Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 18

 

À partir de ce temps, il s’éleva dans le cœurdu vieillard, à l’égard de l’enfant, une sollicitude vigilante quine le quittait plus. Il y a dans le cœur humain des cordesétranges, variées, qui ne vibrent que par accident : ellesresteront muettes et sourdes aux appels les plus passionnés, lesplus ardents, et puis un jour enfin elles répondront au contact leplus léger et le plus fortuit. Dans les esprits les plusinsensibles ou les plus enfantins, il y a un certain fonds deréflexion que l’art suscite rarement et que toute l’habileté dumonde ne pourrait inspirer : il se révèle par hasard comme sesont révélées la plupart des grandes vérités, quand celui qui lesdécouvrait n’avait en vue que le but le plus simple.

Du jour où s’était passée cette scène intime,le vieillard n’oublia plus un seul moment la faiblesse et ledévouement de l’enfant. À partir de ce petit incident, lui quil’avait vue traverser, à ses côtés, tant d’obstacles et desouffrances, sans l’envisager autrement que comme la compagnenaturelle des misères qu’il ressentait si cruellement lui-même etqu’il déplorait aussi bien pour lui que pour elle, il sentitintérieurement s’éveiller l’intelligence de sa dette envers Nellyet de l’état où ces misères l’avaient réduite. Depuis cette époquejusqu’à la fin, jamais, non, jamais, même dans un moment d’oubli,il ne se préoccupa plus de sa propre personne ; jamais aucunepensée, aucune considération d’intérêt particulier ne vint ledistraire de la contemplation du gracieux objet de son amour.

Il la suivait partout pour guetter l’instantoù elle serait fatiguée et sentirait le besoin de s’appuyer sur sonbras ; il s’asseyait en face d’elle au coin de la cheminée,heureux de veiller sur elle et de la regarder, jusqu’à ce qu’ellerelevât la tête et lui sourît comme autrefois ; il luiépargnait avec empressement les soins domestiques qui eussent puexcéder la mesure de ses forces ; pendant les sombres etfroides nuits, il se levait pour écouter le souffle de son enfantendormie, et parfois il restait penché des heures entières auchevet de son lit rien que pour avoir le plaisir de toucher samain. Celui qui sait tout peut seul savoir combien d’espérances,combien de craintes, combien de pensées d’affection profonde secroisaient dans ce cœur déchiré, et quel changement s’était opéréchez le pauvre vieillard.

Quelquefois (bien des semaines s’étaientécoulées déjà) l’enfant, épuisée même au bout de peu d’efforts,passait toute la soirée sur un lit de repos devant le feu. Alors lemaître d’école apportait des livres et lui faisait la lecture àhaute voix ; mais rarement la soirée s’écoulait sans que levieux bachelier vint aussi et se mît à lire à son tour. Legrand-père restait assis à écouter, il n’écoutait guère, mais iltenait ses yeux fixés sur l’enfant ; et si elle souriait, sielle s’animait au récit qu’elle entendait, le vieillard disait quece récit était plein d’intérêt, et il se prenait à aimer le livre.Lorsque, dans la causerie de la soirée, le vieux bachelierracontait quelque histoire qui plaisait à Nelly, et les histoiresdu vieux bachelier ne manquaient jamais de lui plaire, le vieillards’efforçait, bien qu’à grand’peine, de la graver dans sonesprit ; de plus, quand le vieux bachelier prenait congéd’eux, parfois le vieillard courait après lui et le priaithumblement de vouloir bien lui redire quelque partie de sonhistoire qu’il désirait apprendre pour obtenir un sourire deNelly.

Mais ces circonstances ne se produisaient parbonheur que rarement : car l’enfant n’aimait qu’à être dehorset à se promener dans son jardin solennel. Bien des personnes aussivenaient visiter l’église ; et comme ceux qui étaient venusparlaient de l’enfant à leurs amis, il s’en présentait beaucoupd’autres : si bien que, même à cette époque de l’année, il yavait foule de visiteurs. Le vieillard les suivait à quelquedistance le long de l’église, écoutant la voix si chère à soncœur ; et quand les étrangers avaient quitté Nelly ets’éloignaient, il se mêlait à eux pour saisir quelques lambeaux deleur conversation ; ou bien dans ce, but, il restait à laporte, la tête découverte, guettant le moment où ils passeraient.Ceux-ci vantaient toujours l’esprit et la beauté de l’enfant, et levieillard était fier de les entendre ! Mais qu’ajoutaient doncsi souvent ces visiteurs, pour que le cœur du vieillard fût torturéet pour que le pauvre homme allât tout seul gémir et sangloter dansun coin sombre ? Hélas ! qu’ils étaient indifférents àses yeux, ceux qui n’éprouvaient pour elle que le faible intérêt dumoment, ceux qui s’en allaient oublier dès la semaine suivantel’existence d’un être si charmant, même après l’avoir vu, mêmeaprès en avoir eu pitié, même après avoir adressé au grand-père unadieu plein de compassion et chuchoté entre eux, en passant, d’unair mystérieux !

Parmi les gens du village aussi il n’y enavait pas un qui ne ressentit de l’affection pour la pauvreNelly : tous éprouvaient le même sentiment ; tous avaientnon-seulement de la tendresse pour elle, mais une pitié quicroissait chaque jour. Les écoliers eux-mêmes, tout légers etinsouciants qu’ils étaient, aimaient Nelly. Le plus hébété d’entreeux eût été bien fâché de ne pas l’avoir aperçue à sa placeaccoutumée lorsqu’il se rendait à la classe, et il se fûtvolontiers détourné de son chemin pour aller demander de sesnouvelles à la fenêtre garnie de barreaux. Si elle était assisedans l’église, les écoliers y hasardaient tout doucement un regardà travers la porte entre-bâillée, mais ils ne s’avisaient point delui parler, à moins qu’elle ne se levât et ne vînt leur adresser laparole. Ils lui reconnaissaient quelque chose de supérieur quil’élevait au-dessus d’eux.

Quand le dimanche revenait, il n’y avait dansl’église que de pauvres gens ; car le château où avaient vécules anciens seigneurs du pays n’était plus qu’une ruineabandonnée ; et, à sept milles à la ronde, il n’existait qued’humbles cultivateurs. En ce jour consacré à la prière et jusquedans le lieu saint l’on témoignait à Nelly le même intérêt quepartout ailleurs. On se réunissait autour d’elle sous le porche,avant et après le service. Les tout petits enfants s’attachaient àsa jupe ; les vieillards et les femmes interrompaient leurscommérages pour lui adresser un salut affectueux. Plusieurs quiétaient venus d’une distance de trois à quatre milles, luiapportaient leur modeste présent ; et les plus pauvres, lesplus infimes avaient au moins pour elle des vœux sortis ducœur.

Elle avait voué une tendresse touteparticulière aux jeunes enfants qu’elle avait vus pour la premièrefois jouant dans le cimetière. L’un d’eux, celui qui avait parlé deson frère, était son petit favori, son ami ; souvent, àl’église, il se tenait assis auprès d’elle, ou bien il montait avecelle jusqu’au sommet de la tour. Il était heureux de la soutenir,ou de s’imaginer du moins qu’il lui prêtait appui, et bientôt ilsdevinrent inséparables.

Il advint qu’un jour, comme Nelly était seule,dans le vieux cimetière, occupée à lire, le jeune garçon yaccourut, les yeux pleins de larmes, et après l’avoir tenue unmoment à quelque distance de lui en la contemplant fixement, jetaavec une ardeur passionnée ses petits bras autour du cou de sajeune amie.

« Qu’est-ce donc ? dit Nellycherchant à le calmer. Qu’y-a-t-il ?

– Elle n’en est pas encore un !…s’écria l’enfant l’embrassant plus étroitement encore. Non,non !… Elle n’en est pas un !… »

Elle le regarda avec surprise, et luidébarrassant le front des cheveux qui le couvraient, elle demandaen l’embrassant au petit homme ce qu’il voulait dire.

« Chère Nell, s’écria-t-il, il ne fautpas que vous en soyez un !… Nous ne les revoyonsplus. Jamais ils ne viennent jouer avec nous, jamais ils neviennent nous parler. Restez telle que vous êtes. Vous êtes bienmieux comme ça.

– Je ne vous comprends pas…Expliquez-vous.

– Eh bien, ils disent, reprit le petit garçonen la regardant en face, ils disent que vous serez un ange avantque les oiseaux aient recommencé à chanter. Mais vous ne le voulezpas, n’est-il pas vrai ? Nell, ne nous quittez pas, quoique leciel soit bien brillant. Ne nous quittez pas !… »

Nelly baissa la tête, et couvrit son visage deses mains.

« C’est bon, c’est bon, elle ne veutpas ! s’écria le petit garçon, se réjouissant à travers seslarmes. N’est-ce pas que vous n’irez pas au ciel ? Vous savezcombien ça nous ferait de peine. Chère Nell, dites-moi que vousresterez avec nous. Oh ! je vous en prie, je vous en prie,dites-moi que vous le voulez ! »

Le petit garçon joignit les mains ets’agenouilla devant Nelly.

« Regardez-moi seulement, Nell,reprit-il, et dites-moi que vous resterez, et alors je verrai bienqu’ils se trompaient, et je ne pleurerai plus. Nell, ne medirez-vous pas oui ? »

Nelly continuait de baisser la tête et de sevoiler le visage ; ses sanglots troublaient seuls le silencemorne qu’elle gardait toujours.

« Au bout de quelque temps, poursuivit lepetit garçon en s’efforçant de lui prendre une de ses mains, lesbons anges seront satisfaits de penser que vous n’êtes point parmieux et que vous êtes restée ici pour être avec nous. Willy est alléles rejoindre ; mais s’il avait su combien il allait memanquer, la nuit, dans notre petit lit, sûrement il ne m’aurait pasquitté. »

Nelly ne put pas encore lui répondre, ellesanglotait comme si son cœur était prêt à se briser.

« Pourquoi partiriez-vous, chèreNelly ? Je sais que vous ne seriez pas heureuse si vousappreniez que nous pleurons à cause de votre perte. Ils disent queWilly est maintenant dans le ciel, où l’été dure toujours, etcependant je suis sûr qu’il s’afflige, quand je me couche sur sonlit de gazon, de ne pouvoir revenir m’embrasser. »

Il ajouta en la caressant et en pressant sonvisage contre celui de Nelly :

« Mais si vous voulez absolument partir,au moins aimez bien Willy, pour l’amour de moi. Dites-lui combienje l’aime encore, combien je l’aimais ; et quand je songeraique vous êtes tous deux ensemble, tous deux heureux, je tâcherai desupporter cela et jamais je ne vous causerai de peine en faisantquelque chose de mal. Oh ! jamais, jamais !… »

Nelly laissa le petit garçon lui prendre lesmains et se les mettre autour du cou. Il y eut alors un silencemêlé de larmes ; mais il s’écoula peu de temps avant que Nellyregardât son petit ami avec un sourire et lui promît, d’une voixdouce et calme, qu’elle resterait, et qu’il serait son ami tant quele ciel la laisserait sur terre. Il se frotta les mains avec joieet la remercia nombre de fois. Elle le pria de ne rien dire àpersonne de ce qui s’était passé entre eux, et il l’assura d’unaccent chaleureux qu’il n’en dirait jamais rien.

En effet, Nelly n’entendit jamais dire qu’ilen eût parlé : désormais il était de moitié dans sespromenades comme dans ses méditations, et jamais cependant il netoucha un seul mot du sujet qu’il savait lui avoir fait de lapeine, bien qu’il ne se rendît pas compte de la cause de cechagrin. Il y avait encore en lui un certain sentiment dedéfiance : souvent, en effet, il venait même dans les soiréessombres, et d’une voix timide, s’informer, à travers la porte, siNelly allait bien : quand on lui répondait que oui et qu’onl’invitait à entrer, il s’asseyait aux pieds de Nelly sur un petittabouret et restait ainsi patiemment jusqu’à ce qu’on vint lechercher pour le ramener chez lui. Dès le matin, il ne manquait pasde rôder autour de la maison pour demander des nouvelles deNelly ; et soit le matin, soit dans la journée, soit enfindans la soirée, il laissait là le jeu et ses compagnons de plaisirpour la suivre partout où elle allait.

Une fois le vieux fossoyeur dit àNelly :

« C’est un bon petit garçon, tout demême. Quand son frère aîné mourut, … frère aîné, c’est cela qui estdrôle, un frère aîné de sept ans, je me rappelle qu’il en futfrappé jusqu’au fond du cœur. »

Nelly songea à ce que le maître d’école luiavait dit de l’oubli où tombaient les morts, et elle jugea que sonpetit ami donnait un démenti à ce préjugé.

« Quoique ça, je pense qu’il s’est remisl’esprit en repos ; car il est assez gai parfois. Je parieraisbien que vous et lui vous avez été écouter le vieux puits.

– Vraiment non, répliqua Nelly. J’aurais eutrop peur d’aller auprès… Je ne vais pas souvent dans cette partiebasse de l’église ; je ne connais même pas l’endroit.

– Venez-y avec moi, dit le fossoyeur. Jen’étais encore qu’un enfant que je le connaissais déjà.Venez !… »

Ils descendirent les marches étroites quimenaient à la crypte et s’arrêtèrent parmi les arcades sombres,dans un endroit plein de ténèbres et de tristesse.

« C’est ici, dit le vieillard. Donnez-moila main pendant que vous relèverez le couvercle, de peur que vousne veniez à trébucher et à tomber dans le puits. Je suis trop vieuxet trop chargé de rhumatismes pour pouvoir me pencher moi-même.

– Est-ce noir et effrayant !… s’écrial’enfant.

– Regardez au fond, » dit le vieillard enmontrant du doigt l’orifice du puits.

L’enfant obéit et plongea sou regard dansl’abîme.

« Ce puits ne ressemble-t-il pas à untombeau ? dit le vieillard.

– Oui, il ressemble à un tombeau, répétal’enfant.

– Souvent je me suis imaginé, dit lefossoyeur, qu’on avait dû le creuser dans l’origine pour rendre lavieille église plus lugubre, et les moines plus pieux et plusaustères. On a l’intention de le fermer et de le murer, à ce qu’ilsdisent. »

L’enfant était encore à contempler pensive lesouterrain.

« Mais bah ! nous verrons, dit lefossoyeur, bien des jeunes têtes ensevelies dans l’autre terre,avant qu’on bouche ce jour-là. Dieu le sait ! Soi-disant c’estpour le printemps prochain.

– Les oiseaux recommenceront à chanter, auprintemps, pensa l’enfant le soir, pendant qu’elle était appuyée àsa petite fenêtre et contemplait le soleil couchant. Leprintemps !… la belle et heureuse saison ! »

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