Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 32

 

Kit ne fit pas le paresseux le lendemainmatin. Il sauta à bas du lit avant le jour et commença à sepréparer pour l’expédition tant désirée. Agité à la fois par lesévénements de la veille et par la nouvelle inattendue qu’il avaitreçue le soir, il n’avait guère goûté de sommeil durant les longuesheures d’une nuit d’hiver ; des rêves sinistres qui avaientassiégé son chevet l’avaient tellement fatigué, que ce fut pour luiun repos de se trouver debout sur ses pieds.

Mais, quand c’eût été le commencement dequelque grand travail, comme ceux d’Hercule, avec Nelly pour but,quand c’eût été le départ pour quelque voyage de longue haleine, àpied même, dans cette saison rigoureuse, condamné à toutes lesprivations, entouré de tous les genres d’obstacles, menacé de millepeines, de mille fatigues, de mille souffrances ; quand c’eûtété l’aurore d’un grand jour d’entreprise laborieuse, capable demettre à l’épreuve toutes les ressources de sa fermeté, de soncourage et de sa patience, qu’on lui laissât voir seulement enperspective la chance de le terminer heureusement par lasatisfaction et le bonheur de Nell, Kit n’aurait pas déployé moinsde zèle, il n’aurait pas montré moins d’impatience et d’ardeur.

Il n’y avait pas que lui qui fût éveillé etsur pied. Un quart d’heure après, toute la maison était enmouvement. Chacun était affairé, chacun voulait contribuer pour sapart à hâter les préparatifs. Le gentleman, il est vrai, ne pouvaitguère rien faire par lui-même ; mais il exerçait unesurveillance générale, et peut-être n’y avait-il personne qui sedonnât autant de mouvement. Il ne fallut pas longtemps pourarranger les bagages ; tout était prêt dès le point du jour.Alors Kit commença à regretter qu’on eût été aussi vite, car lachaise de poste qui avait été louée d’avance ne devait arriver qu’àneuf heures ; et d’ici là, il n’y avait que le déjeuner pourremplir l’attente d’une heure et demie.

Oui, mais Barbe ? Il ne faut pasl’oublier. Barbe avait fort à faire ; mais tant mieux, aprèstout, Kit pourrait l’aider, et c’était bien la manière la plusagréable de tuer le temps. Barbe ne fit aucune objection à cetarrangement ; et Kit, poursuivant l’idée qui la veille au soirlui était venue si subitement, commença à se douter que sûrementBarbe l’aimait et que sûrement il aimait Barbe.

Barbe, de son côté, s’il faut dire la vérité,comme on doit toujours la dire, Barbe semblait, de toutes lespersonnes de la maison, celle qui s’associait avec le moins deplaisir à tout ce mouvement ; et Kit, dans l’expansion de soncœur, lui ayant fait connaître tout son ravissement, toute sa joie,Barbe devint encore plus abattue et parut voir avec moins deplaisir que jamais le voyage projeté.

« Vous n’êtes pas plutôt de retour aulogis, Christophe, dit Barbe du ton le plus insouciant du monde,vous n’êtes pas plutôt de retour au logis, que vous voilà toutcontent de partir.

– Ah ! mais vous savez pourquoi ?répondit Kit. Pour ramener miss Nell ! pour la revoir !Songez donc !… et puis, ça me fait tant de plaisir de penserque vous aussi vous allez la voir enfin, Barbe ! »

La jeune fille ne dit pas absolument qu’ellen’y trouverait pas un grand plaisir ; mais elle exprima siparfaitement par un petit mouvement de tête ce qu’il y avait dansson cœur, que Kit en fut tout déconcerté et se demanda, simplecomme il était, pourquoi elle témoignait tant de froideur.

« Vous verrez, dit-il en se frottant lesmains, si elle n’a pas la plus douce, la plus jolie figure que vousayez jamais aperçue. Je suis bien sûr que vous le direz commemoi. »

Barbe secoua de nouveau la tête.

« Qu’y a-t-il donc, Barbe ? ditKit.

– Rien, » s’écria Barbe.

Et Barbe fit la moue, pas de ces moues quienlaidissent, mais une jolie petite moue qui fit encore mieux voirle vermeil de ses lèvres couleur de cerise.

Il n’y a pas d’école où l’élève fasse deprogrès plus rapides que celle où Kit avait pris son premier gradeen donnant un baiser à Barbe. Il comprit la pensée de Barbe ;il sut tout de suite sa leçon par cœur ; Barbe était lelivre ; il le lut tout couramment comme si les pages enétaient imprimées.

« Barbe, dit Kit, vous n’êtes pas fâchéecontre moi ? »

Oh ! mon Dieu ! non. Pourquoi Barbeserait-elle fâchée ? Quel droit avait-elle d’êtrefâchée ? Et puis, qu’est-ce que cela faisait qu’elle fûtfâchée ou non ? Qui est-ce qui faisait attention àelle ?

« Moi, dit Kit ; moinaturellement. »

Barbe dit qu’elle ne savait pas pourquoic’était lui naturellement.

Kit répondit qu’elle devait pourtant lesavoir ; qu’elle n’avait qu’à y penser un peu.

Certainement oui, elle voulait bien y penserun peu. Mais ça n’empêche pas qu’elle ne voyait pas pourquoi« c’était lui naturellement. » Elle ne comprenait pas ceque Christophe entendait par là. D’ailleurs, elle était sûre qu’onavait besoin d’elle en haut, et elle était obligée de monter.

« Non, Barbe, dit Kit la retenantdoucement, séparons-nous bons amis. Dans mes chagrins, je n’aicessé de songer à vous. J’eusse été, sans vous, bien plusmalheureux encore que je ne l’ai été. »

Bonté céleste ! que Barbe était jolieavec la rougeur qui colora son visage, toute tremblante comme unpetit oiseau qui se recoquille !

« Sur mon honneur, je vous dis la vérité,continua Kit avec chaleur, mais je ne la dis pas aussi fortementque je le voudrais. Si je désire que vous ayez quelque satisfactionà voir miss Nell, c’est seulement parce que je serais content sivous aimiez ce que j’aime. Voilà tout. Quant à elle, Barbe, jemourrais volontiers pour lui rendre service ; mais vous enferiez autant si vous la connaissiez comme je la connais, j’en suisbien sûr. »

Barbe fut touchée, elle eut regret de s’êtremontrée si indifférente.

« Voyez-vous, reprit Kit, je me suishabitué à parler d’elle, à penser à elle absolument comme si elleétait devenue un ange. Au moment où je m’apprête à la revoir, je merappelle comme elle souriait, comme elle était contente lorsquej’arrivais, comme elle me tendait la main et disait :« Voilà mon vieux Kit ! » ou quelque chose comme ça.Je pense au plaisir de la voir heureuse, avec des amis autourd’elle, traitée comme elle le mérite, comme elle doit l’être. Maismoi, je ne me considère que comme son ancien serviteur, comme ungarçon qui a chéri en elle son aimable, bonne et gentillemaîtresse, et qui se serait mis au feu pour la servir et qui s’ymettrait encore, oui, encore. D’abord, je n’ai pu m’empêcher decraindre que, si elle revenait avec des amis auprès d’elle, ellen’eût oublié ou rougi d’avoir connu un humble garçon comme moi, etqu’ainsi elle ne me parlât froidement, ce qui m’aurait percéjusqu’au fond du cœur plus que je ne saurais le dire, Barbe. Maisen y songeant de nouveau, j’ai réfléchi que sûrement je lui faisaisinjure : j’ai donc pris le dessus, espérant bien la trouvertelle qu’elle était toujours autrefois. Cette espérance, cesouvenir m’ont animé du désir de lui plaire, et de me montrer à sesyeux tel que je voudrais être toujours comme si j’étais encore àson service. Si je trouve du plaisir à penser tout ça, et la véritéest que j’en éprouve beaucoup, c’est à elle encore que j’en suisredevable ; je l’en aime et je l’en honore d’autant plus.Voilà l’honnête et exacte vérité, chère Barbe ; sur ma parole,voilà tout. »

La petite Barbe n’était ni entêtée nicapricieuse ; et comme elle se sentit pleine de remords, ellefondit tout bonnement en larmes. Nous n’avons pas à rechercher oùcette conversation eût pu les conduire en se prolongeant : caren ce moment on entendit les roues de la chaise de poste, puis lasonnette retentit à la porte du jardin, et aussitôt toute la maisonfut en rumeur. Si l’on s’était engourdi un peu, il y eut alors unredoublement de vie et d’énergie.

En même temps que la voiture de voyage,M. Chukster arriva en fiacre. Il était porteur de certainspapiers et de fonds supplémentaires pour le gentleman, à qui il lesremit. Ce devoir accompli, M. Chukster présenta ses devoirs àla famille ; puis se réconfortant par un bon déjeuner qu’ilfit debout, en péripatéticien, il assista avec une indifférenceparfaite au chargement de la chaise de poste.

« Le snob est de la partie, à ceque je vois, monsieur ? dit-il à M. Abel Garland. Jecroyais que la dernière fois on ne l’avait pas emmené, parce qu’onavait lieu de craindre que sa présence ne fût pas très-agréable auvieux buffle.

– À qui, monsieur ? demandaM. Abel.

– Au vieux gentleman, réponditM. Chukster un peu interdit.

– Notre client préfère l’emmener, ditsèchement M. Abel. Il n’y a plus de ces précautions-là àprendre avec eux : les liens de parenté qui existent entre monpère et une personne qui a toute leur confiance, seront unegarantie suffisante de la nature amicale de cette excursion.

– Ah ! pensa M. Chukster regardantpar la fenêtre, tout le monde excepté moi. Un snob passeavant moi ! à la bonne heure. Il n’a pas pris, à ce qu’ilparaît, le billet de banque de cinq livres, mais je n’ai pas lemoindre doute qu’il ne soit toujours à la veille de quelque chosecomme ça. Il y a longtemps que je l’ai dit avant cette affaire. –Tiens ! Voilà une fillette qui est diablement gentille !Parole d’honneur, une jolie petite créature ! »

C’était Barbe qui était l’objet des remarquesflatteuses de M. Chukster. Pendant qu’elle se tenait près dela voiture prête à partir, ce gentleman se sentit saisi tout à coupd’un très-vif intérêt pour la fillette. Il s’en alla enflânant dans un coin du jardin, où il prit position à distanceconvenable pour jouer de la prunelle. Comme c’était un vraiLovelace, la coqueluche du beau sexe, et par conséquent fort aucourant de ces petits artifices qui vont droit au cœur,M. Chukster prit une pose à effet : il appuya une mainsur sa hanche, et de l’autre ajusta les boucles flottantes de sachevelure. C’est une attitude à la mode dans les cercles élégants,et, pour peu qu’on l’accompagne d’un gracieux sifflement, elle asouvent, comme on sait, un succès immense.

Cependant telle est la différence des mœurs dela ville et de celles de la campagne, que personne ne prit garde lemoins du monde à cette pose engageante ; car toutes ces bonnesgens ne songeaient qu’à adresser leurs adieux aux voyageurs, às’envoyer des baisers avec la main, à agiter leurs mouchoirs, enfinà une foule de pratiques bien moins élégantes et moins distinguéesque la pose de M. Chukster. Déjà le gentleman etM. Garland étaient dans la voiture, le postillon en selle, etKit, bien enveloppé d’un manteau, bien emmitouflé, était monté surle siège de derrière. Près de la chaise de poste se tenaientmistress Garland, M. Abel, la mère de Kit et le petitJacob ; à quelque distance, la mère de Barbe qui portait lepoupon éveillé Tous faisaient signe de la tête et des bras,saluaient ou criaient « Bon voyage ! » avec toutel’énergie dont ils étaient capables. Au bout d’une minute, lavoiture fut hors de vue ; M. Chukster resta seul à sonposte. Il avait encore présent aux yeux Kit, debout sur son siège,envoyant de la main un adieu à Barbe, et l’image de Barbe luirenvoyant le même salut, sous ses yeux, lui Chukster,Chukster l’homme à bonnes fortunes, Chukster, sur qui tant debelles dames avaient laissé tomber leurs regards, du haut de leurphaéton, le dimanche à la promenade dans les parcs !

Mais il est hors de notre sujet de retracercomme quoi M. Chukster, exaspéré par ce fait monstrueux, restalà quelque temps comme s’il avait pris racine dans le sol,protestant en lui-même contre Kit, ce prince des perfides, cetempereur du Mogol et des intrigants, et comme quoi il rattacha danssa pensée cette révoltante circonstance à l’ancien traitd’hypocrisie du schelling. Nous n’avons rien de mieux à faire quede suivre les roues qui tournent, et de tenir compagnie à nosvoyageurs durant leur pénible excursion d’hiver.

C’était par une journée d’un froid aigu ;un vent violent soufflait au visage des voyageurs et blanchissaitla terre durcie en dépouillant les arbres et les haies de la geléequi les couvrait, et qu’il faisait tournoyer comme un tourbillon depoussière. Mais qu’importait à Kit le mauvais temps ! Il yavait même dans ce vent qui arrivait avec des mugissements quelquechose de libre et de rafraîchissant qui eût été agréable si lesouffle n’avait pas été si fort. Tandis qu’il balayait tout sur lepassage de son nuage de glace, jetant à terre les branches sècheset les feuilles flétries, et les emportant pêle-mêle, il semblait àKit qu’une sympathie générale régnait dans la nature en faveur dumême but, et que tout y mettait le même intérêt et le mêmeempressement qu’eux-mêmes. Chaque bouffée semblait les pousser enavant. Croyez-vous que ce ne fût rien que de leur livrer bataille àchaque pas, de les forcer à livrer passage, de les vaincre l’uneaprès l’autre, de les regarder venir, ramassant toutes leurs forceset leur furie pour les assaillir, de leur faire tête un moment, letemps de les laisser passer en sifflant, et alors de se donner leplaisir de se retourner pour les voir fuir par derrière, honteuxcomme des vaincus, d’entendre leur rage expirante dans le lointain,frémissant encore au travers des arbres robustes qui se courbentdevant les derniers efforts de la tempête !

Toute la journée, il neigea sans interruption.La nuit vint, brillante et étoilée ; mais le vent n’était pastombé, et le froid était des plus vifs. Parfois, vers la fin de celong relais, Kit ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’il fît unpeu plus chaud ; mais quand on s’arrêtait pour changer dechevaux, et qu’il avait battu la semelle pendant quelques minutes,payé le postillon, éveillé l’autre, qu’il s’était donné dumouvement à droite et à gauche jusqu’à ce que les chevaux fussentattelés, il avait si chaud, que le sang lui fourmillait au bout desdoigts. Alors il lui semblait qu’avec un peu moins de froid ilperdrait la moitié du plaisir et de l’honneur du voyage. Là-dessus,il s’élançait gaiement sur sa banquette, chantant aux accordsjoyeux des roues qui recommençaient à tourner ; et, laissantles bons citadins dormir dans leurs lits bien chauds, ilpoursuivait sa course le long de la route solitaire.

Cependant les deux gentlemen qui étaient àl’intérieur, fort peu disposés à dormir, trompaient le temps par laconversation. Pressés l’un et l’autre de la même impatience, leurentretien roulait souvent sur l’objet de leur expédition, sur lamanière dont elle avait été conduite, sur les espérances et lescraintes que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils enavaient beaucoup ; des secondes, peu, peut-être même aucune,au delà de cette inquiétude indéfinissable qui est inséparabled’une espérance subitement éveillée et d’une attente prolongée.

Dans un moment de repos après une de leursconversations, et quand déjà la moitié de la nuit s’était écoulée,le gentleman, devenu de plus en plus silencieux et pensif, setourna vers son compagnon et lui dit brusquement :

« Êtes-vous un auditeurpatient ?

– Comme bien d’autres, je suppose, répondit ensouriant M. Garland. Je puis l’être si ce qu’on me racontem’intéresse ; dans le cas contraire, je puis faire semblant del’être. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– J’ai sur les lèvres un court récit, et jevais vous mettre tout de suite à l’épreuve. C’esttrès-court. »

Et sans attendre une réponse, il appuya samain sur le bras de M. Garland et s’exprima ainsi :

« Il y avait autrefois deux frères quis’aimaient tendrement l’un l’autre. Il existait entre leurs âgesune certaine disproportion : quelque douze ans. Peut-êtreétait-ce une raison pour accroître leur attachement mutuel.Cependant, malgré la distance qui les séparait, ils devinrentrivaux de bonne heure. La plus profonde, la plus forte affection deleurs cœurs se porta sur le même objet.

« Le plus jeune s’en aperçut le premier,à diverses circonstances qui éveillèrent son attention et savigilance. Je ne vous dirai pas quelle douleur il éprouva, à quelleagonie son âme fut en proie, quelle lutte il eut à soutenir contrelui-même. Il avait eu une enfance maladive. Son frère, plein depatience et d’égards au sein de sa belle santé et de sa force,s’était bien souvent sevré des plaisirs qu’il aimait pour resterassis au chevet du malade, lui racontant de vieilles histoiresjusqu’à ce que son visage pâle s’illuminât d’un éclatextraordinaire ; ou pour le porter dans ses bras jusqu’àquelque lieu champêtre où il veillait sur le pauvre et tristeenfant, pendant qu’il jouissait là d’une brillante journée d’été etdu spectacle de la santé, partout dans la nature alentour, exceptéen lui-même ; en un mot, pour lui servir de tendre et fidèlegarde-malade. Je ne m’étendrai pas sur tout ce qu’il fit pourconquérir l’amour de la pauvre et faible créature ; car monhistoire n’aurait pas de fin. Mais quand arriva le temps de larivalité, le cœur du plus jeune frère se remplit du souvenir de cesjours d’autrefois. Le ciel lui donna la force d’acquitter, par lessacrifices réfléchis d’une âme déjà mûrie par les années, les soinsdonnés par un élan de dévouement juvénile. Il ne troubla point lebonheur de son frère. La vérité ne s’échappa jamais de seslèvres ; il quitta son pays, avec l’espoir de mourir àl’étranger.

Le frère aîné épousa cette femme… qui depuislongtemps est dans le ciel et légua une fille à son mari.

« Si vous avez vu quelque galerie deportraits d’une ancienne famille, vous aurez dû remarquer combiende fois la même physionomie, la même figure, souvent la plus belleet la plus simple de toutes, se perpétue à vos yeux dans diversesgénérations, et comme vous pouvez suivre à la trace la même doucejeune fille à travers toute une longue ligne de portraits, nevieillissant jamais, ne changeant jamais, comme le bon ange de lafamille, toujours là pour assister les siens à l’heure desépreuves, peut-être pour les racheter de leurs fautes…

« Dans cette fille revivait la mère. Vouspouvez juger avec quel amour celui qui avait perdu la mère presqueen l’obtenant s’attacha à cette enfant, sa vivante image. Ellegrandit ; elle devint femme, elle donna son cœur à un hommequi n’en était pas digne. Eh bien ! son tendre père ne put lavoir s’affliger et languir dans la peine. Il se dit que peut-être,après tout, cet homme qu’il regrettait de lui voir aimer valaitmieux qu’il ne paraissait ; qu’en tout cas, il ne pourraitmanquer de s’améliorer dans la compagnie d’une telle femme. Lepauvre père joignit leurs mains : le mariage s’accomplit.

« Le malheur qui suivit cette union, lefroid abandon et les reproches immérités, la pauvreté qui vintfondre sur la maison, les luttes de la vie quotidienne, ces luttestrop mesquines et trop pénibles pour être racontées, mais affreusesà traverser : tout cela, la jeune femme le supporta comme lesfemmes seules savent le supporter, dans le dévouement profond deleur cœur, dans l’excellence de leur nature. Ses moyens d’existenceétaient épuisés ; le père était réduit presque au dénûment parla conduite du gendre ; et chaque jour, comme ils vivaienttous sous le même toit, il était témoin des mauvais traitements etdu malheur que subissait sa fille. Et cependant elle ne seplaignait point d’autre chose que de n’être point aimée de sonmari. Patiente et soutenue jusqu’au bout par la force del’affection, elle suivit à trois semaines de distance son mari dansla tombe, léguant aux soins de son père deux orphelins : l’un,un fils de dix ou douze ans ; l’autre, une fille, une fillepresque encore au berceau, semblable pour sa faiblesse, pour sonâge, pour ses formes et ses traits, à ce qu’elle avait étéelle-même quand elle avait perdu sa mère jeune encore.

« Le frère aîné, grand-père de ces deuxorphelins, était désormais un homme brisé par la douleur ;courbé, écrasé déjà, moins par le poids des années que sous la mainpesante du malheur. Avec les débris de sa fortune il entreprit lecommerce des tableaux d’abord, puis des curiosités antiques. Ilavait toujours eu, dès l’enfance, un goût dominant pour les objetsde ce genre ; il en avait fait son amusement autrefois, ils’en fit alors une ressource pour se procurer une subsistancepénible et précaire.

« Le fils en grandissant rappelait deplus en plus le caractère et les traits de son père ; la filleétait tout le portrait de sa mère : aussi quand le vieillardla prenait sur ses genoux et contemplait ses doux yeux bleus, illui semblait sortir d’un rêve douloureux et revoir sa filleredevenue enfant. Le garçon dépravé ne tarda pas à se dégoûter dela maison et à chercher des compagnons qui convinssent mieux à sesgoûts. Le vieillard et la petite fille demeurèrent seulsensemble.

« Ce fut alors, ce fut lorsque l’amourqu’il avait eu pour deux mortes qui avaient été l’une après l’autresi chères à son cœur, se fut porté tout entier sur cette petitecréature ; lorsque ce visage, qu’il avait constamment devantles yeux, lui rappelait heure par heure les changements qu’il avaitobservés d’année en année chez les autres, les souffrancesauxquelles il avait assisté et tout ce que sa propre fille avait euà supporter ; ce fut alors, quand les désordres d’un jeunehomme dissipé et endurci achevèrent l’œuvre de ruine que le pèreavait commencée, et amenèrent plus d’une fois des moments de gêneet même de détresse, ce fut alors que le vieillard commença à sesentir poursuivi sans cesse par la sinistre image de la pauvreté,du dénûment, qu’il redoutait non pas pour lui, mais pour l’enfant.Cette idée une fois conçue vint obséder la maison comme un spectrequi la hantait jour et nuit.

« Le plus jeune frère avait pendant cetemps-là visité plusieurs contrées étrangères et traversé la vie enpèlerin solitaire. On avait injustement interprété son bannissementvolontaire, mais il avait supporté, non sans douleur, les reprocheset les jugements précipités pour accomplir le sacrifice qui avaitbrisé son cœur, et il avait su se tenir dans l’ombre. D’ailleurs,les communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles,incertaines, souvent interrompues ; toutefois elles n’étaientpoint brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettreen lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.

« Alors les rêves de la jeunesse, d’unevie heureuse, heureuse, bien que commencée par le chagrin et lasouffrance prématurée, l’assaillirent de nouveau plus fréquemmentqu’auparavant : chaque nuit, redevenu enfant dans ses rêves,il se revoyait aux côtés de son frère. Il mit le plus tôt possibleordre à ses affaires, convertit en espèces tout ce qu’il possédait,et avec une fortune suffisante pour deux, le corps tremblant, lamain ouverte, le cœur plein d’une émotion délirante, il arriva unsoir à la porte de son frère ! …

Le narrateur, dont la voix était devenuedéfaillante, s’arrêta.

« Je sais le reste, dit M. Garlanden lui serrant la main.

– Oui, reprit son ami après un moment desilence, nous pouvons nous épargner le reste. Vous connaissez letriste résultat de toutes mes recherches. Lors même qu’après despoursuites où j’ai mis toute l’activité et la prudence possible,nous apprîmes qu’on les avait vus en compagnie de deux pauvrescoureurs de foires, et que plus tard nous découvrîmes ces deuxhommes, puis le lieu où s’étaient retirés le vieillard et l’enfant,eh bien ! même alors nous arrivâmes trop tard. Ah ! Dieuveuille que cette fois encore il ne soit pas trop tard !

– Non, non, dit Garland ; cette fois nousréussirons.

– Déjà je l’ai cru, déjà je l’ai espéré ;en ce moment je le crois et je l’espère. Mais un poids cruel pèsesur mon esprit, et la tristesse qui m’obsède résiste à l’espéranceet à la raison.

– Cela ne me surprend point, ditM. Garland ; c’est la conséquence naturelle desévénements que vous venez de retracer ; de ces tempsmalheureux, de ce voyage pénible, et, par-dessus tout, de cettenuit affreuse. Une nuit affreuse, en vérité !… Entendez-vouscomme le vent mugit !… »

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