Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 19

 

Un jour ou deux après le thé donné par Quilpau Désert, M. Swiveller se rendit, à l’heure accoutumée, àl’étude de Sampson Brass. Se trouvant seul dans ce temple de laprobité, il posa son chapeau sur le pupitre ; puis, tirant desa poche une étroite bande de crêpe noir, il se mit à l’appliquerautour de sa coiffure, et à l’y fixer avec des épingles, en signede deuil. Quand il eut terminé l’arrangement de cet appendice, ilcontempla son œuvre avec une complaisance toute paternelle, etreplaça son chapeau sur sa tête, très-penché sur un œil pour enrendre l’effet plus lugubre. Tout étant disposé de façon à lesatisfaire complètement, il enfonça ses mains dans ses poches etarpenta l’étude de long en large à pas comptés.

« Toujours il en fut ainsi pour moi, ditM. Swiveller, toujours. Oui, toujours il en fut ainsi, depuisma première enfance où j’ai vu s’écrouler mes plus chèresespérances ; jamais je n’ai aimé un arbre ou une fleur sansvoir l’arbre dépérir et la fleur se faner la première entre toutes.J’avais élevé une gentille gazelle pour me réjouir dans lacontemplation de ses doux yeux noirs : mais quand elle en vintà me bien connaître et à m’aimer, il a fallu que ce fut pourépouser un jardinier-fleuriste ! »

Accablé par ces réflexions, il s’arrêta courtdevant le fauteuil des clients, et se jeta dans les bras qu’ilsemblait lui tendre pour le consoler.

« Et voilà, reprit-il avec une sorted’amertume railleuse, voilà la vie, sans doute. Oh !certainement. Pourquoi pas ? C’est bon : je ne veux plusme plaindre. »

Puis, retirant son chapeau de sa tête et lecontemplant avec férocité, comme si des considérations pécuniairesl’empêchaient seules de le fouler aux pieds, il poursuivitainsi :

« Je porterai cet emblème de la perfidied’une femme, en mémoire de celle avec qui je ne suivrai plus lesdétours du labyrinthe, de celle à qui je n’adresserai plus de toastavec le vin rosé, de celle qui jusqu’à la fin empoisonnera le baumede ma courte existence !… Ah ! ah !ah ! »

Ici il peut être nécessaire de faire observer,de peur que la fin de ce monologue ne paraisse peu convenable, queM. Swiveller ne se fût pas élevé à ce diapason de fou rire sifort en opposition assurément avec ses réflexions solennelles,n’était que se trouvant en humeur théâtrale, il accomplissaitseulement ce jeu de scène qu’on appelle dans le mélodrame :« Rire infernal. » En effet il paraîtrait quedans les enfers, ces diables-là rient toujours par syllabes, ettoujours en trois syllabes, jamais plus jamais moins, ce qui estchez cette race un trait de caractère fort remarquable et tout àfait digne d’attention.

L’écho des imprécations sinistres était àpeine éteint et M. Swiveller se tenait encore assis avec tousles signes du désespoir dans le fauteuil des clients, quand vint àretentir la sonnette, ou, pour mieux accommoder le mot à l’humeuractuelle de l’infortuné, le glas funèbre de la cloche de l’étude.Il ouvrit vivement la porte et aperçut la tête expressive deM. Chukster. Ils échangèrent un bonjour fraternel.

« Vous voilà diablement de bonne heuredans ce vieux et pestilentiel abattoir, dit le gentleman, se posantsur une jambe tandis qu’il balançait l’autre avec une aisanceparfaite.

– Mais oui, un peu, répondit Richard.

– Un peu ! répéta M. Chukster aveccet air de gracieux badinage qui lui allait si bien. Parbleu !je le crois. Savez-vous, mon bon, quelle heure il est ? Neufheures et demie passées du matin !

– Est-ce que vous n’entrez pas ? ditRichard. Je suis tout seul. Vous savez, Swiveller,solus : « C’est l’heure du sabbat…

– Où le cimetière s’ouvre…

– Et où les tombeaux rendent leursmorts… »

En terminant cette citation intercalée dansl’entretien familier, chacun des deux gentlemen prit la pose derigueur ; puis revenant aussitôt à la vile prose, ilsentrèrent dans l’étude. Ces tirades lyriques étaient familières auxglorieux Apollinistes, c’étaient comme les chaînons qui les liaientles uns aux autres et les élevaient au-dessus de la froide et ternehumanité.

« Eh bien ! comment cela va-t-il,mon gaillard ? dit M. Chukster en prenant un tabouret.J’ai été obligé de me rendre dans la Cité pour certaines petitesaffaires qui me concernent, et je n’ai pu passer devant le coin decette rue sans voir si vous étiez arrivé ; mais sur mon âme,je ne m’attendais pas à vous rencontrer. Il est si prodigieusementde bonne heure ! »

M. Swiveller lui exprima sesremercîments ; et comme la suite de la conversation témoignaqu’il se portait bien et que M. Chukster était également danscette condition désirable, ces deux messieurs, d’accord en celaavec la coutume antique et solennelle de la Société fraternelle àlaquelle ils appartenaient, unirent leurs voix dans un passage duduo populaire de : « Tout va bien ! » enfaisant un long trille sur la finale.

« Et quoi de neuf ? dit Richard.

– La ville est aussi plate, mon cher ami,répondit M. Chukster, que la surface, d’un four hollandais.Pas de nouvelles. Par parenthèse, votre locataire est bien le plussingulier original. Il échappe à la perspicacité la plusvigoureuse. Jamais on ne vit d’homme semblable !

– Qu’est-ce qu’il a donc faitencore ?

– Par Jupiter ! monsieur, réponditM. Chukster en tirant une tabatière oblongue, dont lecouvercle était orné d’une tête de renard en cuivre curieusementciselée, cet homme est impénétrable. Monsieur, cet homme s’est liépar un commerce d’amitié avec notre apprenti clerc. Celui-ci n’estpas méchant, mais il est extraordinairement lourd et doucereux.S’il avait besoin d’un ami, ne pouvait-il pas en choisir un qui sûtdire deux mots, le charmer par ses manières et saconversation ? J’ai mes défauts, monsieur…

– Nullement, nullement.

– Si, si, j’ai mes défauts ; personne neconnaît ses défauts mieux que moi. Mais je ne suis pas doucereux.Mes plus grands ennemis, tout homme a ses ennemis, monsieur, etj’ai les miens, ne m’ont jamais accusé d’être doucereux. Et je vousle dis, monsieur, si je ne possédais pas plus de ces qualités, quid’ordinaire attachent l’homme à ses semblables, que n’en possèdenotre apprenti clerc, j’irais plutôt prendre un fromage de Chesteret me l’attacher au cou pour me noyer. Je mourrais dégradé commej’aurais vécu. Je le ferais, sur mon honneur ! »

M. Chukster s’arrêta après cette période,frotta la tête du renard juste sur le bout du nez avec laphalangette de l’index, prit une pincée de tabac et regardafixement M. Swiveller, comme pour lui dire que, s’ils’imaginait qu’il allait éternuer, il se trompait bien.

« Non content, monsieur, continua-t-il,de s’être lié avec Abel, il a cultivé la connaissance du père et dela mère. Depuis qu’il est revenu de cette chasse aux oies sauvages,il a toujours été fourré chez ces gens-là : en ce moment mêmeil y est encore. Il protège en outre ce jeune snob, voussavez ; vous pourrez le voir, monsieur, constamment en route,soit pour aller à notre maison soit pour en revenir ; etcependant, moi, monsieur, sauf quelques formes banales depolitesse, je ne suppose pas qu’il ait jamais échangé plus d’unedemi-douzaine de mots avec moi. Maintenant, sur mon âme ! vousme connaissez, ajouta M. Chukster secouant gravement la tête,comme on a l’habitude de le faire quand on juge que les choses vontun peu trop loin ; c’est une affaire si humiliante que, si jen’éprouvais quelque sympathie pour le patron et ne savais pas qu’ilne pourrait jamais marcher sans moi, je serais forcé de rompre nosrelations. En vérité, je n’aurais pas d’autrealternative. »

M. Swiveller, qui était assis sur unautre tabouret en face de son ami, ranima le feu dans un excès desympathie, mais sans prononcer une parole.

« Quant au jeune snob, monsieur,poursuivit M. Chukster avec un regard prophétique, vous verrezqu’il tournera mal. Notre profession nous permet de connaîtrequelques-uns des replis du cœur humain ; croyez-en ma parole,ce garçon-là, qui était revenu soi-disant pour achever de gagnerson schelling, se révélera un de ces jours sous ses couleursvéritables. C’est un fripon, monsieur. Il faut que ce soit unfripon. »

M. Chukster s’étant levé eût probablementcontinué sur le même sujet et avec plus d’emphase encore, mais uncoup appliqué à la porte et qui semblait annoncer l’arrivée dequelque client, l’obligea de prendre un air de calme qui nes’accordait guère avec la violence de ses dernières paroles. Enentendant ce même bruit, M. Swiveller imprima à son tabouretun mouvement rapide de rotation sur un des pieds et le fit tourneren face du pupitre, où il fourra le tisonnier que, dans le troublede ses esprits, il avait oublié de déposer à sa place légitime, encriant :

« Entrez ! »

Or, qui est-ce qui se présenta ?Précisément ce même Kit qui venait d’être le thème des injures deM. Chukster ! Jamais homme ne reprit si vivement courageet ne parut plus féroce que M. Chukster lorsqu’il vit lenouveau venu. Quant à M. Swiveller, il considéra un momentKit ; puis sautant à bas de son tabouret et retirant letisonnier de l’endroit où il l’avait caché, il s’en servit pourexécuter avec une sorte de frénésie toutes les passes et lesparades de l’escrime à l’espadon.

« Le gentleman est-il chezlui ? » dit Kit passablement étonné de cette réceptionpeu ordinaire.

Avant que M. Swiveller eût pu répondre,M. Chukster saisit l’occasion pour protester du ton d’un hommeindigné contre cette manière de demander les gens, manièreirrespectueuse, dit-il, et digne d’un snob.

« Lorsque vous voyez deux gentlemen iciprésents, comment osez-vous dire le gentleman ? Nepouviez-vous dire au moins l’autre gentleman ? ouplutôt, car il n’est pas impossible que celui que vous demandezsoit de qualité inférieure, pourquoi n’avez-vous pas dit son nomtout court, laissant à ceux qui vous entendent le soin de luidonner eux-mêmes sa qualité ? J’ai quelque raison de croireque c’est une insulte personnelle que vous avez voulu mefaire ; je ne suis pas homme à permettre que l’on s’avise debadiner avec moi, comme certains snobs que je ne veux point nommerpourraient bien l’apprendre à leurs dépens.

– Je demande le gentleman de là-haut, dit Kitse tournant vers Richard Swiveller. Est-il chez lui ?

– Pourquoi ? répondit Richard.

– Parce que s’il y est, j’ai une lettre pourlui.

– De quelle part ?

– De la part de M. Garland.

– Oh !… murmura Richard avec une extrêmepolitesse. Vous pouvez alors me la remettre, monsieur. Et si vousattendez une réponse, monsieur, vous pouvez l’attendre, monsieur,dans le couloir, qui est un appartement spacieux et bien aéré,monsieur.

– Je vous remercie, répondit Kit. Mais je nedois donner cette lettre qu’au gentleman, s’il vousplaît. »

L’audace excessive de cette réplique mittellement M. Chukster hors de lui-même et excita à un si hautdegré sa fibre sensible à l’endroit de la dignité de son ami, quele maître clerc déclara que, s’il n’était retenu par desconsidérations officielles, il anéantirait Kit sur place ;quand l’affront était aggravé par les circonstances extraordinairesqui l’accompagnaient, le juste châtiment qui en eût résulté nepouvait manquer de recevoir, selon lui, la sanction, l’approbationd’un jury anglais, qui ne ferait aucune difficulté de rapporter unverdict d’homicide justifiable et d’y joindre un haut témoignage enfaveur de la moralité et du caractère du vengeur de l’affront. Loinde s’enflammer ainsi sur ce sujet, M. Swiveller éprouva un peude honte de l’emportement de son ami, surtout en face du sang-froidet de l’air calme de Kit, et il ne savait trop que faire quand onentendit le gentleman appeler à haute voix sur l’escalier.

« Hé ! cria-t-il, n’ai-je pas vuvenir quelqu’un pour moi ?

– Oui, monsieur, répondit Richard.Certainement, monsieur.

– Alors, où est-il ?

– Ici, monsieur, répliqua M. Swiveller.Allons, jeune homme, n’entendez-vous pas qu’on vous appelle ?Êtes-vous sourd ? »

Kit n’eut pas l’air d’avoir la moindre enviede poursuivre le débat, mais il se précipita vers l’escalier etlaissa les glorieux Apollinistes se regarder l’un l’autre ensilence.

« Qu’est-ce que je vous disais ?s’écria M. Chukster. Que pensez-vous de cela ? »

M. Swiveller était au fond ce qu’onappelle un bon enfant. Comme il ne voyait rien dans la conduite deKit de répréhensible ni de blâmable, il se trouva assez embarrassépour répondre. Il fut tiré de peine cependant par l’arrivée deM. Brass et de sa sœur Sally, dont l’aspect fit fuirprécipitamment M. Chukster.

Le procureur et son aimable compagne avaientl’air d’avoir tenu une consultation après leur frugal déjeuner, surquelque sujet d’un grand intérêt et d’une haute importance. Quandavaient lieu de semblables conférences, Brass et Sallyapparaissaient généralement à l’étude une demi-heure plus tard quede coutume et avec un air souriant, comme si les plans qu’ilsvenaient de tramer avaient tranquillisé leurs esprits et jeté unrayon de lumière sur leurs doutes pénibles. En ce moment, parexemple, ils semblaient plus gais encore que d’habitude ; missSally avait quelque chose d’onctueux, et M. Brass se frottaitles mains comme un homme qui se sent l’humeur joyeuse et l’espritlibre de tout souci.

« Eh bien, monsieur Richard !… ditle procureur, comment allons-nous ce matin ? Sommes-nousdispos et content, monsieur ?… Hein, monsieurRichard ?

– Très-bien, monsieur, répondit Swiveller.

– À merveille. Ah ! ah ! soyons gaiscomme des pinsons, monsieur Richard, pourquoi pas ? C’est unmonde charmant que le monde où nous vivons, monsieur. Il s’y trouvede mauvaises gens, monsieur Richard ; mais s’il n’y avait pasde mauvaises gens, il n’y aurait pas de bons procureurs. Ah !ah ! est-il venu quelque lettre par la poste ce matin,monsieur Richard ? »

M. Swiveller répondit négativement.

« Ah ! reprit Brass, ça ne faitrien. S’il y a peu de besogne aujourd’hui, il y en aura davantagedemain. Un cœur satisfait, monsieur Richard, c’est la douceur del’existence. Il n’est venu personne, monsieur ?

– Mon ami seulement, répondit M. Richard.« Puissions-nous ne jamais manquer d’un…

– D’un ami, » continua vivement Brass,« ou d’une bouteille à lui offrir. » Ah ! ah !C’est ainsi que dit la chanson, n’est-il pas vrai ? Une joliechanson, monsieur Richard, une jolie chanson. J’en aime lesentiment. Ah ! ah ! Votre ami est, je pense, le jeunehomme de l’étude de Witherden ? Oui. « Puissions-nous nejamais manquer d’un… » Il n’y a rien d’ailleurs, monsieurRichard ?

– Quelqu’un seulement chez le locataire.

– En vérité ? Quelqu’un chez lelocataire, ah ! ah !… « Puissions-nous ne jamaismanquer d’un ami ou d’une… » Quelqu’un chez le locataire,disiez-vous, monsieur Richard ?

– Oui, dit celui-ci un peu surpris du décousudes paroles de son patron. Ils sont ensemble en ce moment.

– Ensemble !… s’écria Brass. Ah !ah ! Qu’ils y restent, joyeux et libres, tirelirelire !…N’est-ce pas, monsieur Richard ? Ah ! ah !

– Certainement.

– Et, dit Brass en fouillant dans ses papiers,quel est ce visiteur ? Ce n’est pas, j’espère, une dame,monsieur Richard ? Vous savez qu’à Bevis-Marks on tient à lamorale, monsieur ! « Quand femme jolie se livre à lafolie… » et cetera. Vous dites donc, monsieurRichard ?

– C’est un autre jeune homme qui appartientaussi à Witherden ou à peu près, un nommé Kit.

– Kit !… répéta Brass. Singuliernom !… Le nom d’une pochette de maître à danser… Ah !ah ! Ce Kit est ici ? »

Richard regarda miss Sally, s’étonnant toutbas qu’elle ne gourmandât point cette exubérance d’espritextraordinaire chez M. Brass. Mais comme elle n’essayaitnullement de la réprimer, et qu’au contraire même elle semblait ydonner un acquiescement tacite, Richard conclut de ce bon accordqu’ils venaient sans doute de perpétrer ensemble quelque fourberie,dont ils avaient déjà reçu le salaire.

– Voulez-vous avoir la bonté, monsieurRichard, dit Sampson en tirant une lettre de son pupitre, d’allerporter ceci à Peckham Rye ? Il n’y a pas de réponse ;mais la lettre est particulière et doit être remise en main propre.Vous mettrez votre voiture à la charge de l’étude, vouscomprenez ? Ne ménagez pas l’étude ; tirez-en tout ce quevous pourrez. C’est la devise d’un clerc. N’est-ce pas, monsieurRichard ? ah ! ah ! »

M. Swiveller retira solennellement saveste de canotier, endossa son habit, prit son chapeau au crochet,mit la lettre dans sa poche, et partit. Sitôt qu’il fut dehors,miss Sally Brass se leva, et adressant un aimable sourire à sonfrère, qui fit un signe de tête et se frotta le nez en manière deréponse, elle se retira également.

Sampson Brass ne fut pas plutôt seul, qu’ilouvrit toute grande la porte de l’étude, et s’établit à son pupitrequi était juste en face. De cette façon, il ne pouvait manquer devoir les gens qui descendraient l’escalier ou qui franchiraient laporte de la rue. Il commença à écrire avec beaucoup d’ardeur et desuite, chantant entre ses dents, d’une voix qui n’était rien moinsque musicale, certains refrains qui semblaient se rapporter àl’union de l’Église et de l’État ; car c’était une espèce desalmigondis de l’hymne du matin et du God save theKing.

Le procureur de Bevis-Marks resta donc assispendant longtemps, écrivant et fredonnant à la fois : parfois,cependant, il s’arrêtait et se mettait à écouter avec unephysionomie pleine d’astuce ; n’entendant rien, il reprenaitplus vivement sa chanson, et plus lentement sa copie. Enfin, dansun de ces moments d’arrêt, il entendit la porte de son locataires’ouvrir, puis se fermer, et le bruit d’un pas qui retentissait surl’escalier. Alors M. Brass cessa tout à fait d’écrire, et, saplume à la main, il chanta plus fort que jamais, battant la mesureavec sa tête, comme un homme dont l’âme tout entière s’abandonneaux voluptés de la musique, avec un sourire de séraphin.

L’escalier et les accents mélodieux guidèrentKit jusqu’à ce doux spectacle. À l’instant où le jeune hommearrivait juste en face de sa porte, M. Brass interrompit sonchant sans interrompre son sourire ; il fit un signe de têteaffable, et, du bout de sa plume, adressa un appel à Kit.

« Comment ça va-t-il, Kit ? »dit M. Brass, de l’air du monde le plus aimable.

Kit, qui se méfiait passablement de cet ami,fit une réponse convenable, et déjà il avait posé la main sur lebouton de la porte de la rue, quand M. Brass l’appela d’unaccent doucereux.

« Ne vous en allez pas, s’il vous plaît,Kit, dit le procureur d’un air mystérieux et affairé. Restez unpeu, s’il vous plaît. Mon Dieu ! mon Dieu ! Quand je vousregarde, ajouta Sampson quittant son tabouret et s’adossant au feu,je me rappelle la plus ravissante petite figure que jamais mes yeuxaient contemplée. Je me souviens que vous êtes venu trois ou quatrefois dans la maison du bonhomme, pendant que nous en prenionspossession légale. Ah ! Kit, mon cher ami, dans notreprofession, nous avons à accomplir des devoirs si pénibles, qu’onne doit point nous en vouloir ; non, l’on ne doit point nousen vouloir !

– Je ne vous en veux pas non plus, monsieur,dit Kit ; ce n’est pas d’ailleurs à moi à juger de ça.

– Notre unique consolation, Kit, poursuivit leprocureur en le regardant d’un air pensif et absorbé, c’est que, sinous ne pouvons détourner l’orage, du moins nous pouvons l’adoucir,à brebis tondue, vous savez, les procureurs mesurent le vent.

– Oui, tondue, et bien tondue, pensa Kit sansle dire.

– Dans cette occasion, Kit, dans cettecirconstance à laquelle je viens de faire allusion, j’eus un rudeassaut à soutenir contre M. Quilp, car M. Quilp n’est pasun homme commode, afin d’obtenir en faveur du vieillard et del’enfant les égards qu’ils ont obtenus. Cela pouvait me faireperdre un client. Mais la cause de la vertu souffrante me donnaitdu courage, et j’ai fini par l’emporter.

– Tiens ! il n’est pas si méchant aprèstout, pensa l’honnête Kit, tandis que le procureur serrait seslèvres de l’air d’un homme obligé de réprimer ses bonssentiments.

– Vous, Kit, je vous estime, dit Brass avecémotion. Je vous ai suffisamment vu à l’œuvre dans ce temps-là pourvous estimer, bien que votre condition soit humble et votre fortunemodeste. Ce n’est pas à la veste que je regarde, c’est au cœur. Lesbigarrures de la veste ne sont que les barreaux de la cage :mais le cœur est l’oiseau. Ah ! combien de petits oiseauxcomme ça qui consument leur vie captive à passer leur bec à traversles barreaux, pour essayer de fraterniser avecl’humanité ! »

Cette image poétique, que le jeune homme pritpour une allusion directe à son gilet rayé, triompha de tous sesdoutes. La voix et l’attitude de M. Brass n’ajoutaient pasmédiocrement à l’effet de ces paroles fleuries ; car leprocureur parlait avec l’austérité affable d’un ermite, et il nelui manquait que le cordon de Saint-François à la ceinturepar-dessus sa grosse redingote, et un crâne posé sur la cheminée,pour compléter l’illusion, et le transformer en un anachorète deprofession.

« C’est bel et bon, dit-il, souriantcomme sourit un brave homme qui compatit à ses peines ou à cellesdes personnes qu’il aime ; mais voici quelque chose de plussolide. Prenez cela, s’il vous plaît. »

Tout en parlant, il lui montra une coupled’écus posés sur le pupitre.

Kit regarda les pièces, puis le procureur,avec une hésitation.

« C’est pour vous, dit Brass.

– De quelle part ?

– Peu importe de quelle part. Dites-moiseulement si vous voulez les accepter. Nous avons là-haut des amisexcentriques, mon cher Kit ; il ne faut pas leur faire trop dequestions ni trop parler, vous comprenez ? Prenez, voilàtout ; et, entre nous, je ne crois pas que ces deux écussoient les derniers que vous aurez à recevoir de la même main.J’espère que non. Bonjour, Kit, bonjour ! »

Le jeune homme prit l’argent avec forceremercîments, et, tout en se faisant à lui-même des demi-reprochespour avoir, sur de légères apparences, suspecté la bonne foi d’unhomme qui, dès leur première conversation, se montrait si différentde ce qu’il avait supposé, il s’achemina d’un pas pressé vers lamaison de ses maîtres. M. Brass était resté devant son feu, etil avait repris tout à la fois ses exercices de vocalise et sonsourire de séraphin.

« Puis-je entrer ? dit miss Sallyhasardant un regard dans l’étude.

– Oui, oui, vous pouvez entrer, lui réponditson frère.

– Eh bien ?… fit-elle avec une fortetoux.

– Oui, répondit Sampson, le tour estfait. »

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