Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 15

 

Après un assez long temps, le maître d’écolereparut à la petite porte du cimetière. Il accourait vers ses amistenant à la main un trousseau de clefs rouillées que le mouvementde sa marche faisait tinter les unes contre les autres. Laprécipitation et le plaisir qu’il éprouvait l’avaient mis presquehors d’haleine lorsqu’il atteignit le porche : il ne putd’abord que montrer du doigt le vieux bâtiment que l’enfant avaitcontemplé avec tant d’attention.

« Vous voyez ces deux vieillesmaisons ? dit-il enfin.

– Oui, certainement, répondit Nell. Je n’aiguère regardé qu’elles pendant toute votre absence.

– Et sans doute vous les eussiez regardéesplus curieusement encore si vous aviez deviné ce que j’ai à vousdire. L’une de ces maisons sera la mienne. »

Sans s’expliquer davantage ni laisser àl’enfant le loisir de répliquer, le maître d’école prit la main deNelly, qu’il mena, le visage tout rayonnant de joie, jusqu’àl’endroit dont il lui avait parlé.

Ils s’arrêtèrent devant une porte basse etcintrée. Après avoir inutilement essayé plusieurs clefs, le maîtred’école finit par en trouver une à laquelle céda l’épaisse serrure.La porte s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et permit aux visiteursd’entrer dans la maison.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent étaitune chambre voûtée, qui jadis avait été soigneusement décorée pard’habiles architectes, et qui conservait encore dans son beauplafond aux vives arêtes, aux riches broderies de pierre, desvestiges brillants de son ancienne splendeur. Le feuillage sculptésur les murs et qui défiait l’œuvre même de la nature, étaitdemeuré à sa place comme pour dire combien de fois les feuilles desarbres avaient repoussé et s’étaient flétries, tandis que celles-làavaient bravé le temps sans éprouver de changement. Les figures àdemi brisées qui supportaient l’entablement de la cheminée, bienque mutilées, laissaient voir encore ce qu’elles avaient étéautrefois avant d’être cachées sous la couche de poussière qui lesrecouvrait, et s’élevaient tristement aux deux côtés du foyer vide,comme des créatures qui auraient survécu à leur génération ets’affligeraient de ne pouvoir mourir comme elle.

À une époque éloignée, car le changement mêmeétait antique dans ce lieu plein de vétusté, une cloison de boisavait été construite dans une partie de la pièce pour former uncabinet qui pût servir de chambre à coucher : vers ce temps,la lumière y pénétrait par une croisée ou plutôt une lucarnegrossièrement percée dans l’épaisse muraille. Les matériaux dontelle était formée, ainsi que deux sièges déposés dans la vastecheminée, avaient, à une date oubliée, fait partie de l’église ducouvent ; car le chêne, approprié précipitamment à sadestination actuelle, avait été altéré dans sa forme première, maisn’en présentait pas moins une quantité de fragments de richesmoulures empruntées aux stalles des religieux.

Une porte tout ouverte menait à une petitechambre ou cellule, où la lumière pénétrait à peine à travers unrideau de lierre, et qui complétait l’intérieur de cette partie desruines. La maison n’était pas tout à fait dégarnie de meubles.Quelques sièges de forme antique, dont les bras et les piedssemblaient s’être affaissés avec l’âge ; une table, ou plutôtun fantôme de table ; un grand vieux coffre qui avait jadiscontenu les registres de l’église ; enfin, divers objetsutiles servant aux usages domestiques, et une certaine quantité debois à brûler pour la provision d’hiver ; tout cela étaitrangé dans la chambre et fournissait autant de preuves certainesque la maison avait été habitée à une époque récente.

L’enfant tournait autour d’elle des regardsempreints de ce sentiment de pieuse vénération avec lequel nouscontemplons l’œuvre des siècles qui sont devenus comme autant degouttes d’eau dans l’immense océan de l’éternité. Le vieillard lesavait suivis. Tous trois restèrent quelque temps silencieux ;ils retenaient leur souffle, comme s’ils avaient craint detroubler, même par le moindre bruit, le silence de ce lieuvénérable.

« Oh ! la belle maison !… ditenfin l’enfant à voix basse.

– J’avais peur qu’elle ne vous parûtdifférente, répondit le maître d’école. Vous avez frissonné quandnous y sommes entrés, comme si vous l’aviez trouvée froide ousombre.

– Ce n’était pas cela, répondit Nellyregardant autour d’elle avec un léger frémissement. En vérité, jene saurais vous dire ce que c’était ; mais j’ai éprouvé lemême effet lorsque du porche de l’église j’ai contemplé l’extérieurde cette maison. Peut-être est-ce parce qu’elle est si vieille etsi grise.

– C’est un endroit où il doit faire bon vivre,ne trouvez-vous pas ? dit son ami.

– Oh ! répondit l’enfant en joignant lesmains avec ardeur ; un endroit tranquille et heureux, un bonendroit pour vivre et pour apprendre à mourir ! »

Elle en eût dit davantage ; mais dominéepar l’énergie de ses pensées, sa voix se troubla, et les sons nevinrent plus à ses lèvres qu’en soupirs confus.

– Un bon endroit pour vivre, et pour apprendreà vivre, pour acquérir la santé de l’esprit et du corps ! ditle maître d’école. Car cette vieille maison sera la vôtre.

– La nôtre !… s’écria l’enfant.

– Oui, répondit gaiement le maître d’école, etpour bien des années heureuses, j’espère. Je serai votre prochevoisin, porte à porte. Voilà votre maison. »

Débarrassé maintenant du poids de la grandesurprise qui leur était préparée, le maître d’école s’assit et fitplacer Nell près de lui. Il lui raconta alors comment il avaitappris que cet ancien bâtiment avait été occupé depuis fortlongtemps par une vieille femme âgée de près de cent ans, quigardait les clefs de l’église, l’ouvrait et la fermait pour lesservices et la montrait aux étrangers ; comme quoi cettevieille femme était morte quelques semaines auparavant sans qu’oneût trouvé depuis quelqu’un à qui confier cet emploi ; commequoi, ayant appris ces circonstances dans une conversation avec lefossoyeur, qui était retenu au lit par un rhumatisme, il avait étéamené à parler de sa compagne de voyage : ce qui avait été sifavorablement accueilli par cette haute autorité, que, sur sonconseil, il s’était déterminé à soumettre ce sujet au desservant.En un mot, le résultat de ses démarches était que Nell et songrand-père devaient être présentés, le lendemain, auministre : il ne restait donc plus qu’une pure formalité. Maisils étaient par le fait déjà nommés au poste vacant.

« Il y a, dit-il, aussi un petittraitement. Sans doute ce n’est pas grand’chose, mais c’est assezpour vivre dans cette retraite. En réunissant nos ressources nousserons à l’aise, n’ayez pas peur.

– Que Dieu vous bénisse et vous protège !dit l’enfant avec des larmes d’attendrissement.

– Amen, ma chère, répondit son amid’un ton de douce gaieté ; puisse le ciel me bénir toujourscomme il l’a déjà fait en nous conduisant à travers les soucis etles fatigues jusqu’à cette vie tranquille. Mais à présent il s’agitde voir ma maison… Allons, venez ! »

Ils se rendirent à l’autre bâtiment. Il fallutchercher dans le trousseau des clefs rouillées ; enfin, ilstrouvèrent celle qu’il fallait et ouvrirent la porte vermoulue.Elle donnait sur une chambre voûtée et antique, semblable à cellequ’ils venaient de quitter, mais moins spacieuse et n’ayant pourdépendance qu’une autre petite pièce. Il n’était pas difficile decomprendre que la première maison était celle du maître d’école, etque l’excellent homme avait choisi la moins commode, dans sonaffection pleine d’égards pour ses amis. Ainsi que l’autre maison,celle-ci était garnie des meubles les plus nécessaires, et elleavait également sa provision de bois.

Maintenant ils avaient à s’occuper (occupationbien agréable), de rendre ces habitations aussi confortables quepossible. Bientôt chacune des maisons eut son feu brûlant etpétillant dans l’âtre, et colorant les murs vieux et blêmes d’uneclarté vive et gaie. Nelly exerça activement son aiguille ;elle répara les rideaux de croisée en lambeaux, rajusta lesdéchirures que le temps avait faites dans les morceaux usés detapis qu’elle réunit pour leur donner un air décent. Le maîtred’école nettoya et aplanit le terrain devant la porte, coupal’herbe haute, arracha le lierre et les plantes rampantes quilaissaient pendre en désordre leurs tiges languissantes ; ildonna à l’extérieur des murs un air de propreté et presque deparure. Le vieillard, tantôt seul, tantôt avec l’enfant, les aidaittous deux, rendait patiemment quelques petits services, et setrouvait heureux. Les voisins aussi, au sortir du travail, vinrentles assister, ou bien leur envoyèrent par leurs enfants de petitsprésents et des objets de nécessité première pour des étrangers. Lajournée avait été bien remplie : quand la nuit arriva, elleles trouva tout étonnés qu’il y eût encore tant à faire et quel’ombre descendit sitôt.

Ils soupèrent ensemble dans la maison que nousappellerons désormais « la maison de l’enfant », et, lerepas terminé, ils s’assirent en cercle devant l’âtre. Là, àdemi-voix, car leur cœur était trop plein et trop satisfait pourleur permettre de parler à voix haute, ils s’entretinrent de leursplans d’avenir. Avant qu’ils se séparassent, le maître d’école fitlecture de quelques prières ; puis, remplis de bonheur et dereconnaissance envers Dieu, ils se quittèrent pour le reste de lanuit.

À cette heure silencieuse, tandis que legrand-père dormait paisiblement dans son lit et que tout setaisait, l’enfant demeura devant les cendres mourantes à évoquer lesouvenir de ses aventures passées, comme si ce n’était qu’un rêvedont elle aimait à ranimer l’image confuse. La clarté du feu quis’affaissait, réfléchie par les panneaux de chêne dont les sailliessculptées se découpaient en lignes sinistres sur l’obscurité duplafond ; les murailles antiques, où d’étranges ombresallaient et venaient, suivant les vacillations de la flamme ;l’aspect solennel du dépérissement qui finit par ronger aussi lesobjets inanimés et invisibles ; partout enfin, autour d’elle,l’image de la mort ; cet ensemble portait dans l’âme de Nellyde graves pensées, mais aucun sentiment de terreur ni d’alarme. Peuà peu une métamorphose s’était opérée en elle dans les jours desolitude et de chagrin : sa force avait diminué, mais soncourage s’était fortifié ; son esprit avait grandi, son âmes’était épurée ; dans son sein avaient germé ces saintespensées et ces graves espérances qui n’appartiennent guère qu’auxfaibles et aux languissants. Personne ne vit cette créature fragilelorsqu’elle s’éloigna doucement du feu et qu’elle alla s’appuyerpensive au bord de la petite fenêtre ouverte ; nul, si cen’est les étoiles, n’était là pour apercevoir son visage levé versle ciel et y lire son histoire. La vieille cloche de l’églisesonnait l’heure avec un timbre mélancolique, comme si elleressentait quelque tristesse d’avoir de si longs entretiens avecles morts, et d’adresser tant d’avertissements inutiles auxvivants ; les feuilles mortes bruissaient, l’herbe frémissaitsur les tombes ; hors cela, tout était tranquille, toutdormait.

Quelques-uns de ces dormeurs sans rêvesétaient couchés dans l’ombre de l’église, près des murs ;comme s’ils s’y attachaient pour y trouver protection et bien-être.D’autres avaient choisi leur asile sous l’ombrage mouvant desarbres ; d’autres sur le chemin où l’on pouvait passer prèsd’eux ; d’autres parmi les tombes des petits enfants. Il y enavait qui avaient préféré s’étendre sur le sol même qu’ils avaientfoulé dans leurs pérégrinations du jour ; d’autres, là où lesoleil couchant échaufferait leur petit lit ; d’autres, là oùses premiers rayons les éclaireraient dès l’aube. Peut-être n’yavait-il aucune de ces âmes, emprisonnées maintenant dans la tombe,qui eût jamais de son vivant songé à se séparer de l’église, savieille compagne ; ou si cette pensée avait jamais traverséson esprit, il avait conservé encore pour elle cet amour que l’on avu des prisonniers garder à la cellule où ils avaient été longtempsconfinés, et dont l’étroite enceinte, au moment du départ, lesretenait encore par de chers et douloureux regrets.

Il s’écoula de longues heures avant quel’enfant refermât la fenêtre et gagnât son lit. Elle éprouvaitencore quelque chose de semblable aux sensations d’autrefois, unfrisson involontaire, une sorte de frayeur momentanée, mais quis’évanouit aussitôt sans laisser d’alarme après soi. Ses rêves luimontrèrent aussi de nouveau le petit écolier ; le toits’ouvrit, et toute une colonne de visages brillants montaient dansles hauteurs du ciel, comme elle en avait vu dans les vieillesgravures des saintes écritures. Chers anges ! ils abaissaientleurs regards sur le lit ou elle reposait. Quel doux et heureuxsonge ! Au dehors, la tranquillité de la nature était restéela même, si ce n’est que l’air retentissait des accords d’unemusique et du battement des ailes des séraphins. Au bout de quelquetemps, miss Edwards et sa sœur lui apparurent, se tenant par lamain, et se promenant parmi les tombes. Et alors le rêve devintconfus et s’évanouit.

Avec l’éclat et la gaieté du matin, revintaussi la continuation des travaux de la veille, le retour de sespensées agréables, un redoublement d’énergie, de tendresse etd’espérance. Ils travaillèrent activement tous trois, jusqu’à midià mettre en ordre et arranger leurs maisons ; puis ilsallèrent faire visite au desservant.

C’était un vieux gentleman au cœur simple, àl’esprit humble, modeste, ami de la retraite. Il connaissait peu lemonde, qu’il avait quitté depuis bien des années pour venirs’établir en ce lieu. Sa femme était morte dans la maison mêmequ’il occupait encore, et il y avait longtemps qu’il s’étaitdétaché des joies et des espérances de la terre.

Il reçut avec bonté les visiteurs et montratout de suite de l’intérêt à Nelly. Il s’informa de son nom, de sonâge, du lieu de sa naissance, des événements qui l’avaient conduitedans ce pays, et ainsi de suite. Déjà le maître d’école avaitraconté l’histoire de l’enfant.

« Ils n’ont laissé, lui avait-il dit,aucun ami derrière eux : ils sont sans feu ni lieu. Ils sontvenus ici partager mon sort. J’aime cette enfant comme si elleétait à moi.

– Bien, bien, dit le desservant. Qu’il soitfait comme vous le désirez. Elle est bien jeune.

– Elle est plus vieille que son âge, mûrietrop tôt par l’épreuve de l’adversité, monsieur, répondit le maîtred’école.

– Que Dieu l’assiste ! Qu’elle se reposeet qu’elle oublie tous ses malheurs ! dit le vieux desservant.Mais une église antique est un lieu triste et sombre pour un êtreaussi jeune que vous, mon enfant.

– Oh ! non, monsieur, répliqua Nelly. Jesuis bien loin de penser ainsi, assurément.

– J’aimerais mieux la voir danser le soir surle gazon, dit le desservant, en posant sa main sur la tête de Nellyet souriant avec mélancolie, que de la voir assise à l’ombre de nosarceaux poudreux. Songez à cela, et jugez si nos ruines solennellesne pèseront pas sur son cœur. Votre demande vous est accordée, moncher ami. »

Après quelques autres paroles d’un accueilcordial, les visiteurs se retirèrent et se rendirent à la maison del’enfant. Ils y avaient entamé une conversation sur leur heureusefortune, quand un autre ami parut.

C’était un petit vieillard qui vivait aupresbytère où il s’était établi, comme le maître d’école et sesprotégés ne tardèrent pas à l’apprendre, depuis la mort de la femmedu desservant, qui remontait à une quinzaine d’années environ. Dèsle collège, il avait été le meilleur ami du ministre, et depuis, entout temps, son compagnon assidu. Dans les premiers moments dedouleur il était accouru pour le consoler et le soutenir, et, àpartir de cette époque, jamais ils ne s’étaient séparés. Le petitvieillard était l’âme du village, le conciliateur de tous lesdifférends ; c’était l’ordonnateur de toutes les fêtes, ledispensateur des libéralités de son ami, auxquelles il ajoutaitbeaucoup du sien ; le médiateur universel, le consolateur detous les affligés. Pas un des braves villageois n’avait songé às’informer de son nom, ou, s’ils l’avaient appris, ils l’avaientoublié pour lui donner un autre titre. Peut-être d’après une vaguerumeur des succès qu’il avait obtenus au collège et donc le bruits’était répandu lors de son arrivée, peut-être aussi parce qu’il nes’était pas marié et ne menait pas de famille à sa suite, onl’avait appelé « le vieux bachelier. » Ce nom luiplaisait, ou du moins lui convenait autant qu’un autre, et depuisce temps il était resté pour tout le monde le vieux bachelier. Or,c’était le vieux bachelier, nous devons le dire, qui avait eu soinde faire apporter la provision de combustible trouvée par lesvoyageurs dans leur nouveau domicile.

Il souleva le loquet, montra un moment auseuil de la porte sa bonne petite face ronde, et entra dans lachambre en homme qui n’était pas étranger aux localités.

« Vous êtes monsieur Marton, le nouveaumaître d’école ? dit-il en saluant l’ami de Nell.

– Oui, monsieur.

– Vous arrivez ici avec d’excellentesrecommandations et je suis charmé de vous voir. Je serais venu vousvisiter dès hier, car j’attendais votre arrivée, mais j’ai étéobligé d’aller dans le pays porter une lettre d’une mère malade àsa fille qui est en service à quelques milles d’ici ; je nefais que de revenir. N’est-ce pas là la jeune gardienne de notreéglise ? Vous n’en êtes que davantage le bienvenu pour nousl’avoir amenée ainsi que ce vieillard. Et c’est de bon augure pourun maître que d’avoir commencé par apprendre lui-même à pratiquerl’humanité.

– Depuis quelque temps elle a bien souffert,dit le maître d’école, répondant ainsi au regard que le visiteuravait laissé tomber sur Nelly en l’embrassant sur la joue.

– Oui, oui, je vois bien qu’elle a souffert,dit le vieux bachelier. Ils ont cruellement souffert, et leur cœuraussi.

– En effet, monsieur, ce n’est que tropvrai. »

Tour à tour, le vieux bachelier promena sonregard du grand-père à l’enfant, dont il prît tendrement la main.Il se leva.

« Vous serez plus heureux avec nous,dit-il ; ou du moins nous ferons tout pour cela. Vous avezdéjà fait bien des améliorations ici. Est-ce votre ouvrage, monenfant ?

– Oui, monsieur.

– Nous en ferons d’autres encore, qui nevaudront certainement pas mieux, mais au moins avec plus deressources. À présent, voyons, voyons un peu. »

Nell l’accompagna dans les autres petiteschambres ainsi que dans le reste des deux maisons. Il fit laremarque qu’il manquait çà et là divers objets nécessaires ets’engagea à y pourvoir, grâce à une collection d’articles diversqu’il possédait chez lui, et ce devait être un magasin des plusvariés et des plus hétérogènes. Tout cela arriva presqueaussitôt : car une dizaine de minutes ne s’étaient pasécoulées, quand le petit gentleman qui venait de les quitterreparut chargé de vieilles planches, de morceaux de tapis, decouvertures et autres objets d’usage domestique ; il étaitsuivi d’un jeune homme qui portait un fardeau de même nature. Onjeta le tout en un monceau sur le parquet ; puis il fallutdéployer une grande activité pour débrouiller, arranger, mettre enplace les dons du vieux bachelier qui présidait au travail avec unplaisir extrême et y mettait la main lui-même avec une vivacitésans égale. Lorsqu’il ne resta plus rien à faire, il ordonna aujeune homme d’aller rassembler les enfants de l’école et de lesamener devant leur nouveau maître, qui les passerait solennellementen revue.

« Une jolie collection d’élèves, mon cherMarton ; vous serez content de les voir, dit-il, se tournantvers le maître d’école quand le jeune homme se fut éloigné. Mais jene leur dis pas ce que je pense d’eux ; cela gâteraittout. »

Le messager reparut bientôt à la tête d’unelongue file de bambins, grands et petits, qui, reçus par le vieuxbachelier à la porte de la maison, tombèrent dans une foule deconvulsions de politesse, pour montrer leur civilité ; tenantd’une main serrée leurs chapeaux et leurs bonnets réduits à leurplus simple expression et se livrant à toute sorte de saluts et derévérences : le vieux gentleman contemplait d’un œil ravi cesdémonstrations de respect auxquelles il donnait son approbation parde fréquents signes de tête et des sourires réitérés. La vérité estque le plaisir qu’il avait à les voir n’était pas aussiscrupuleusement dissimulé qu’il avait bien voulu le faire croire aumaître d’école ; il ne pouvait s’empêcher de le manifester pardes remarques confidentielles et des chuchotements prononcés assezhaut pour que chacun des élèves l’entendît parfaitement.

« Ce premier enfant, mon cher maîtred’école, dit le vieux bachelier, c’est John Owen ; un garçonplein de moyens, monsieur, une nature franche et honnête ;mais c’est trop irréfléchi, trop joueur, trop léger. Cet enfant,mon cher monsieur, se romprait le cou pour s’amuser et priveraitainsi ses parents de leur principale consolation ; et entrenous, regardez-le bien quand il fera le lévrier en jouant à lachasse au lièvre, vous verrez comme il franchit haies et fossés etcomme il glisse adroitement tout du long jusqu’au bas de la petitecarrière. Vous verrez, vous verrez ! Vraiment c’estmagnifique. »

John Owen, après cette admonition terribledont il n’avait rien perdu, fit place à un autre enfant égalementprésenté par le vieux bachelier.

« Maintenant, monsieur, dit-il, regardezcelui-ci. Vous le voyez ? Il se nomme Richard Evans. Il a unefacilité surprenante pour apprendre ; il est doué d’une bonnemémoire et d’une intelligence ouverte ; en outre, il possèdeune belle voix et une oreille juste pour chanter les psaumes, etsous ce rapport, personne ne le vaut ici. Cependant, monsieur, cetenfant finira mal ; il mourra sur l’échafaud, j’en aipeur ; croiriez-vous qu’à l’église monsieur s’endort toujourspendant le sermon ? et tenez ! pour vous avouer toute lavérité, monsieur Marton, je faisais de même à son âge, et je suisbien certain que cela tenait à ma constitution et que je ne pouvaism’en empêcher. »

L’élève plein d’avenir étant bien et dûmentédifié par ce reproche effrayant, notre vieux garçon passa à unautre.

« Mais à propos d’exemples à éviter,dit-il, j’ai là des petits garçons qui semblent faits tout exprèspour servir d’avertissement et de fanal à tous leurs camarades. Envoici un que vous n’épargnerez pas, j’espère. Ce gaillard que vousvoyez là, avec des yeux bleus et des cheveux blond clair ;c’est un nageur, monsieur, un plongeur, Dieu nous bénisse !c’est un garnement, monsieur, qui a eu la fantaisie de se jeterdans dix-huit pieds d’eau tout habillé pour repêcher un chiend’aveugle qui se noyait sous le poids de sa chaîne et de soncollier, tandis que le maître de l’animal se tordait les mains surle rivage, se lamentant sur la perte de son guide, de son meilleurami. J’ai envoyé sous le voile de l’anonyme deux guinées à ce braveenfant pour la peine, aussitôt que j’ai su ce beau trait, ajouta levieux bachelier avec ce ton de demi-voix qui lui étaitparticulier ; mais n’en soufflez mot, car il ne se doute pasle moins du monde que cet argent lui soit venu de moi. »

Après ce grand coupable, le vieux garçon passaà un autre, puis à un troisième, et ainsi de suite tout le long dela rangée, et pour mieux les retenir dans les bornes de ladiscipline, il ne manquait pas d’insister avec le même zèle surcelles de leurs qualités qui lui plaisaient le plus et serapportaient le plus sans doute à ses préceptes et à son propreexemple. À la fin, craignant de les avoir affligés par sonexcessive sévérité, il les renvoya tous avec un petit présent, enles invitant à retourner paisiblement chez eux sans sauter, ni sebattre, ni se détourner de leur chemin ; ajoutant, toujours àdemi-voix, mais de manière à être entendu de tous, que lorsqu’ilétait enfant il n’aurait jamais pu s’empêcher de désobéir à unordre semblable, dût sa vie en dépendre.

À partir de ce moment, le maître d’écoleconçut bonne espérance pour lui-même de ces dispositions cordialeset bienveillantes du vieux bachelier. Il le quitta, le cœur léger,l’esprit joyeux, et s’estima l’homme le plus heureux de la terre.Cette nuit-là encore, les fenêtres des deux antiques maisonss’éclairèrent du reflet des bons feux qu’on entretenait àl’intérieur ; et le vieux garçon, avec son ami le desservant,s’arrêtant pour contempler ces fenêtres au moment où ils revenaientde leur promenade du soir, s’entretinrent à voix basse de lacharmante enfant, mais ils se retournèrent vers le cimetière avecun soupir.

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