Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 36

 

Le tourbillon magique qui, dans sa courseaventureuse, a entraîné jusqu’ici le chroniqueur, commence àralentir son pas ; il s’arrête. Le voilà arrivé au but ;notre tâche va finir aussi.

Il ne nous reste plus qu’à prendre congé desacteurs du petit monde qui nous a tenu compagnie tout le long duchemin, pour terminer notre voyage.

Entre tous, par-dessus tous, le doucereuxSampson Brass et Sally, viennent, bras dessus bras dessous,réclamer notre attention et nos égards.

Nous avons déjà vu que M. Sampson étaittombé entre les mains de la justice, après l’avoir invoquéed’abord, et on avait si fortement insisté pour qu’il voulût bienprolonger son séjour dans la prison, qu’il n’avait pu s’y refuser.Il demeura sous la protection des lois durant un tempsconsidérable, tenu si étroitement à l’écart par l’attention pleinede sollicitude de ceux qui veillaient à ses besoins, qu’il étaitperdu pour la société, sans pouvoir se livrer à aucun exerciceextérieur, si ce n’est dans l’espace d’une petite cour pavée. Lesgens auxquels il avait affaire, connaissant son caractère modesteet son goût pour la retraite, jaloux d’ailleurs de l’avoir toujoursprès d’eux, ne voulurent pas s’en séparer avant que deux richesparticuliers eussent fourni une caution de trente-sept mille cinqcents francs ; ce ne fut qu’à cette condition que ses hôteslui permirent de quitter leur toit hospitalier, tant ils avaientpeur qu’il ne leur faussât pour toujours compagnie, s’ils neprenaient pas leurs sûretés avant de lui donner la clef des champs.M. Brass, frappé de ce que ce badinage avait de spirituel, etle prenant tout à fait au sérieux, trouva dans le vaste cercle deses relations une couple d’amis dont la fortune réunie s’élevait àun peu moins de un franc cinquante centimes ; il offrit doncces messieurs en garantie : histoire de rire ! Mais, cesgentlemen n’ayant pas été accueillis, après vingt-quatre heures deréflexion pour la forme, M. Brass consentit à rester dans sondomicile actuel, et il y resta en effet jusqu’au moment où un clubd’esprits d’élite, vulgairement appelé le Grand-Jury, qui étaientdans le secret de la plaisanterie, l’appelèrent à comparaître pourparjure et dol, devant douze autres personnages facétieux qui, àleur tour, s’amusèrent beaucoup à le déclarer coupable. Il y aplus ; la populace elle-même s’associa au badinage ; etlorsque M. Brass fut emmené en fiacre vers l’édifice où seréunissaient ses juges, elle salua sa venue en lui jetant à la têtedes œufs pourris et des petits chats noyés ; elle fit mêmesemblant de vouloir le mettre en pièces, ce qui accrut infinimentle comique de la situation, et dut, sans nul doute, augmenterd’autant la satisfaction de l’ex-procureur.

Une fois en vaine de gaieté, M. Brass nes’en tint pas là : il se pourvut en cassation, alléguant en safaveur que, s’il avait consenti à déclarer lui-même les faits à sacharge, c’était sur l’assurance réitérée qu’on lui avait donnée, etles promesses qu’on lui avait faites d’obtenir pour lui pardon etimpunité ; il invoquait l’indulgence que la loi ne refuse pasen pareil cas aux esprits crédules, victimes de leur confianceinnocente. Après un débat solennel, ce point, ainsi que d’autres denature technique, dont il serait difficile d’exagérer la grotesqueextravagance, fut déféré à la décision des juges. En attendant,Sampson avait été réintégré dans sa première résidence. Finalement,vainqueur sur quelques points, vaincu sur d’autres, le résultatdéfinitif fut qu’au lieu d’être prié de vouloir bien voyager pourun temps en pays étranger, il obtint la faveur d’orner de saprésence la mère patrie, sous certaines restrictions tout à faitinsignifiantes.

Voici quelles furent ces restrictions :il devait, durant un nombre d’années déterminé, résider dans unbâtiment spacieux où étaient logés et entretenus aux frais dupublic plusieurs autres gentlemen qui étaient vêtus d’un uniformegris très-simple, bordé de jaune, portant les cheveux ras et vivantprincipalement d’un petit potage au gruau. On l’invita aussi àpartager leur exercice qui consiste à monter constamment une sérieinterminable de marches d’escalier ; et de peur que sesjambes, peu accoutumées à ce genre de divertissement, ne s’entrouvassent avariées, on lui fit porter au-dessus de la chevilleune amulette de fer pour lui servir de charme contre la fatigue.Une fois bien convenus de leurs faits, on le transporta un soir àson nouveau séjour, en grande cérémonie, dans un des carrosses deSa Majesté, en compagnie de neuf autres gentlemen et de deux damesadmis au même privilège.

Indépendamment de ces petites peines,autrement dit, de ces bagatelles, son nom fut effacé du rôle desattorneys ; et je ne sais pas si vous savez que jusqu’à cesderniers temps cette mesure a toujours été considérée comme unemarque de dégradation, de déshonneur pour celui qui la subit, commeimpliquant nécessairement quelque acte de félonie abominable, vuqu’il y a tant de noms très-peu respectables qui se carrenttranquillement aux meilleures places de la liste des procureurs,sans être en rien molestés.

Quant à Sally Brass, il courut sur son compteune foule de rumeurs contradictoires. Il y en avait d’aucuns quidisaient avec pleine assurance qu’elle s’était rendue aux docks enhabits d’homme et s’y était engagée comme matelot femelle. D’autresinsinuaient qu’elle s’était enrôlée comme simple soldat dans ledeuxième régiment des gardes à pied et qu’on l’avait aperçue enuniforme à son poste, c’est-à-dire se tenant un soir appuyée surson fusil dans une des guérites du parc de Saint-James ; maisde tous ces bruits, celui qui paraît le plus vraisemblable, c’est,qu’après un laps de quelque cinq années, pendant lesquelles rienn’indique que personne ait pu la rencontrer, on vit plus d’une foisdeux misérables créatures se glisser à la nuit hors des réduits lesplus reculés de Saint-Giles et cheminer le long des rues entraînant la savate, le corps tout courbé, scrutant les tasd’ordures et les ruisseaux comme pour y chercher quelque débris denourriture, quelque rebut du souper de la veille. Jamais cesespèces de spectres n’apparaissaient que dans les nuits de froid etd’obscurité où ces terribles fantômes, ces images incarnées de lamisère, du vice et de la famine, qui en tout autre temps se cachentdans les plus hideux repaires de Londres, sous les portes cochères,les voûtes sombres et dans les caves, s’aventurent à rôder dans lesrues. Ceux qui avaient connu Sampson et Sally, disaient tout basque ce devait être l’ex-procureur et sa sœur ; et il paraîtqu’encore aujourd’hui on les voit quelquefois passer, la nuit,quand il fait bien noir, avec leur sale accoutrement, tout contrele passant, qui s’écarte avec dégoût.

On ne retrouva le corps de Quilp qu’au bout dequelques jours. Une enquête fut ouverte près de l’endroit où lesflots l’avaient déposé. L’opinion générale fut que le nain s’étaitsuicidé, et comme toutes les circonstances de sa mort paraissaients’accorder avec cette présomption, le verdict fut rendu dans cesens. Il fut enterré avec un pieu enfoncé au travers du cœur, aubeau milieu d’un carrefour.

Cependant, le bruit courut plus tard que cettehorrible et barbare pratique n’avait pas été mise à exécution etque les restes de Quilp avaient été secrètement rendus à Tom Scott.Sur ce point même, toutefois, les sentiments furent divisés, carplusieurs personnes prétendirent que Tom Scott avait déterré àminuit la dépouille de son maître et l’avait portée à un endroitindiqué d’avance par la veuve. Il est à présumer que ces deuxhistoires n’avaient pas d’autre fondement que les larmes verséespar Tom, lors de l’enquête : et nous devons dire à ceux qui nevoudraient pas le croire, que le fait des larmes estvéritable ; bien plus, Tom manifesta le plus vif désir d’allerdonner une pile au jury. Voyant qu’on l’en empêchait et qu’onl’avait même chassé de la salle, il voulut du moins, par esprit devengeance, en obscurcir l’unique croisée en se posant en éventaildans l’embrasure, la tête en bas, jusqu’à ce qu’un sergent deville, qui ne badinait pas, le remit sur ses pieds lestement en luifaisant faire la culbute.

Se trouvant sur le pavé, par suite de la mortde son maître, il se détermina à courir le monde sur la tête et surles mains, et, en conséquence, il commença à faire la roue pourgagner sa vie. Cependant, comme sa qualité d’Anglais lui paraissaitun obstacle insurmontable à ses succès dans cette carrière (quoiquel’art des culbutes soit chez nous en assez grande faveur), il pritle nom d’un marchand d’images italien avec qui il fitconnaissance ; et sous le nom de Tomscotino fit désormais sespirouettes à l’envers avec un succès prodigieux et devant un publicde plus en plus nombreux.

La petite mistress Quilp ne se pardonna jamaisl’unique faute qui pesât sur sa conscience, et elle ne pouvait ypenser ni en parler sans pleurer amèrement. Son mari ne laissaitpoint de parents, elle était riche ; il n’avait pas fait detestament, sinon elle fût restée pauvre. S’étant mariée la premièrefois à l’instigation de sa mère, elle ne consulta que son propregoût pour un second choix. Ce choix tomba sur un homme agréable etjeune encore ; et comme il avait posé pour conditionpréliminaire que mistress Jiniwin vivrait hors de la maison avecune pension alimentaire, les deux époux n’eurent, après lacélébration du mariage, que la moyenne nécessaire de querellesqu’il doit y avoir dans un bon ménage, et menèrent une joyeuseexistence avec l’argent du défunt.

M. et mistress Garland et M. Abelcontinuèrent leur petit trantran ordinaire, à l’exception d’unchangement qui se produisit dans leur intérieur, comme nous allonsl’exposer : Quand le temps fut venu, M. Abel s’associaavec son ami le notaire. À cette occasion, il y eut dîner, bal,réjouissance complète. Au bal, le hasard voulut qu’on eût invité lajeune personne la plus modeste qu’on ait jamais vue, et le hasardvoulut encore que M. Abel tombât amoureux d’elle. Comment sefit la chose, ou comment les deux jeunes gens s’en aperçurent, oulequel des deux communiqua le premier à l’autre sa découverte,c’est ce que l’on ignore. Toujours est-il qu’après un certain tempsils se marièrent ; toujours est-il qu’ils furent heureux àfaire envie, toujours est-il enfin qu’ils méritaient bien leurbonheur. Il ne pouvait rien y avoir de plus agréable pour nous qued’ajouter à ces détails qu’ils eurent beaucoup d’enfants ; carla bonté et la vertu ne peuvent se multiplier et se répandre sansque ce soit un ornement de plus à joindre aux autres beautés de lanature et un sujet de joie légitime pour l’humanité toutentière.

Le poney garda son caractère et ses principesd’indépendance jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut d’unelongueur peu commune, et lui valut le surnom de Mathusalem. Souventil traîna le petit phaéton de la maison de M. Garland père àla maison de M. Garland fils ; et comme les parents etleurs enfants se réunissaient très-fréquemment, il eut chez lesjeunes époux une écurie à lui où il se rendait de lui-même avec uneétonnante dignité. Il voulut bien condescendre à jouer avec lesenfants lorsque ceux-ci furent devenus assez grands pour cultiverson amitié, et il courait avec eux comme un chien à travers lepetit enclos. Mais, bien qu’il se relâchât à tel point de sa fiertéd’humeur, et leur permît des caresses et de petites privautés,comme par exemple d’examiner ses sabots ou de se pendre à sa queue,jamais il ne souffrit qu’aucun d’eux montât sur son dos pour leconduire ; montrant ainsi que la familiarité elle-même a seslimites, et qu’il y a des points réservés avec lesquels il ne fautpas badiner.

Vers la fin de sa vie, Whisker prouva qu’iln’était pas encore incapable de former des attachements decœur : lorsque le bon vieux bachelier vint vivre avecM. Garland après le décès de son ami le desservant, le poneyse prit pour lui d’une grande amitié et se laissa volontiersconduire par lui sans opposer la moindre résistance. Deux ou troisannées avant sa mort on cessa de le faire travailler ; ilvécut à même l’herbe des prés comme un vrai coq en pâte, et sondernier acte, bien digne d’un vieux gentleman colérique, fut delancer une ruade contre son docteur… vétérinaire.

Après une longue convalescence,M. Swiveller, qui était entré en jouissance de son revenu,acheta une bonne garde-robe à la marquise et la mit aussitôt enpension, conformément au vœu qu’il avait fait sur son lit desouffrance. Il chercha longtemps un nom qui fût digne d’elle, etfinit par se décider en faveur de Sophronie Sphinx, nom euphonique,gracieux, qui avait de plus l’avantage de laisser supposer au fondun mystère. Ce fut donc sous ce nom que la marquise se rendit, touten larmes, à la pension choisie par M. Swiveller : maiselle en fut retirée, par suite de ses progrès rapides qui l’avaientplacée au-dessus de ses compagnes, pour entrer dans unétablissement d’un ordre plus élevé. M. Swiveller, c’est unejustice à lui rendre, bien que les frais d’éducation de la marquisedussent le mettre à la gêne pour une demi-douzaine d’années aumoins, ne sentit pas un instant son zèle se refroidir et se trouvatoujours payé amplement par les rapports avantageux qu’il recevait,avec beaucoup de gravité, sur les progrès de la jeune élève, chaquefois qu’au bout du mois il faisait sa visite à la directrice, quile considérait comme un gentleman aux habitudes excentriques,très-littéraire et d’une force prodigieuse sur les citations.

En un mot, M. Swiveller tint la marquisedans cette maison jusqu’à ce qu’elle eût atteint à peu près sadix-neuvième année ; elle avait alors de bonnes manières, del’instruction, de l’élégance. Il se demanda sérieusement, à cetteépoque, ce qu’il y avait maintenant à faire. Dans une de sesvisites périodiques, tandis qu’il roulait cette question dans sonesprit, la marquise arriva au parloir ; elle était seule, elleétait plus souriante et plus fraîche que jamais : alors lapensée vint à Richard, et ce n’était pas la première fois, que sielle consentait à l’épouser, ils seraient parfaitement heureuxensemble. Richard lui posa la question, elle ne dit pas non. Aubout d’une semaine, ni plus ni moins, ils étaient mariés, ce quipermit à M. Swiveller de faire remarquer bien des fois plustard qu’il y avait eu, avec tout cela, une jeune demoiselle quil’avait attendu pour l’épouser.

Il y avait justement à louer un petit cottageà Hampstead avec une tabagie pour fumer, objet d’envie du mondecivilisé ; ils se gardèrent bien de manquer l’occasion, etallèrent s’y établir après la lune de miel. Chaque dimanche,M. Chukster se rendait régulièrement en ce lieu de retraitepour y passer la journée ; il commençait par y déjeuner.C’était lui qui était leur grand pourvoyeur de nouvelles publiqueset des cancans de la société fashionable. Durant quelques années,il continua de porter à Kit une haine à mort, protestant qu’ilavait encore une meilleure opinion de lui du temps qu’on l’accusaitd’avoir soustrait le billet de banque, que depuis qu’on avaitreconnu pleinement son innocence ; car enfin son crimetémoignait au moins chez lui d’une certaine audace, d’une certaineénergie, tandis que son innocence n’était qu’une preuve de plus deson caractère souple et artificieux. Cependant il en vint plustard, mais combien il fallut de temps ! à se réconcilier aveclui ; il alla même jusqu’à l’honorer de son patronage, commeun homme qui s’était assez visiblement corrigé pour mériter pardonet indulgence. Toutefois, il ne mit jamais en oubli et ne put luipardonner le fait du schelling ; car enfin, disait-il, s’ilfût revenu pour en gagner un autre, à la bonne heure, mais revenirpour achever de gagner ce qu’on lui avait donné tout d’abord,c’était sur son caractère moral une tache que ni regret nicontrition ne pouvait jamais complètement faire disparaître.

M. Swiveller, qui avait toujours eu dugoût pour la philosophie contemplative, s’y adonnait de temps entemps avec fureur dans sa petite tabagie, dont il ne pouvaits’arracher. Durant ces heures de méditation, il s’était mis àdébattre dans son esprit la question mystérieuse de la famille deSophronie. Sophronie elle-même croyait être orpheline ; maisM. Swiveller, d’après quelques légers indices qu’il réunitd’autre part, inclina souvent à penser que miss Brass devait ensavoir plus long, et, ayant appris par sa femme les détails del’étrange entrevue qu’elle avait eue avec Quilp, il soupçonnamaintes fois que le nain eût bien pu, de son vivant, fournir laclef de l’énigme, si cela lui eût convenu. Disons cependant que cesraisonnements ne troublaient aucunement le repos deM. Swiveller ; car Sophronie était toujours pour lui unefemme aimable, dévouée et vigilante. Richard, de son côté, d’humeurégale et paisible, à cela près de quelques brouilles passagèresavec M. Chukster, que Sophronie, en femme de bon sens,encourageait plutôt qu’elle ne les calmait, fut toujours pour elleun époux plein d’égards et de tendresse. Ils jouèrent ensemble desmilliers de parties de cribbage. Et nous devons ajouter, àl’honneur de Dick, que, depuis le commencement jusqu’à la fin, ilcontinua d’appeler du titre de marquise celle que nous appelons,nous, Sophronie, et que, chaque année, à l’anniversaire du jour oùil l’avait aperçue dans sa chambre de malade, il y avait un dînerauquel M. Chukster était engagé : et, ce jour-là, onmettait les petits plats dans les grands.

Les joueurs de profession Isaac List et Jowl,avec leur digne associé M. James Graves, ce personnagechatouilleux à l’endroit de sa réputation, poursuivirent leursopérations avec des chances diverses jusqu’au moment où l’insuccèsd’une affaire un peu hardie dans l’exercice de leur profession lesobligea de se disperser dans toutes les directions, sans pouvoiréviter l’atteinte de la justice, qui a le bras long. Cette dérouteprovint de l’étourderie d’un nouvel affidé, le jeune FrédéricTrent, qui, en divulguant le secret de ses complices, devint ainsi,à son insu, l’instrument de leur châtiment comme du sien.

Ce jeune homme passa à l’étranger, où, pendantquelque temps, il s’abandonna à toutes sortes d’excès, vivant deson industrie, autrement dit, de l’abus de toutes les facultés qui,dignement employées, élèvent l’homme au-dessus de la bête, mais quile ravalent au contraire au-dessous d’elle lorsqu’il s’est ainsidégradé. Peu de temps après, son corps, tout meurtri et défigurépar quelque rixe violente, fut reconnu par un Anglais qui visitaitpar hasard le bâtiment spécial de la Morgue, à Paris, où sontexposés les noyés. Mais cet Anglais garda prudemment le secretjusqu’à son retour dans son pays, et le corps de Frédéric Trent nefut réclamé par personne.

Le gentleman, désignation familière souslaquelle nous avons fait connaître le frère du grand-père de Nelly,voulait absolument tirer le pauvre maître d’école de sa retraiteignorée pour faire de lui son compagnon et son ami ; maisl’humble instituteur de village craignait de s’aventurer dans unmonde bruyant, et d’ailleurs, il s’était habitué à aimer levoisinage du vieux cimetière. Calme et heureux dans son école, dansson pays d’adoption, et surtout dans son attachement pour sa chèrepetite amie tant pleurée, il continua tranquillement sa viepaisible et demeura, malgré l’insistance du reconnaissantgentleman, ce qu’on peut exprimer en peu de mots, un pauvre maîtred’école, rien de plus.

Son ami, le gentleman, ou le plus jeune frère,comme vous voudrez, avait conservé au fond du cœur un pesantchagrin. Mais ce chagrin ne faisait de lui ni un misanthrope ni unermite. Il traversait le monde en gardant ses affections.Longtemps, très-longtemps, son principal plaisir fut de rechercherla trace des lieux par où avaient passé le vieillard et l’enfant,autant que les derniers récits de Nelly lui permirent de retrouverces indices, de s’arrêter là où ils s’étaient arrêtés, de méditerlà où ils avaient souffert, et de se réjouir là où ils avaientéprouvé quelque bon traitement. Ceux qui leur avaient témoignéquelque bonté ne purent échapper à ses recherches. Les deux sœursdu pensionnat de miss Monflathers, qui avaient été aimées de Nellyparce qu’elles-mêmes n’avaient pas d’amis ; mistress Jarley,la propriétaire des figures de cire ; Codlin, Short, tous, illes retrouva ; et l’on nous a même affirmé qu’il n’oublia pasnon plus le chauffeur de la fournaise.

L’histoire de Kit, en se répandant au dehors,lui attira une multitude d’amis et lui valut beaucoup d’offresgénéreuses. D’abord, il ne songeait nullement à quitter le servicede M. Garland ; mais, sur les représentations sérieuseset les bons avis de ce gentleman, il commença à s’accoutumer àl’idée d’un changement de condition dans le temps comme dans letemps ; mais, en moins de rien et sans qu’il eût seulement leloisir de respirer, un des jurés qui l’avait autrefois cru coupabledu crime qu’on lui imputait et qui s’était prononcé en conséquence,lui proposa un bon poste. Il avait la bonté d’assurer en même tempsà la mère de Kit des moyens suffisants d’existence et de bien-être.Ce fut ainsi, comme Kit le répétait souvent, qu’un grand malheurdevint pour lui la source de toutes ses prospérités.

Kit resta-t-il célibataire, ou bien semaria-t-il ? Il va sans dire, qu’il se maria. Et quipouvait-il épouser, si ce n’est Barbe ? Et même, bien mieux,il se maria assez jeune pour que le petit Jacob se trouvât avoirdes neveux et nièces avant que ses mollets, déjà mentionnéshonorablement dans cette histoire, eussent encore eu l’honneur dese voir logés dans un grand pantalon. Au reste, ce n’était pasnécessaire pour porter le titre vénérable d’oncle, car le pouponl’était aussi comme lui. Le bonheur que cet événement causa à lamère de Kit et à la mère de Barbe est au-dessus de touteexpression ; se trouvant si bien d’accord sur ce point commesur tous les autres, elles prirent le parti de se loger ensemble etvécurent dans la plus parfaite intimité. Le cirque d’Astley avaitun attrait irrésistible pour les réunir tous au parterre à chaquetrimestre ; et la mère de Kit ne manquait pas de dire, chaquefois qu’elle voyait badigeonner à neuf l’extérieur de ce théâtreflorissant, que son fils, en les y conduisant, n’avait pas nui ausuccès de la troupe, et elle s’attendait presque à voir ledirecteur sortir pour l’en remercier avec effusion quand ellepassait par là.

Lorsque Kit eut des enfants de six et septans, il y eut dans le nombre une Barbe, et une jolie Barbe encore.Il n’y manquait pas non plus un fac-simile exact du petitJacob, tel qu’il était dans ces temps reculés où on lui révéla ceque c’était que des huîtres. Naturellement, il y avait un Abel, lefilleul de M. Garland fils ; il y avait un Dick,également filleul de M. Swiveller. Le petit groupe d’enfantsse réunissait souvent le soir autour du père, en le priant deraconter encore l’histoire de cette bonne miss Nell, qui étaitmorte. Kit la leur racontait ; et, quand les enfantspleuraient après l’avoir entendue, regrettant qu’elle ne fût pasplus longue, il leur disait qu’elle était montée au ciel, où vonttous les braves gens, et que, s’ils étaient bons comme elle, ilspouvaient espérer d’aller aussi un jour au ciel, où ils pourraientla voir et la connaître comme il l’avait vue et connue lui-même dutemps qu’il n’était encore qu’un tout petit garçon. Puis il leurracontait combien alors il était pauvre, comment elle lui avaitenseigné ce qu’il n’avait pas le moyen d’apprendre, et comment levieillard avait l’habitude de dire : « Elle se moquetoujours de Kit ; » et alors les enfants séchaient leurslarmes et se mettaient à rire à la pensée de ce qu’avait fait cettebonne miss Nell, et ils étaient tout joyeux.

Parfois, Kit les conduisait jusqu’à la rue oùNell et son grand-père avaient habité ; mais de nouvellesconstructions en avaient totalement changé la physionomie. Depuislongtemps la vieille maison avait été abattue, et, à la place, onavait ouvert une belle et large voie. Les premières fois, Kit puttracer encore avec sa canne un cercle sur le sol, comme pourindiquer à ses enfants la place où avait été la maison ; maisbientôt il n’eut plus lui-même qu’un souvenir confus de cetteplace : tout ce qu’il put dire, c’est que ce devait être icioù là, et que tous ces changements lui avaient brouillél’esprit.

Telles sont les métamorphoses que produisentun petit nombre d’années, et c’est ainsi que tout passe, comme unehistoire qu’on raconte.

FIN.

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