Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 21

 

M. Swiveller et sa partenaire jouèrentplusieurs parties avec des succès variés, jusqu’à ce que la pertede trois pièces de six pence, l’absorption graduelle de la bière etle son des horloges, qui annoncèrent dix heures du soir,rappelèrent à ce gentleman la fuite rapide du temps et la nécessitépour lui de se retirer avant le retour de M. Sampson et demiss Sally Brass.

« Marquise, dit-il d’un ton de gravité,en présence de ces circonstances impérieuses, je demanderai à VotreSeigneurie la permission de mettre le jeu dans ma poche, et de vousquitter maintenant que j’ai achevé ce pot ; vous faisantseulement observer, marquise, que, si la vie coule comme un fleuve,je ne m’alarme pas de la voir couler si vite, madame, puisqu’unepareille absinthe croît sur ses bords, et que de tels yeuxéclairent ses ondes pendant qu’elles suivent leur cours. Marquise,à votre, santé ! Excusez-moi de garder mon chapeau ; maisle palais est humide, et le pavé de marbre est, pardon del’expression, fangeux. »

Comme précaution contre ce dernierinconvénient, M. Swiveller était resté, durant tout le temps,assis avec les pieds en l’air posés contre la plaque de lacheminée, position qu’il gardait encore lorsqu’il donna cours à cesobservations apologétiques, tandis qu’il savourait lentement lesdernières gouttes du nectar.

« Le baron Sampsono Brasso et sacharmante sœur sont, me dites-vous, au spectacle ? » ditM. Swiveller, appuyant d’aplomb son bras gauche sur la tableet élevant sa voix avec sa jambe droite, à la manière des banditsde théâtre.

La marquise fit un signe de tête.

« Ah ! dit M. Swiveller avec unmajestueux froncement de sourcils, c’est bien, marquise ! Maisque nous importe !… Du vin, holà ! »

Comme accompagnement à ces déclamationsmélodramatiques il se présenta le vidrecome avec beaucoup derespect et fit claquer ses lèvres avec une satisfactionfarouche.

La petite servante, qui était loin de posséderaussi bien que M. Swiveller le secret des ficellesthéâtrales, n’ayant jamais vu une comédie ni entendu parler de riende semblable, à moins que ce ne fût par hasard, à travers lesfentes des portes ou en tout autre endroit défendu, futpassablement alarmée de ces démonstrations si nouvelles pourelle ; et ses regards témoignèrent si manifestement de sontrouble, que M. Swiveller jugea qu’il devait, par charité,échanger sa pose de brigand contre une attitude plus conforme à lavie habituelle.

« Est-ce qu’ils vous laissent souvent icipour voler où la gloire les appelle ? demanda-t-il.

– Oh ! oui, je crois bien ! réponditla petite servante, Miss Sally est si gagneuse !

– Si… ?

– Si gagneuse ! » répéta lamarquise.

Après un moment de réflexion,M. Swiveller se détermina à ne plus se préoccuper de rectifierle langage de la jeune fille et à la laisser babiller àl’aise : il était évident que sa langue était déliée par labière à l’absinthe ; et d’ailleurs, elle n’était pas assezsouvent en humeur de discourir pour qu’il dût perdre le temps àdiscuter un petit barbarisme de plus ou de moins.

« Ils vont quelquefois voirM. Quilp, dit la petite servante avec un regard futé ;ils vont bien aussi ailleurs. Dieu merci.

– Est-ce que M. Brass est aussi ungagneur ?… demanda Dick.

– Pas la moitié autant que miss Sally, poursûr, répondit la petite servante en secouant la tête. Dieumerci ! il ne ferait rien de rien sans elle.

– Vrai, il ne ferait rien ?

– Miss Sally l’a si bien mis au pas, dit lapetite servante, qu’il lui demande toujours son avis ;quelquefois même il en profite. Bonté divine ! je crois bienqu’il ne le laisse pas tomber par terre.

– Je suppose, dit Richard, qu’ils seconsultent souvent et qu’ils ont l’occasion de parler de beaucoupde gens, de moi par exemple, hein ! marquise ? »

La marquise remua la tête d’une manièretrès-prononcée.

« Est-ce en bien ? » demandaM. Swiveller.

La marquise changea le mouvement de sa tête,qui, sans cesser cependant de remuer, commença tout à coup àtourner de droite à gauche et de gauche à droite avec une vivaciténégative qui pouvait faire craindre que le cou ne se disloquât, paroccasion.

– Hum ! murmura Richard. Marquise,serait-ce trop exiger de votre confiance que de vous prier dem’apprendre ce qu’ils disent du très-humble individu qui a en cemoment l’honneur de… ?

– Miss Sally dit que vous êtes un garçon sanscervelle.

– Très-bien, marquise ; ceci n’est pas unmauvais compliment. La gaieté, marquise, n’est point une qualitébasse. Le vieux roi Cole était lui-même un joyeux compère, si nousdevons ajouter foi à l’histoire.

– Mais elle dit, poursuivit sa compagne, qu’iln’y a pas à se fier à vous.

– Eh bien ! au fait, marquise, ditM. Swiveller d’un air pensif, plusieurs dames et messieurs,non pas positivement des personnes d’une profession libérale, maisdes gens du commerce, madame, oui, du commerce, ont fait à monsujet la même remarque. L’obscur citoyen, qui tient un hôtel danscette rue penchait fortement ce soir vers cette opinion quand jelui ai commandé de préparer le festin. C’est un préjugé populaire,marquise ; et pourtant je ne sais vraiment sur quoi il estfondé, car j’ai dans le temps obtenu crédit pour un chiffreconsidérable, et je puis dire que jamais je n’ai manqué au crédit.C’est plutôt lui qui m’a manqué ; mais moi, jamais…M. Brass partage l’opinion de sa sœur, à ce que jesuppose ? »

Son amie fit un nouveau signe de tête, maisaffirmatif cette fois, en y joignant pourtant un regard malin quisemblait donner à supposer que les opinions de M. Brass à cetégard étaient encore plus prononcées que celles de sa sœur ;puis, par un retour sur elle-même, elle ajouta d’un tonsuppliant :

« Surtout n’en dites rien, car je seraisbattue à mort.

– Marquise, dit M, Swiveller en se levant, laparole d’un gentleman a autant de valeur que son billet,quelquefois même elle en a davantage ; dans le cas présent,par exemple, où son billet pourrait rencontrer du doute et de laméfiance. Je suis votre ami, et j’espère que nous pourrons jouerencore plusieurs parties liées dans ce même salon. Mais, à propos,marquise, ajouta Richard s’arrêtant dans son trajet vers la porteet décrivant lentement un cercle autour de la petite servante quile suivait avec la chandelle à la main, il est évident pour moi quevous devez avoir l’habitude constante de faire prendre l’air àvotre œil par le trou de la serrure pour en savoir si long.

– C’était seulement parce que je voulaissavoir, répondit en tremblant la marquise, où était cachée la clefdu garde-manger, voilà tout ; et si je l’avais trouvée, jen’aurais pas pris grand-chose, seulement de quoi apaiser mafaim.

– Alors vous ne l’avez pas trouvée ; carvous seriez plus grasse. Bonsoir, marquise. Porte-toi bien, et sije te quitte pour jamais, à jamais porte-toi bien. Tends la chaînede la porte, marquise, de crainte d’accident. »

Sur ces dernières recommandations,M. Swiveller sortit de la maison ; et, trouvant qu’ilavait bu tout autant qu’il convenait à sa constitution (la bière àl’absinthe est un breuvage si capiteux !) il se déterminasagement à se rendre chez lui et à se mettre au lit. Il gagna doncses appartements, car il avait conservé la fiction dupluriel ; et, comme ses appartements n’étaient qu’à une courtedistance de l’étude, bientôt Richard se trouva dans sa chambre àcoucher où, ayant ôté une botte et oublié l’autre à son pied, il selaissa aller à une profonde méditation.

« Cette marquise, se dit-il en croisantses bras, est une personne tout à fait extraordinaire. Le mystèrel’entoure. Elle ignore le goût de la bière. Elle ne connaît pas sonnom (ce qui est moins étonnant), et elle n’a pris quelques notionsbornées de la société qu’à travers les trous des serrures. Toutcela était-il écrit dans sa destinée, ou bien quelque créancierinconnu a-t-il mis l’embargo sur les décrets du sort ? Mystèreprofond et terrible ! »

Ses réflexions étant arrivées à cetteconclusion satisfaisante, Richard se souvint de la botte qui étaitrestée à son pied ; il se mit en devoir de la retirer avec unerare solennité, secouant tout le temps sa tête d’un air grave, etsoupirant profondément. !

Il dit ensuite, en mettant son bonnet de nuitjuste de la même manière qu’il posait son chapeau, sur le coin del’œil :

« Ces parties liées me rappellent lefoyer conjugal. La femme de Cheggs joue au cribbage, à l’impériale,peut-être. Elle fait sauter la banque en ce moment. On l’entraînede plaisir en plaisir, pour dissiper ses regrets ; mais c’estégal, ils la suivent partout. Aujourd’hui, je puis le dire, ajoutaRichard en posant de profil sa joue gauche et regardant aveccomplaisance au miroir la réflexion d’une très-petite ligne defavoris, aujourd’hui, je puis le dire, le fer a pénétré dans soncœur. C’est bien fait !… »

Tombant ensuite de ce sentiment farouche etféroce dans une pensée tendre et pathétique, M. Swivellerpoussa un gémissement, arpenta sa chambre d’un air égaré, fit minede se tirer une poignée de cheveux, mais jugea à propos de s’entenir à la démonstration, et se contenta d’arracher le gland de sonbonnet de coton. Enfin se déshabillant avec une sombre résolution,il se mit au lit.

Dans cette triste position, d’autres eussenteu recours à la boisson ; mais, comme M. Swiveller enavait usé précédemment, il recourut seulement à sa flûte, en facede cette pensée affreuse et trop certaine que Sophie Wackles étaità jamais perdue pour lui. Après mûres considérations, il pensa quec’était là une bonne, sonore et lugubre occupation, non-seulementen harmonie avec la tristesse de ses propres idées, mais capabled’éveiller chez les voisins de la sympathie pour le jeunecélibataire. En conséquence, il poussa une petite table près de sonchevet, et, disposant de son mieux la lumière et son cahier demusique, il tira la flûte de sa botte et commença à jouer de lafaçon la plus funèbre.

C’était l’air Toujours avecmélancolie, air qui, lorsqu’on le joue au lit très-lentementsur la flûte, et lorsqu’en outre il a l’inconvénient d’être jouépar un gentleman peu au fait de l’instrument et qui est forcé dedonner plusieurs fois la même note avant de trouver la suivante, neproduit pas un effet très-saisissant. Cependant, durant la moitiéde la nuit et même davantage, M. Swiveller, tantôt étendu surle dos avec les yeux fixés au plafond, sortant du lit à moitié pourmieux lire son cahier de musique, joua vingt fois de suite cet airinfortuné, ne s’arrêtant guère qu’une ou deux minutes pour respireret faire des monologues sur le compte de la marquise ; aprèsquoi, il recommençait à jouer avec un redoublement de vigueur. Cene fut qu’après avoir épuisé ses divers sujets de méditation, etavoir soufflé dans sa flûte jusqu’à la lie l’essence de la bière àl’absinthe ; ce ne fut qu’après avoir mis la tête à l’envers àtous les gens de la maison et des maisons voisines, peut-être detoute la rue, qu’il ferma son cahier, éteignit sa chandelle, et, setrouvant enfin l’esprit dispos et soulagé, se tourna contre le muret s’endormit.

Le matin, au réveil, son moral étaitparfaitement rétabli. Il prit encore une demi-heure d’exercice sursa flûte. Après avoir gracieusement reçu congé de la maîtresse dela maison, qui, pour lui intimer l’ordre de déguerpir, l’attendaitsur l’escalier depuis le point du jour, il se rendit à Bevis-Marks.Là, la belle Sally était déjà à son poste, et son visage offrait ledoux rayonnement qui brille au front de la chaste Diane.

M. Swiveller lui adressa un signe de têteet échangea son habit contre sa veste aquatique, ce qui lui prenaitun certain temps, car les manches en étaient si justes, que c’étaittoujours une opération difficile et laborieuse. Cette difficultévaincue, Richard s’assit devant le pupitre, à sa placeaccoutumée.

Miss Brass rompit brusquement le silence.

« N’avez-vous pas trouvé ce matin unporte-crayon en argent, dites ?

– J’en ai peu rencontré dans la rue, réponditM. Swiveller. J’en ai vu un cependant, un gros porte-crayon,d’air très-respectable ; mais, comme il était en compagnied’un vieux canif et d’un jeune cure-dent, avec lesquels ilparaissait en conversation réglée, je me serais fait conscience dele déranger.

– Voyons ! pas de bêtise, avez-vous notreporte-crayon ? répliqua miss Brass sérieusement ; oui ounon ?

– Il faut donc que vous soyez enragée pourm’adresser sérieusement une pareille question ? s’écriaM. Swiveller. Est-ce que vous ne voyez pas que je ne fais qued’arriver ?

– À la bonne heure ; mais tout ce que jesais, dit-elle, c’est qu’on ne peut pas le retrouver, et qu’il adisparu, cette semaine un jour où je l’avais laissé sur cepupitre.

– Holà ! pensa Richard ; j’espèreque la marquise n’aura pas travaillé de ce côté.

– Il y avait aussi, dit miss Sally, un couteaude même modèle. Ces deux objets m’avaient été donnés par mon père,il y a bien des années, et tous deux ont disparu. N’avez-vous rienperdu vous-même ? »

M Swiveller porta involontairement la main àsa veste pour s’assurer que c’était bien une veste et non un habità basques ; et, s’étant convaincu bien vite que ce vêtement,l’unique effet mobilier qu’il possédât dans Bevis-Marks, était enparfaite sûreté, il fit une réponse négative.

« C’est fort désagréable, Dick, repritmiss Brass en ouvrant sa boîte d’étain et se rafraîchissant avecune pincée de tabac ; mais, entre nous, entre nous qui sommesdes amis, car si Sammy venait à le savoir, ça n’en finirait pas, ily a aussi de l’argent de l’étude qu’on avait laissé traîner et quia disparu de même. Pour ma part, j’ai perdu en trois fois troisécus.

– Vous n’y pensez pas ! s’écria Richard.Prenez garde à ce que vous dites, mon vieux ; car c’est chosesérieuse. Êtes-vous bien sûre de votre fait ? N’y a-t-il pasquelque erreur ?

– C’est très-réel, répondit miss Brass avecénergie, et il ne peut y avoir aucune erreur.

– Alors, par Jupiter ! pensa Richard enposant sa plume, j’ai bien peur que ce ne soit la marquise qui aitfait le coup ! »

Plus il retournait ce sujet dans son esprit,plus il ne pouvait s’empêcher de croire que très-probablement lamisérable petite servante était la coupable. Quand il considérait àquelle chétive nourriture elle était réduite, dans quel étatd’abandon et d’ignorance elle vivait, et combien sa malicenaturelle avait dû être aiguisée par la nécessité et lesprivations, il n’en faisait pas l’ombre d’un doute. Et cependantelle lui inspirait tant de pitié ; il était tellement péniblepour Richard de voir une cause si grave troubler l’originalité deleur connaissance, qu’il se disait en lui-même, ettrès-sincèrement, que si on lui offrait d’une part cinquante livressterling et de l’autre la preuve de l’innocence de la marquise, iln’hésiterait pas à repousser l’argent.

Tandis qu’il était plongé dans ces profondeset tristes méditations, miss Sally s’assit en secouant la tête d’unair de grand mystère et d’inquiétude sérieuse : on venaitd’entendre dans le couloir la voix de Sampson chantant un gairefrain, et bientôt le gentleman lui-même apparut tout rayonnant deson sourire vertueux.

« Bonjour, monsieur Richard. Ehbien ! monsieur, voici que nous commençons une nouvellejournée, le corps fortifié par le sommeil et le déjeuner, l’espritfrais et dispos. Nous voici, monsieur Richard, levés avec le soleilpour suivre notre petit train comme lui, notre petit train dedevoirs journaliers, monsieur, et pour accomplir comme lui notretravail de la journée avec profit pour nous-mêmes et pour nossemblables. Quelle réflexion charmante, monsieur ! Quellecharmante réflexion ! »

Tout en adressant ces paroles à son clerc,M. Brass s’était mis avec une certaine affectation à examinersoigneusement du côté du jour un billet de banque de cinq livresqu’il tenait à la main.

Mais M. Richard ne témoignant aucunenthousiasme à ce discours, son patron tourna les yeux vers lui etremarqua tout haut qu’il paraissait troublé.

« Vous êtes agité, monsieur, dit-il.Monsieur Richard, nous nous attendions à vous trouver gaiement àl’ouvrage et non pas dans un état d’abattement. Il est juste,monsieur Richard, que… »

Ici la chaste Sarah poussa un gros soupir.

« Ô ciel ! dit M. Sampson, vousaussi !… Qu’y a-t-il donc ? monsieur Richard… »

Et regardant miss Sally, Richard compritqu’elle lui faisait signe d’instruire son frère du sujet de leurconversation récente. Comme sa propre position n’était pastrès-agréable jusqu’à ce que la question eût été vidée de manièreou d’autre, il obéit, et miss Brass, roulant entre ses doigts satabatière d’une façon désordonnée, confirma le rapport de MSwiveller.

Sampson perdit contenance, et l’anxiété sepeignit sur ses traits. Au lieu de déplorer amèrement la perte deson argent, comme miss Sally s’y attendait, il alla sur la pointedu pied jusqu’à la porte, l’ouvrit, regarda dehors, referma laporte tout doucement, revint sur la pointe du pied et dit à voixbasse :

« C’est une circonstance extraordinaireet pénible, monsieur Richard, c’est une circonstance très-pénible.Le fait est que moi-même j’ai perdu récemment plusieurs petitessommes que j’avais laissées sur mon pupitre ; je m’étais donnéde garde d’en parler, espérant que le hasard ferait découvrir lecoupable ; mais non, je n’ai rien pu découvrir. Sally,monsieur Richard, c’est une très-malheureuseaffaire ! »

Tout en parlant, Sampson posa le billet debanque sur son pupitre parmi d’autres papiers, comme par mégarde,et mit ses mains dans ses poches. Richard Swiveller lui montra lebillet et l’avertit de le reprendre.

« Non, monsieur Richard, dit Brass avecémotion ; non, je ne le reprendrai pas. Je le laisserai en cetendroit, monsieur. Le reprendre, monsieur Richard, ce serait jeterun doute sur vous, et j’ai en vous, monsieur, une confianceillimitée. Nous laisserons là ce billet, monsieur, s’il vousplaît ; pour rien au monde, je ne voudrais lereprendre. »

Et, ce disant, M. Brass lui frappa deuxou trois fois sur l’épaule, de la façon la plus amicale.

« Soyez certain, ajouta-t-il, que je n’aipas moins confiance en votre probité qu’en la mienne. »

En tout autre temps, M. Swiveller eûtattaché médiocrement d’importance à ce compliment ; mais vules circonstances présentes, il éprouva un grand soulagement decette assurance qu’on ne lui faisait point l’injure de lesoupçonner. Il répondit convenablement. Alors M. Brass le pritpar la main et parut s’abandonner à une sombre méditation ; ilen fut de même de miss Sally. Richard aussi s’était plongé dans sespensées. À tout moment, il craignait d’entendre accuser lamarquise, car il ne pouvait s’empêcher de la croire coupable.

Durant quelques minutes, ils restèrent toustrois dans cette attitude.

Soudain miss Sally donna un grand coup sur lepupitre avec son poing fermé en s’écriant :

« Je le tiens. »

En effet, elle tenait le pupitre, et elleavait touché juste ; car elle en fit voler un morceau de sonpoing mignon ; mais ce n’était pas là le sens de sesparoles.

« Eh bien ! dit Brass avecimpatience. Expliquez-vous !

– Eh bien ! répliqua la sœur, d’un air detriomphe, depuis ces trois ou quatre dernières semaines n’y a-t-ilpas eu quelqu’un qui rôdait dans l’étude et dehors ? Cettepersonne n’a-t-elle pas été laissée seule quelquefois dans l’étude,grâce à votre confiance ? et me soutiendrez-vous que ce n’estpas là le voleur ?

– Quelle personne ?… cria Brass.

– Attendez donc, commentl’appelez-vous ?… Kit !

– Le domestique de M. Garland ?

– Certainement.

– Jamais ! s’écria Brass, jamais !Ne me parlez pas de ça. Pas un mot de plus ! »

Et il secouait la tête, et il agitait ses deuxmains comme s’il eût voulu détruire dix mille toilesd’araignée.

« Jamais je ne croirai cela de lui ;jamais !

– Eh bien ! moi, je parie, répéta missBrass en humant une nouvelle prise de tabac, je parie que c’estnotre voleur.

– Eh bien ! moi, je parie, répliquaSampson avec violence, que ce n’est pas lui. Qu’est-ce que c’estque cela ? Comment osez-vous l’accuser ? Des caractèrescomme celui-là doivent-ils être en butte à des insinuationspareilles ? Savez-vous bien que c’est le garçon le plushonnête et le plus fidèle qui ait jamais existé, et qu’il a uneréputation sans tache ?… Entrez, entrez. »

Ces derniers mots ne s’adressaient pas à missSally, quoiqu’ils eussent été prononcés sur le même ton que leschaleureuses remontrances qui avaient précédé, mais à une personnequi venait de frapper à la porte de l’étude ; et à peineM. Brass les eut-il fait entendre, que Kit lui-même parut etdit :

« Le gentleman d’en haut est-il chez lui,monsieur, s’il vous plaît ?

– Oui, Kit, dit Brass encore enflammé d’unevertueuse indignation et regardant sa sœur avec des yeux pleins decourroux et les sourcils froncés ; oui, Kit, il y est. Je suischarmé de vous voir, Kit ; je me réjouis de vous voir. Passezpar ici, Kit, en redescendant. »

Et quand le jeune homme se futretiré :

« Ce garçon-là un voleur ! s’écriaBrass ; lui un voleur, avec cette physionomie franche etouverte !… Je lui confierais de l’or sans le compter. MonsieurRichard, ayez la bonté de vous rendre immédiatement chez Wrasp etCompagnie, dans Broad-Street, et d’y demander s’ils ont eu desinstructions pour paraître dans l’affaire Karmen et Painter. Cegarçon-là un voleur ! reprit Sampson en ricanant de colère.Suis-je donc aveugle, sourd, imbécile ? Est-ce que je ne saispas juger la nature humaine d’un coup d’œil ? Kit unvoleur ! Bah ! »

Jetant à miss Sally cette interjection finaleavec un incommensurable dédain, Sampson Brass plongea la tête dansson pupitre comme pour se soustraire à la vue des misères et desbassesses de ce monde, et jeter un dernier défi à la médisance, àl’abri du couvercle à demi clos.

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