Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 9

 

C’était le pauvre maître d’école ; oui,le pauvre maître d’école en personne. À peine moins ému et moinssurpris par la vue de l’enfant que celle-ci n’avait éprouvé desurprise et d’émotion en le reconnaissant, il garda un moment lesilence, confondu par cette apparition inattendue, sans trouvermême la présence d’esprit nécessaire pour relever Nelly étendue àterre.

Mais revenant bientôt à lui-même, il jetalivre et bâton ; et s’agenouillant auprès de l’enfant, ilessaya avec les simples moyens qu’il pouvait avoir en son pouvoirde lui rendre l’usage de ses sens, tandis que le grand-père, deboutdevant lui et incapable d’agir, se tordait les mains et suppliaitsa petite-fille avec toutes les expressions de la plus vivetendresse de lui parler, ne fût-ce que pour lui dire un mot.

« Elle est presque épuisée de fatigue,dit le maître d’école, en examinant le visage de Nelly. Vous aveztrop présumé de ses forces, mon ami.

– Elle se meurt de besoin ! répondit levieillard. Jusqu’à ce moment je ne me doutais pas qu’elle fût sifaible et si malade. »

Le maître d’école, jetant sur lui un regardmoitié de reproche, moitié de compassion, prit l’enfant dans sesbras ; puis invitant le vieillard à ramasser le petit panieret à le suivre, il emporta Nelly de son pas le plus rapide.

Il y avait en vue une modeste auberge, verslaquelle, selon toute apparence, l’instituteur se dirigeait quandil avait été surpris d’une manière si inattendue. Ce fut de ce côtéqu’il courut avec son fardeau inerte ; il entra à la hâte dansla cuisine, et invoquant pour l’amour de Dieu l’assistance des gensqui se trouvaient là, il déposa Nelly sur une chaise devant lefeu.

La compagnie, qui s’était levée en désordre àl’approche du maître d’école, fit ce qu’on a l’habitude de faire enpareille circonstance. Chacun ou chacune indiquait son remède, quepersonne n’apportait ; chacun criait qu’il fallait donner plusd’air, et en même temps on avait soin de raréfier l’air qu’il yavait dans la salle en formant un cercle pressé autour de l’objetde cette sympathie, et tous s’étonnaient que personne n’eût fait ceque nul d’entre eux n’avait l’idée de faire.

Cependant l’hôtesse, plus alerte, plus activequ’aucun des assistants, et qui avait compris aussi plus vite lescauses de l’accident, ne tarda pas à revenir avec un peu d’eauchaude mêlée d’eau-de-vie. Elle était suivie de sa servante quiportait du vinaigre, de la corne de cerf, des sels odorants etautres ingrédients propres à restaurer les forces. Ces secours,administrés à propos, mirent l’enfant en état de remercier d’unevoix faible et de tendre sa main au pauvre maître d’école, qui setenait tout près d’elle, l’anxiété peinte dans tous ses traits.Sans laisser Nelly prononcer un mot de plus ou remuer seulement undoigt, les femmes aussitôt la portèrent au lit ; puis aprèsl’avoir chaudement couverte, après lui avoir bassiné les piedsqu’elles enveloppèrent de flanelle, elles dépêchèrent un exprèschez le docteur.

Le docteur, gentleman au nez rubicond, porteurd’un gros paquet de breloques qui dansaient au-dessous de son giletde satin noir à côtes, arriva en toute hâte, s’assit près du lit oùétait la pauvre Nelly, tira sa montre et tâta le pouls de lamalade. Puis il regarda sa langue, tâta de nouveau son pouls, etaprès toutes ces formalités il jeta un coup d’œil comme au hasardsur le verre à moitié vidé.

« Je lui donnerais de temps en temps,dit-il enfin, une cuillerée d’eau-de-vie chaude mêlée avec del’eau.

– Eh bien, c’est justement ce que nous avonsfait, monsieur ! dit l’hôtesse enchantée.

– Je voudrais aussi, dit d’un ton d’oracle ledocteur, qui en montant l’escalier avait frôlé la bassinoire, jevoudrais aussi qu’on lui fit prendre un bain de pieds, qu’ensuiteon les lui enveloppât de flanelle. Je lui donnerais encore,ajouta-t-il avec une solennité croissante, quelque chose de légerpour son souper, une aile de poulet rôti, par exemple.

– Eh bien ! monsieur, s’écria l’hôtesse,voilà qui se trouve à merveille ; justement il y a un pouletqui rôtit en ce moment au feu de la cuisine. »

Et c’était vrai ; c’était un pouletcommandé par le maître d’école ; et il était présumable que ledocteur, avant d’ordonner le poulet, en avait d’abord flairél’odeur.

« Vous pourrez enfin, dit le docteur selevant avec gravité, lui donner un verre de vin de Porto chaud etépicé, si elle aime le vin.

– Et avec cela une rôtie ? insinual’hôtesse.

– Hum ! dit le docteur, du ton d’un hommequi fait une grande concession… Et une rôtie de pain. Mais ayezbien soin, madame, qu’elle soit de pain, s’il vousplaît. »

Le docteur partit sur cette dernièrerecommandation prononcée lentement et d’un accent très-solennel,laissant tous les gens de la maison dans l’admiration de cettescience profonde qui s’accordait si bien avec leur premièreinspiration. Chacun disait que c’était un docteur habile, quisavait très-bien connaître le tempérament des malades ; et,dans ce cas du moins, il faut admettre qu’il ne s’était peut-êtrepas trompé.

Tandis que son souper se préparait, l’enfanttomba dans un sommeil réparateur d’où l’on fut obligé de la tirerquand le repas fut prêt. Comme elle témoignait une grande anxiétéen apprenant que son grand-père était en bas, et qu’elle étaitextrêmement troublée, à l’idée qu’il resterait séparé d’elle, levieillard vint souper avec sa petite-fille. On fit encore, à sademande, un lit au vieillard dans une chambre intérieure où ils’installa. Heureusement, cette chambre se trouvait communiqueravec celle de Nelly : l’enfant eut soin d’enfermer à clef soncompagnon dès que l’hôtesse se fut retirée, et elle se mit au litle cœur soulagé.

Le maître d’école resta longtemps à fumer sapipe devant le feu de la cuisine. Chacun s’était retiré. Libre deméditer, il pensait, l’esprit rempli de satisfaction, à cetteheureuse chance qui l’avait amené si à propos pour secourirl’enfant. Autant que possible, c’est-à-dire autant que le luipermettait sa simplicité naïve, il cherchait à échapper auxquestions réitérées et subtiles de l’hôtesse, dont la curiositén’était pas médiocrement éveillée à l’endroit de Nelly et de sonhistoire. Le pauvre maître d’école avait tellement le cœur sur lamain, il était si peu au courant des subtilités et des feintes lesplus vulgaires, que son interlocutrice n’eût pas manqué de réussiravec lui au bout de cinq minutes : mais il ignoraitcomplètement ce que la bonne dame désirait connaître, et ne put parconséquent en dire davantage. Loin d’être satisfaite de cetteréponse, qu’elle considérait comme un moyen ingénieux d’échapper àla question, l’hôtesse répliqua qu’il avait apparemment ses raisonspour se taire.

« Dieu me garde, dit-elle, de scruter lesaffaires de mes pratiques ; ce ne sont pas mes affairesd’ailleurs, et j’en ai bien assez comme ça. C’est une simplequestion polie que je voulais faire, et certainement la questionméritait une réponse polie. Ce n’est pas que je sois contrariée,oh ! point du tout, mais j’eusse mieux aimé que vous m’eussiezdit tout de suite qu’il ne vous convenait pas d’être pluscommunicatif ; au moins c’eût été clair et net. Cependant, jen’ai nullement sujet d’être blessée de votre réserve. Vous savez ceque vous avez à faire, et vous avez bien le droit de dire ce qu’ilvous plaît, personne ne peut vous le contester, personne. Oh !mon Dieu, non.

– Je vous affirme, ma bonne dame, répondit lebrave maître d’école, que je vous ai dit l’exacte vérité. Commej’espère être sauvé dans l’autre monde, je vous ai dit lavérité.

– Eh bien alors, je crois que vous parlezsérieusement, dit l’hôtesse reprenant sa bonne humeur, et jeregrette de vous avoir tourmenté. Mais, vous savez, la curiositéest le défaut de notre sexe. Voilà l’affaire. »

L’hôtelier se gratta la tête, comme s’ilpensait que l’autre sexe n’était pas non plus à l’abri de cedéfaut ; mais il n’eut pas le temps de donner carrière à lasienne, le maître d’école ayant repris ainsi la parole :

« Vous m’interrogeriez durant six heuresde suite, que je ne vous en voudrais pas pour cela, et je vousrépondrais aussi patiemment que le mérite la bonté que vous avezmontrée ce soir. En attendant, veuillez avoir bien soin d’elledemain matin, et faites-moi savoir de bonne heure comment elleva ; il est entendu que je payerai pour nous trois. »

On se sépara donc en d’excellents termes,surtout d’après l’effet de ces dernières paroles ; le maîtred’école alla se mettre au lit, tandis que l’aubergiste et sa femmeen faisaient autant.

Le rapport du matin fut que l’enfant allaitmieux, mais qu’elle était extrêmement faible, qu’il lui faudrait aumoins un jour de repos et une alimentation prudente avant qu’ellepût continuer son voyage. Le maître d’école reçut cettecommunication avec une parfaite tranquillité, disant qu’il avaitbien un jour, deux jours même à consacrer à Nelly, et qu’ilattendrait. Comme la malade devait se lever le soir, il se promitde lui faire visite dans sa chambre à une heure fixée, et, sortantavec son livre, il ne revint qu’à l’heure dite.

Nelly ne put s’empêcher de pleurer quand ilsfurent seuls ensemble. De son côté, à la vue de ce visage pâle, deces traits bouleversés, le pauvre maître d’école versa lui-mêmequelques larmes tout en prouvant, par d’excellentes raisons tiréesde la philosophie, que c’était un véritable enfantillage, et querien n’était plus facile que de s’en empêcher, quand onvoulait.

« Ce qui me rend malheureuse, même aumilieu de vos bontés, dit l’enfant, c’est de penser que nouspouvons être une charge pour vous. Comment vous remercier ? Sije ne vous avais pas rencontré si loin de votre maison, je seraismorte ; et lui, il serait resté seul.

– Ne parlons pas de mort, dit le maîtred’école ; et quant à une charge, sachez que j’ai fait fortunedepuis la nuit que vous avez passée dans mon cottage.

– Vraiment ? s’écria l’enfant avecjoie.

– Oh ! oui, répondit son ami. J’ai éténommé clerc et maître d’école d’un village loin d’ici, et bien plusloin encore de mon ancien séjour, comme vous pouvez lesupposer ; j’aurai huit cent soixante-quinze francs paran !… Huit cent soixante-quinze francs !

– Oh, que j’en suis contente ! ditl’enfant ; que j’en suis contente !

– Je me rends actuellement à ma nouvellerésidence, reprit le maître d’école. On m’a alloué des frais dediligence… des frais de diligence sur l’impériale pour toute maroute. Dieu merci, l’on ne me refuse rien. Mais, comme l’époque oùje suis attendu dans mon nouveau domicile me laisse un ampleloisir, je me suis déterminé à faire le voyage à pied. Quel bonheurque j’aie eu cette idée !

– Et nous donc, quel bonheur pournous !

– Oui, oui, dit le maître d’école qui netenait pas sur sa chaise, c’est la vérité. Mais vous, oùalliez-vous ainsi ? D’où venez-vous ? Qu’avez-vous faitdepuis que vous m’avez quitté ? Qu’aviez-vous faitauparavant ? Racontez-le-moi, voyons, racontez-le-moi. Jeconnais peu le monde ; et peut-être seriez-vous plus en étatde m’en apprendre là-dessus que moi de vous en rien dire ;mais je suis la sincérité même, et j’ai des raisons, vous ne l’avezpas oublié, pour vous aimer. Depuis ce temps, il m’a semblé que monamour pour celui qui est mort s’était transporté sur vous qui vousêtes tenue près de son lit. Si, ajouta-t-il en élevant son regardvers le ciel, c’est cette belle âme que j’ai tant pleurée, quirenaît en vous de ses cendres mortelles, puisse sa paix descendresur moi en retour de ma tendresse et de ma compassion pour lepauvre enfant ! »

La franche et loyale amitié de l’honnêtemaître d’école, l’affectueuse chaleur de ses paroles et de sesgestes, l’accent de vérité qui animait son langage et son regard,inspirèrent à Nelly une confiance en lui que n’eussent jamais pufaire naître chez elle les plus subtils artifices de tromperie etde dissimulation. Elle lui confessa tout : qu’ils n’avaient niami ni parent ; qu’elle avait fui avec le vieillard pour lesoustraire à la maison des fous et à toutes les tortures qu’ilredoutait ; que maintenant elle fuyait de nouveau pour lesauver de lui-même ; et qu’elle cherchait un asile dansquelque pays écarté, aux mœurs primitives, où jamais ne seproduisît la tentation devant laquelle il avait succombé, où lesderniers chagrins, les amertumes qu’elle avait ressentis, nepussent pas revenir l’éprouver encore.

Le maître d’école l’avait écoutée avec uneprofonde surprise. « Une enfant !… pensait-il. Uneenfant ! et avoir héroïquement persévéré à travers lesépreuves et les périls, en butte à la misère et à la souffrance,soutenue qu’elle était seulement par une forte affection et par laconscience du devoir !… Et cependant le monde est plein de cestraits d’héroïsme : ai-je besoin d’apprendre que les plusrudes comme les plus nobles épreuves sont celles que n’enregistreaucun souvenir humain, et qui sont supportées jour par jour avecune patience infatigable ? Ah ! je ne devrais pas êtresurpris d’entendre l’histoire de cette enfant ! »

Mais ne nous occupons pas de ce qu’il putpenser ou dire. Il fut convenu que Nell et son grand-pèreaccompagneraient le maître d’école jusqu’au village où il étaitattendu, et que ce dernier tâcherait de leur trouver quelque humbleoccupation qui pût les faire subsister. « Nous sommes sûrs deréussir, dit gaiement le maître d’école. La cause est trop bonnepour n’être pas gagnée. »

Ils se disposèrent à continuer leur voyage lelendemain soir. Une diligence, qui suivait justement le mêmechemin, devait s’arrêter à l’auberge pour changer de chevaux ;le cocher, moyennant une petite rétribution, donnerait à Nelly uneplace dans l’intérieur. Le marché fut promptement conclu àl’arrivée de la diligence ; puis la voiture repartit avecl’enfant confortablement installée parmi les paquets les moinsdurs, le grand-père et le maître d’école se mirent à côté duconducteur, tandis que l’hôtesse et tous les braves gens del’auberge jetaient au vent leurs adieux et leurs souhaitsaffectueux.

Quelle douce, fastueuse et commode façon devoyager, que d’être couché à l’intérieur de cette montagnemollement agitée ; que d’ouïr le tintement des grelots deschevaux, le claquement du fouet que le cocher fait retentir detemps en temps, le grondement sourd des hautes et larges roues, lefrôlement des harnais, l’affectueuse : bonnenuit ! des piétons qui dépassent les chevaux, lorsquel’attelage va au petit pas ! Le vague, même des idées n’estpas sans charme sous l’épaisse toiture qui semble faite pourprotéger la rêverie indolente du voyageur jusqu’au moment où ils’endort ! Le sommeil aussi a ses charmes ; la têtebalancée sur le coussin, le voyageur garde l’idée confuse qu’ilavance, qu’il est transporté sans trouble ni fatigue, et perçoittous ces bruits divers comme la musique d’un rêve qui amuse sessens. Vient-il à s’éveiller doucement ? il se surprend àregarder à travers le rideau à moitié tiré et agité par levent : son œil se lève vers le ciel brillant et froid oùétincellent des étoiles innombrables, puis s’abaisse sur lalanterne du cocher, faible luminaire qui sautille et se balance,comme le feu follet des marais ; sur les côtés de la route, ilpasse en revue les arbres noirs et sévères ; en avant, c’estla route elle-même qui, longue et nue, s’étend, s’étend, s’étend,jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée brusquement par une montée rapideet escarpée, comme si au delà il n’y avait plus de route, maisseulement l’horizon. Et la halte à l’auberge où l’on va serestaurer ! Être bien accueilli, passer dans une bonne chambreoù l’on trouve du feu et des lumières, bien clore ses yeux, et serappeler, souvenir agréable, que la nuit était froide, se lafigurer plus froide encore pour ajouter au bien-être qu’on éprouveà présent ! Quel délicieux voyage qu’un voyage endiligence !

On repart : d’abord on est frais etalerte, puis on tombe d’assoupissement. On est tiré de son profondsommeil, lorsque la malle-poste vient à passer bruyamment, tellequ’une comète dans l’espace, avec ses lanternes brillantes, avec legalop sonore de ses chevaux, avec l’apparition du conducteur quiderrière se tient debout pour garder ses pieds chauds, et dugentleman au bonnet fourré qui ouvre ses yeux et jette autour delui des regards d’étonnement. On s’arrête au tourniquet :précisément le gardien de la barrière s’est mis au lit. On frappe àla porte jusqu’à ce que l’homme ait répondu par un grognementsourd, du fond de ses couvertures dans sa petite chambre d’en hautoù brûle une faible lumière, et qu’il descende, avec son bonnet denuit et grelottant, ouvrir la barrière toute grande, en maudissanttoutes les voitures qui se présentent autrement que pendant lejour. D’autres tableaux vont se succéder : c’est l’espace detemps rapide et froid qui sépare la nuit du matin ; c’est labande lointaine de lumière qui s’élargit et s’étend sans cesse entournant du gris au blanc, du blanc au jaune, et du jaune au rougepourpre ; c’est la renaissance du jour avec sa gaieté, avec lavie qu’il répand ; ce sont les hommes et les chevaux à lacharrue, les oiseaux dans les arbres et sur les baies, et, dans leschamps déserts, les jeunes garçons effrayant les oiseaux avec leurscrécelles pour protéger les grains.

On arrive à une ville : là, c’est lafoule affairée qui se presse au marché ; ce sont les petitescharrettes et les voitures légères rangées tout autour d’une courd’auberge ; des marchands debout sur le seuil de leurporte ; des maquignons qui font courir leurs chevaux d’un boutde la rue à l’autre pour tenter les chalands ; des porcs quise vautrent en grognant dans le ruisseau, ou qui cheminent avec delongues cordes attachées à leurs pieds, se ruant contre lesbrillantes boutiques des apothicaires d’où ils sont chassés à coupsde balai par les garçons ; la diligence, qui a roulé toute lanuit, changeant de chevaux au relais ; les voyageurs ennuyés,refroidis, laids, de mauvaise humeur, avec des cheveux qui semblentavoir pris en une nuit une crue de trois mois ; le conducteurau contraire, frais comme s’il sortait d’une boite, et magnifiquepar comparaison… Que d’agitation ! que de choses enmouvement ! quelle variété d’incidents dans un voyage aussidélicieux qu’un voyage en diligence !

De temps en temps, Nelly marchait l’espaced’un mille ou deux, après avoir fait monter son grand-père dansl’intérieur de la voiture ; parfois même elle obtenait dumaître d’école qu’il prit sa place et se reposât. Elle continua devoyager ainsi heureusement, jusqu’à une grande ville où ladiligence s’arrêta et où ils passèrent la nuit. Ils laissèrent decôté une vaste église. Les rues offraient grand nombre de maisonsbâties en une espèce de terre ou de plâtre avec quantité de poutresnoires qui se croisaient en tous sens : ces maisons donnaientà la ville un air d’antiquité remarquable. Les portes étaientbasses et cintrées ; quelques-unes même étaient des porches enchêne, garnis de bancs d’étrange forme, où jadis les habitantsétaient venus se reposer par un soir d’été. Les croisées à losangesprésentaient de tout petits carreaux de vitre taillés en diamantqui semblaient cligner de l’œil en regardant les passants, commes’ils avaient la vue affaiblie. Depuis longtemps, ils étaient àl’abri de la fumée et de la vapeur des manufactures : à peine,en effet, y avait-il une ou deux fabriques dans des endroitsécartés, dans les champs, par exemple, où une usine desséchait toutl’espace situé autour d’elle, comme une montagne de feu. Au sortirde cette ville, les voyageurs entrèrent de nouveau dans lacampagne, et commencèrent à approcher du terme de leur course.

Le but n’était pas cependant si près, queNelly et ses deux compagnons n’eussent à passer encore une nuit enroute : ce n’était pas, il est vrai, rigoureusementindispensable ; mais à quelques milles de son village, lemaître d’école, tourmenté par le sentiment de la dignité de sesnouvelles fonctions de clerc, ne voulut pas faire son entrée avecdes souliers poudreux et une toilette qui se ressentait du désordred’un voyage.

Ce fut par une belle et lumineuse matinéed’automne qu’ils arrivèrent au lieu où le maître d’école étaitattendu. Ils s’arrêtèrent pour en contempler les beautés.

« Voyez ! s’écria-t-il d’une voixémue et rempli de joie, voici l’église ; et ce vieux bâtimenttout près de l’église est la maison d’école, je le parierais. Huitcent soixante-quinze francs par an dans ce charmantendroit ! »

Ils admiraient le vieux porche à la teintegrise, les meneaux des fenêtres, les vénérables pierres sépulcralesqui se dessinaient sur la verdure du cimetière, l’ancienne tour, lecoq qui la dominait ; les toits de chaume bruni du cottage, dela grange et du château, sortant du sein des arbres ; le coursd’eau qu’un moulin faisait bouillonner à quelque distance, et auloin les cimes bleuâtres des monts du pays de Galles. Quel butravissant pour toutes les peines dans lesquelles l’enfant s’étaitconsumée à traverser les fétides et noirs repaires dutravail ! Sur son lit de cendres et parmi tant d’horreursinfectes, c’était le mirage de ces campagnes, si beau qu’il fûtdans son esprit, à peine égal à la douce réalité, qu’elle avaittoujours eu présent à l’imagination. Ces visions avaient semblé seperdre ensuite dans une lointaine et sombre atmosphère, à mesureque l’espérance de les atteindre reculait aussi : mais pluselles semblaient reculer, plus Nelly était obstinée à lespoursuivre de toute l’ardeur de ses désirs.

« Il faut que je vous laisse quelquesminutes, dit le maître d’école rompant enfin le silence d’extase oùles tenait leur joie. J’ai une lettre à présenter, desrenseignements à demander, vous comprenez. Où vousretrouverai-je ? À cette petite auberge que je voislà-bas ?

– Permettez-nous d’attendre ici, dit Nell. Laporte est ouverte. Nous nous asseyerons sous le porche de l’églisejusqu’à ce que vous soyez de retour.

– C’est un excellent endroit, » dit lemaître d’école en les y conduisant.

Il se débarrassa de sa valise, la plaça sur lebanc de pierre et ajouta :

« Soyez sûrs que je reviendrai avec debonnes nouvelles et que je ne serai pas longtempsabsent. »

Là-dessus, l’heureux maître d’école tira unepaire de gants tout battant neufs qu’il avait, durant le voyage,portés dans sa poche en un petit paquet, et il s’éloignarapidement, plein d’ardeur et de vivacité.

Du porche où elle était restée, l’enfant lesuivit des yeux jusqu’au moment où le feuillage l’eut dérobé à savue ; et alors elle pénétra doucement dans le vieux cimetière,qui était si paisible et si grave, que le simple frôlement de larobe de Nelly sur les feuilles tombées qui jonchaient les allées etamortissaient le bruit des pas semblait une violation de sonsilence respectable. C’était un lieu antique et fait pour deshistoires de revenants. Il y avait bien des siècles que l’égliseavait été construite ; jadis elle dépendait d’un monastère yattenant ; car des arcades en ruine, des restes de fenêtresogivales et des fragments de murs noircis étaient encore debout,tandis que d’autres parties du vieux bâtiment qui avaient croulé,étaient maintenant confondues avec la terre du cimetière etrecouvertes d’herbe comme si elles aussi réclamaient un tombeau etcherchaient à mêler leurs cendres à la poussière des hommes. Prèsde ces pierres tumulaires des années défuntes, au milieu de cesruines, qu’on avait dans les derniers temps cherché à rendrehabitables, on voyait deux petits corps de logis avec des croiséesdisjointes et des portes de chêne ; ils étaient dans le plusmauvais état, vides et désolés.

C’est sur ces misérables débris quel’attention de l’enfant se fixa exclusivement. Elle ne savait paselle-même pourquoi. L’église, les ruines, les tombes antiquesavaient bien un droit au moins égal aux méditations d’uneétrangère : mais du moment où ses yeux eurent d’abord aperçuces maisons, Nelly ne vit plus autre chose. Même lorsqu’elle eutfait le tour de l’enceinte et que, revenue au porche, elle s’yassit pensive en attendant leur ami, même alors elle choisit uneplace d’où elle pût regarder encore les deux maisons, attirée enquelque sorte vers cet endroit par une fascination invincible.

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