson Brass aide avec de grandes démonstrationsde politesse le vieux gentleman à remonter dans sa chaise ; etle poney, après avoir secoué la tête plusieurs fois et être restétrois à quatre minutes avec ses quatre pieds plantés fixement surle sol comme s’il était déterminé à ne pas quitter la place, à lavie et à la mort, part tout d’un coup sans être touché le moins dumonde, et court à une vitesse de douze milles anglais à l’heure.Alors M. Brass et sa sœur, qui est venue le rejoindre à laporte, échangent un sourire bizarre qui n’est pas des plusavenants, et retournent auprès de M. Richard Swiveller qui,durant leur absence, s’est régalé de diverses attitudes depantomime, et se laisse surprendre, à son pupitre, dans un étatd’agitation et de rougeur qui le trahit, grattant vivement rien dutout avec son canif ébréché.

Quand il arrivait que Kit venait seul et sansla chaise, toujours aussi il se trouvait que Sampson Brass, serappelant une commission, avait à envoyer M. Swiveller, sinonde nouveau à Peckam Rye, du moins à quelque endroit assez éloignépour que le clerc ne pût pas être de retour avant deux ou troisheures, ce gentleman n’étant pas d’ailleurs, à dire vrai, renommépour sa diligence dans les courses, car il avait plutôt l’habitudede prolonger et d’étendre jusqu’aux dernières limites du possiblele temps qui lui était accordé. Sitôt M. Swiveller sorti, missSally s’éclipsait. Alors M. Brass ouvrait toute grande laporte de l’étude, se mettait gaiement à entonner sa vieille chansonet reprenait son sourire séraphique. En arrivant à l’escalier, Kitne manquait pas de s’entendre appeler : le procureur engageaitavec lui une conversation morale et amusante ; parfois il lepriait de veiller un instant sur l’étude parce qu’il avait à faireune petite course, et, en revenant, il le gratifiait d’un écu oudeux. Ces rémunérations se reproduisirent si souvent, que Kit, nedoutant nullement qu’elles vinssent du gentleman déjà si généreuxavec mistress Nubbles, ne pouvait assez admirer tant de libéralité,et il achetait tant de bagatelles à bon marché, soit pour la mère,soit pour le petit Jacob, soit pour le poupon, soit enfin pourBarbe, que chaque jour l’un ou l’autre avait son nouveaucadeau.

Tandis que ces faits et gestes semanigançaient tant chez Sampson Brass qu’au dehors, RichardSwiveller, souvent laissé seul dans l’étude, commença à trouver quele temps lui pesait. En conséquence, pour se maintenir en bellehumeur et pour empêcher ses facultés de se rouiller, il fitl’emplette d’un cribbage[2] et d’un jeude cartes, et s’habitua à jouer au cribbage avec un mort, ensupposant des mises de vingt, trente et quelquefois cinquantelivres de chaque côté, sans compter les paris hasardeux quis’élevaient à un chiffre fabuleux.

Tandis que le jeu se poursuivait dans le plusgrand silence, malgré l’importance des intérêts qui y étaientattachés, M. Swiveller en vint à penser que les soirs oùM. et miss Brass étaient dehors, et maintenant cela leurarrivait souvent, il entendait une sorte de ronflement ou derespiration difficile dans la direction de la porte : aprèsréflexion, il avisa que ce bruit pourrait bien provenir de lapetite servante qui avait un rhume perpétuel causé par l’humiditéde sa résidence. Un soir donc, regardant avec attention de ce côté,il aperçut distinctement un œil qui brillait au trou de laserrure ; ne doutant plus de la justesse de ses soupçons, ilse glissa doucement jusqu’à la porte, et fondit à l’improviste surla petite curieuse.

« Oh ! je ne voulais pas faire demal. Sur ma parole, je ne voulais pas faire de mal, s’écria lapetite servante, se débattant avec une vigueur qui n’était pas desa taille. La cuisine en bas est si triste ! Je vous en prie,n’en dites rien ; je vous en prie, ne le dites pas.

– Et pourquoi donc le dirais-je ?…N’était-ce pas pour chercher compagnie que vous regardiez à traversle trou de la serrure !

– Oui, ce n’est que pour ça, ma parole.

– Y a-t-il longtemps que vous vous amusez àvous glacer l’œil à cet exercice ? demanda Richard.

– Oh ! depuis que vous avez commencé pourla première fois à jouer aux cartes, et même longtempsavant. »

Le vague souvenir de divers amusementsfantastiques auxquels il s’était livré pour se rafraîchir desfatigues du travail, et dont sans doute la petite servante avaitété témoin, déconcerta passablement M. Swiveller : maisil n’était pas assez sensible à cet égard pour ne point se remettrepromptement.

« C’est bien, venez, dit-il après unmoment de réflexion ; venez ici, asseyez-vous. Je vousapprendrai à jouer.

– Oh ! je n’oserais pas, répondit lapetite servante. Miss Sally me tuerait si elle savait que je suisentrée ici.

– Avez-vous du feu en bas ? demandaRichard.

– Un tantinet.

– Ma foi ! miss Sally ne me tuera pas,moi, si elle vient à savoir que j’y suis descendu. J’y vais donc,dit Richard mettant les cartes dans sa poche. Dieu ! que vousêtes maigre ! Pourquoi donc ça ?

– Ce n’est pas ma faute.

– Est-ce que vous ne mangeriez pas bien dupain et de la viande ? dit Richard décrochant son chapeau.Oui ? Ah ! je le pensais bien. Avez-vous jamais goûté dela bière ?

– J’en ai bu une fois un petit coup.

– Quel état de choses ! s’écriaM. Swiveller levant ses yeux au plafond. Elle n’en a jamaisgoûté !… Car ce n’est pas en goûter que d’en boire un petitcoup. Quel âge avez-vous ?

– Je ne sais pas. »

M. Swiveller ouvrit de grands yeux etparut quelques moments pensif ; alors ordonnant à la jeunefille de veiller à la porte jusqu’à ce qu’il fût de retour, ils’éloigna vivement.

Il ne tarda pas à revenir, suivi d’un garçonde taverne qui portait d’une main une assiettée de pain et de bœuf,et de l’autre un grand pot rempli d’une boisson très-odorante etd’un fumet agréable ; espèce de bière d’absinthe supérieure,faite d’après une recette particulière que M. Swiveller avaitenseignée au maître de l’établissement, à l’époque où il était fortendetté chez lui et où il lui importait de se concilier son amitié.À la porte, il déchargea le garçon de son fardeau qu’il remit à sapetite compagne en la pressant de l’emporter, de peur de surprise,à sa cuisine où il la suivit.

« Là ! dit-il, en posant l’assiettedevant elle. Avant tout, nettoyez-moi ça ; et nous verronsaprès. »

La petite servante ne se le fit pas dire deuxfois, et l’assiette fut bientôt vide.

« Maintenant, dit Richard lui tendant lepot, empoignez-moi ça ; mais modérez vos transports, voussavez ! car vous n’avez pas l’habitude de la chose. Ehbien ! est-ce bon ?

– Oh ! oui, n’est-ce pas ? »dit la petite serrante.

M. Swiveller parut enchanté au delà detoute expression par cette réponse. Il absorba lui-même un bon coupdu précieux liquide, tout en regardant fixement sa compagne. Aprèsces préliminaires, il se mit à enseigner le jeu à la petiteservante qui ne fut pas longtemps à l’apprendre d’une manièrepassable, car elle avait l’esprit subtil et délié.

« Maintenant, dit M. Swiveller,mettant deux pièces de six pence dans une saucière et ajustant lamauvaise chandelle, les cartes une fois battues et coupées,maintenant voici les enjeux. Si vous gagnez, vous aurez tout ;si je gagne, ce sera pour moi. Pour rendre le jeu plus amusant etplus comique, je vous appellerai la Marquise,entendez-vous ? »

La petite servante fit un signe de tête.

« Allons, marquise, dit Swiveller,feu ! »

La marquise, tenant ses cartes très-serréesdans ses deux mains, examina laquelle elle jetterait ; etM. Swiveller, prenant l’attitude joviale et fashionable quiconvenait à une semblable compagnie, s’ingurgita une nouvellegorgée de bière à l’absinthe, en attendant que la petite servanteeût joué.

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