Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 11

 

Les rumeurs populaires au sujet du gentlemanet de sa mission, en passant de bouche en bouche, et en prenant deplus en plus le caractère du merveilleux à mesure qu’ellescirculaient de bouche en bouche, car les rumeurs populaires, àl’opposé de la pierre roulante du proverbe, amassent plus de mousseà proportion qu’on les colporte çà et là, attirèrent, comme à unspectacle agréable, attrayant, digne de la plus vive admiration,une foule considérable à la porte de l’auberge où descenditl’étranger. On vit se presser aussitôt en cet endroit quantité deflâneurs qui, trouvant, il est vrai, leur curiosité à boutd’emploi, par suite de la fermeture de l’exhibition des figures decire et de l’achèvement des cérémonies nuptiales, considéraientl’arrivée du gentleman tout au moins comme un bienfait de laProvidence, et la saluaient avec les démonstrations de la plus viveallégresse.

Bien loin de s’associer à la joie générale, legentleman, au contraire, avec l’air triste et affaissé d’un hommequi ne veut que méditer en silence et à l’écart sur l’objet de sonchagrin, mit pied à terre, et présenta la main à la mère de Kitavec une politesse sombre, qui fit une profonde impression sur lesassistants. Puis il donna le bras à mistress Nubbles, et laconduisit dans la maison, tandis que plusieurs garçonss’empressaient de courir devant eux en éclaireurs, pour leur frayerle chemin et leur montrer la salle toute prête à les recevoir.

« Une chambre ! dit le gentleman.Près d’ici, s’il se peut.

– C’est tout près d’ici, monsieur ; venezde ce coté, s’il vous plaît.

– Celle-ci convient-elle au gentleman ?dit une voix en même temps qu’une petite porte latérale contiguë àl’escalier du puits s’ouvrait vivement, et qu’une tête en sortaitpour en faire les honneurs. Vous y serez très-bien. Vous y serez lebienvenu, comme les fleurs en mai, et, en hiver, la bûche de Noël.Voulez-vous accepter cette chambre, monsieur ? Faites-moil’honneur d’y entrer. Accordez-moi cette faveur, je vous prie.

– C’est trop de bonté !… s’écria la mèrede Kit toute confondue de surprise. Qui se serait attendu àcela ? »

N’avait-elle pas, en effet, de justes motifspour être étonnée, en voyant que la personne qui faisait cettegracieuse invitation n’était autre que Daniel Quilp ? Lapetite porte par laquelle il avait passé sa tête attenait augarde-manger de l’auberge. Il était là à faire des courbettes avecune politesse grotesque, aussi à son aise que s’il eût fait leshonneurs de sa propre maison ; il empestait de sa présence lesgigots de mouton et les poulets rôtis ; on aurait dit lemauvais génie des caves sorti de dessous terre pour se livrer àquelque œuvre malfaisante.

« Voulez-vous me faire cet honneur ?répéta Quilp.

– J’aime mieux être seul, répondit legentleman.

– Oh ! » dit Quilp.

Et, en même temps, il se rejeta dans lachambre d’un seul bond en refermant sur lui la porte comme lespetits bonshommes des horloges flamandes, au moment où l’heuresonne.

« Comment se fait-il, monsieur, murmurala mère de Kit, que pas plus tard qu’hier au soir, je l’aie laisséau Petit-Béthel ?…

– Vraiment !… dit le gentleman. Garçon,quand ce voyageur est-il arrivé ici ?

– Ce matin, monsieur, par la voiture denuit.

– Hum !… Et où va-t-il ?

– Je ne pourrais pas vous le dire, monsieur.Quand la femme de chambre lui a demandé s’il désirait un lit, il acommencé par lui faire des grimaces, puis il a voulul’embrasser.

– Dites-lui de venir ici. Avertissez-le que jeserais bien aise d’échanger quelques mots avec lui. Priez-le devenir tout de suite, vous entendez ? »

Le garçon ouvrit de grands yeux en recevantcet ordre ; car, non-seulement le gentleman n’avait pastémoigné moins d’étonnement que la mère de Kit à la vue dunain ; mais, comme il ne le craignait nullement, il ne s’étaitpas occupé le moins du monde de dissimuler le dégoût et larépugnance qu’il lui inspirait. Le garçon alla exécuter lacommission, et reparut presque aussitôt, amenant le naindemandé.

« Votre serviteur, monsieur, dit Quilp.J’ai rencontré à mi-chemin votre messager. Je pensais bien que vousme permettriez de venir vous faire mes compliments. J’espère quevous allez bien. J’espère que vous allez très-bien. »

Ici il y eut une petite pause. Les yeux à demifermés et le visage incliné, le nain attendait une réponse. Fauted’en recevoir une, il se tourna vers mistress Nubbles, qui étaitpour lui une plus ancienne et plus intime connaissance.

« La mère de Christophe !s’écria-t-il. Cette chère dame ! cette digne femme, siheureusement bénie du ciel dans son honnête fils ! Comment vala mère de Christophe ? Le changement d’air et de lieul’a-t-il fatiguée ? Et la petite famille ? etChristophe ? sont-ils en bon état ? sont-ilsflorissants ? Deviennent-ils de bons citoyens,eh ? »

Faisant gravir à sa voix une sorte d’échellemusicale à mesure qu’il posait ces questions, M. Quilp terminala gamme par un cri aigu, et reprit cet air essoufflé qui lui étaithabituel, et qui, feint ou naturel, avait également pour effet debannir toute expression de son visage, et de le rendre parfaitementimpassible, autant que cela pouvait lui être utile pour dissimulersa pensée.

« Monsieur Quilp, » dit legentleman.

Le nain porta la main à sa grande oreillependante, pour témoigner, en apparence, la plus grandeattention.

« Nous nous sommes déjà rencontrés tousdeux ?

– Certainement, s’écria Quilp en agitant latête. Oh ! certainement oui, monsieur. Un tel honneur !…Oui, deux fois, maman Christophe, deux fois. Un tel plaisir nesaurait s’oublier si vite, assurément !…

– Vous pouvez vous souvenir que le jour où, enarrivant à Londres, je trouvai vide et déserte la maison où je merendais, je vous fus adressé par quelques voisins, et courus àvotre recherche sans prendre le temps de me reposer ou de merafraîchir.

– Oui, quelle précipitation, et cependantquelle allure ferme et vigoureuse ! dit Quilp se parlant àlui-même, à l’instar de son ami M. Sampson Brass.

– Je vous trouvai, reprit le gentleman, jevous trouvai en pleine possession, de la manière la plus étrange,de tout ce qui avait appartenu si récemment encore à unautre ; et cet autre, qui, jusqu’au moment où vous mîtes lepied chez lui, passait pour riche, avait été réduit tout à coup àla misère et expulsé de sa maison.

– Nous avons des témoins pour répondre de nosactes, mon cher monsieur, dit Quilp. Nous avons nos témoins. Nedites pas non plus qu’il a été expulsé. Il est parti de sa proprevolonté, il a disparu dans la nuit, monsieur.

– Qu’importe ! s’écria le gentleman avecemportement. Il était parti.

– Oui, il était parti, dit Quilp toujours avecson calme révoltant. Nul doute qu’il ne fût parti. La seulequestion, c’était de savoir pour quel endroit. Et c’est encore unequestion.

– Maintenant, dit le gentleman en le regardantd’un air sévère, que dois-je penser de vous qui, n’ayant voulu medonner aucun renseignement, bien plus, ayant su vous retourner sibien et vous abriter sous toutes sortes de ruses, de tromperies etde paroles évasives, venez aujourd’hui épier nos pas ?

– Moi, vous épier ! cria Quilp.

– Ne le faites-vous pas ? répliqua legentleman arrivé au plus haut point d’exaspération. N’étiez-vouspas, il y a quelques heures, à soixante milles d’ici, dans lachapelle où cette bonne femme a l’habitude de dire sesprières ?

– Elle y était aussi, je pense, dit Quilp quiavait repris son sang-froid accoutumé. Je pourrais dire, moi, si jeme laissais emporter aussi, que c’est vous qui épiez mes pas. Oui,j’étais dans la chapelle. Eh bien, après ? J’ai lu dans leslivres qu’il est d’usage pour les pèlerins d’aller à une chapelleavant de se mettre en voyage pour solliciter du ciel un heureuxretour. Et cela fait honneur à leur sagesse ! Les voyages sonttrop périlleux, principalement sur l’impériale. Les roues sedétachent, les chevaux prennent le mors aux dents, les conducteursmènent trop vite, les diligences versent. Je vais toujours à lachapelle avant de me mettre en route. En pareille occasion, c’esttoujours par là que je finis mes préparatifs ; voilà lavérité. »

Il ne fallait pas une grande pénétration pourdeviner que Quilp mentait de gaieté de cœur, quoique l’expressionqu’il donnait à son visage, à sa voix et à ses gestes, eût pu fairecroire à quelque innocent qu’il était prêt à défendre la vérité aupéril de sa vie avec la fermeté calme d’un martyr.

« En vérité, il y a de quoi faire tournerla tête, dit le malheureux gentleman ; voyons, dites-moi,n’avez-vous pas, pour un motif particulier, cherché à deviner mesprojets ? Ne savez-vous pas quel but m’attirait ici, et, sivous le savez, ne pouvez-vous pas me fournir quelquelumière ?

– Vous me croyez donc sorcier, monsieur, ditQuilp en haussant les épaules ; mais si je l’étais, je medirais à moi-même ma bonne aventure pour faire fortune.

– Allons ! c’est bon ! nous noussommes dit, je le vois, tout ce que nous avions à nous dire,répliqua le gentleman qui se jeta avec impatience sur un sofa. Jevous prie de nous laisser.

– Volontiers, répondit Quilp, très-volontiers.Maman Christophe, ma chère âme, portez-vous bien. Bon voyage,monsieur… pour votre retour… Hem ! »

En achevant ces paroles d’adieu avec unegrimace indescriptible et qui semblait composée de tout ce quel’homme et le singe peuvent imaginer de contorsions les plushideuses, le nain battit lentement en retraite et ferma la portederrière lui.

« Oh ! oh ! se dit-il quand ileut regagné sa chambre et qu’il se fut assis dans un fauteuil, lespoings appuyés sur la hanche. Oh ! oh ! c’est donc commecela, mon cher ami ? En vé–ri–té ? »

Poussant dans sa joie immodérée des éclats derire étouffés et compensant la gêne qu’il avait dû s’imposerrécemment par le déploiement de toutes les variétés possibles delaideur sur sa face, M. Quilp se tordit dans son fauteuil touten frottant sa jambe gauche et tomba dans certaine méditation dontil est nécessaire de présenter ici la substance.

D’abord il passa en revue les circonstancesqui l’avaient amené à se rendre en ce lieu. Peu de mots suffirontpour les exposer.

S’étant présenté la veille au soir à l’étudede M. Sampson Brass, en l’absence de ce gentleman et de sadocte sœur, il était tombé sur M. Swiveller qui, en ce moment,était occupé à arroser d’un verre de grog au gin l’aride poussièredu droit qui lui desséchait le gosier et à détremper, comme on dit,son argile mortelle à longs traits. Mais comme en thèse généralel’argile, quand elle est trop mouillée, perd toute consistance ets’amollit tellement qu’elle n’est plus propre à recevoir aucuneempreinte, et perd en même temps la force et la solidité de soncaractère, ainsi l’argile de M. Swiveller, ayant absorbé unequantité considérable de liquide, était aussi arrivée à cet état demollesse et d’inconsistance où les diverses idées qui venaient s’yimprimer ne tardaient pas à perdre leur contour distinct et às’amalgamer les unes avec les autres ; et, chose singulièrequoique trop certaine, il n’est pas rare que dans cette situationl’argile humaine se prévale par-dessus tout de sa rare prudence etde sa sagacité. M. Swiveller, dans cette situation, seplaisait plus que personne à se reconnaître ces qualités. Il partitde là pour dire qu’il avait fait d’étranges découvertes sur legentleman qui logeait au-dessus, découvertes qu’il avait résolud’enfouir dans le plus profond de son cœur ; ni tortures, nicaresses ne pourraient jamais le déterminer à les révéler.

M. Quilp approuva hautement cetterésolution ; en même temps, il s’était assis pour pousserM. Swiveller et lui soutirer d’autres renseignements. Ilapprit bientôt de lui qu’on avait vu le gentleman en conférenceavec Kit. Tel était le secret que jamais il ne devaitdivulguer.

Muni de ces renseignements, M. Quilp futamené à supposer tout d’abord que ledit locataire devait être lamême personne qui était venue le trouver déjà ; et, s’étantassuré par d’autres questions que ce soupçon était fondé, il enconclut qu’en se mettant en rapport avec Kit, le gentleman avaitpour but de retrouver les traces du vieillard et de l’enfant.Brûlant du désir curieux de savoir ce que tout cela voulait dire,il résolut de serrer de près la mère de Kit, qui lui semblait lapersonne la moins capable de résister à ses artifices et parconséquent la plus propre à se laisser dérober les révélationsqu’il convoitait. Prenant donc brusquement congé deM. Swiveller, il courut chez mistress Nubbles. La bonne femmeétait absente. Il s’informa auprès d’un voisin, comme fit Kitlui-même peu de temps après ; on lui enseigna la chapelle, oùil se rendit aussitôt pour happer la mère de Kit à la fin duservice.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il étaitassis dans la chapelle où, les regards pieusement attachés auplafond, il jouissait intérieurement, comme d’une bonneplaisanterie, de sa présence en ce lieu, lorsque Kit lui-mêmeapparut. Avec ses yeux de lynx, un instant suffit au nain pourreconnaître qu’il y avait anguille sous roche. Absorbé enapparence, comme nous l’avons dit, et feignant d’être plongé dansune méditation profonde, Quilp étudiait les moindres mouvements deKit ; et quand celui-ci se fut retiré avec sa famille, le nainsortit vivement après lui. Enfin, il suivit Kit et mistress Nubblesjusqu’à la maison du notaire, où il apprit d’un des postillons dansquelle ville devait se rendre la chaise de poste. Sachant qu’unediligence qui faisait rapidement le service de nuit partait pourcette même ville à l’heure même, et que le bureau n’était qu’à deuxpas, il y courut sans autre cérémonie et s’installa surl’impériale. Plusieurs fois, pendant la nuit, la diligence dépassala chaise de poste, plusieurs fois aussi la chaise de poste dépassala diligence, selon que leurs haltes étaient plus ou moins longueset leur vitesse moins régulière ; finalement, les deuxvoitures entrèrent en ville au même moment. Quilp, sans perdre devue la chaise de poste, se mêla à la foule : il apprit l’objetdu voyage du gentleman et ses mécomptes ; une fois nanti deces renseignements, il s’éloigna à la hâte et gagna l’auberge avantle gentleman ; c’est là, qu’après avoir eu avec luil’entretien que nous avons rapporté plus haut, il s’était enfermédans sa petite chambre où il passait rapidement en revue toutes cescirconstances étranges.

« Ah ! c’est comme ça ? monami, se dit-il en mordant avidement ses ongles. On me suspecte, onme met de côté ; et c’est Kit, n’est-ce pas ? qui estl’agent confidentiel. En ce cas, je crains bien d’avoir à luirégler son compte. »

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

« Si ce matin nous avions trouvé le vieuxet l’enfant, j’étais prêt à faire valoir d’assez jolis titres.Quelle bonne aubaine c’eût été pour moi ! Sans ces cafards,ces hypocrites, ce garçon et sa mère, j’eusse aussi facilementenveloppé dans mon filet ce farouche gentleman que mon vieil ami,notre ami commun, ah ! ah ! ah ! et la potelée, lafraîche Nelly. Au pis aller, c’est encore une affaire d’or et qu’ilne faut pas perdre. Retrouvons d’abord les fugitifs, puis nousaviserons… au moyen de vous débarrasser d’un peu du superflu devotre numéraire, mon cher monsieur, tant qu’il y aura des barreauxde prison, des verrous et des serrures pour tenir en sûreté votreami, ou parent, n’importe. Je hais décidément tous ces gensvertueux ! s’écria le nain en avalant une gorgée d’eau-de-vieet faisant claquer ses lèvres. Oui ! je les hais tous engénéral et chacun en particulier !… »

Et ce n’étaient pas là des fanfaronnadescreuses et vaines ; c’était bien l’aveu réfléchi de sessentiments réels. Car M. Quilp, qui n’aimait personne, enétait venu peu à peu à détester tous ceux qui de près ou de lointenaient à son client ruiné : le vieillard lui-même lepremier, parce qu’il avait su le tromper et déjouer savigilance ; l’enfant, parce qu’elle était l’objet de lacommisération et des timides reproches de mistress Quilp ; legentleman, à cause de l’aversion qu’il lui témoignaitouvertement ; Kit et sa mère, mortellement, pour les motifsdéjà connus. Joignez-y ce sentiment général d’opposition, quis’unissait étroitement à son désir dévorant de s’enrichir au milieude ces circonstances équivoques, et voilà pourquoi Daniel Quilp lesdétestait tous en général et chacun en particulier.

Dans cette aimable disposition d’esprit, ilsoulagea son estomac et sa haine en bavant une assez notablequantité d’eau-de-vie ; puis, changeant de quartier, il seretira dans un cabaret infime, d’où il établit dans l’ombre tousles moyens d’enquête possibles, afin d’arriver à la découverte duvieillard et de sa petite-fille. Mais tout effort resta inutile.Pas la moindre trace, pas le moindre indice qui pût le mettre surla voie. Les fugitifs avaient quitté la ville pendant lanuit ; personne ne les avait vus s’éloigner ; nul ne lesavait rencontrés sur leur chemin ; pas un conducteur dediligence, de charrette ou de fourgon n’avait aperçu de voyageursrépondant à leur signalement ; pas une âme en un mot qui eûtpassé près d’eux ni entendu parler d’eux. Convaincu que pour lemoment toute tentative de ce genre était infructueuse, il confia lesoin de son affaire à deux ou trois drôles auxquels il promit uneforte récompense dans le cas où ils lui feraient parvenir quelquerenseignement, et il s’en retourna à Londres par la diligence dulendemain.

En montant sur l’impériale, M. Quilp eutla satisfaction de voir que la mère de Kit était seule dansl’intérieur de la voiture. Durant tout le voyage, il mit à profitcette circonstance pour s’amuser et s’égayer, la situationd’isolement où se trouvait la pauvre femme permettant au malicieuxnain de lui causer toutes sortes d’ennuis et d’épouvantes. Ainsi ilse tenait penché, suspendu sur un des bords de la voiture au risquede se rompre le cou, et dardait à l’intérieur ses gros yeux à fleurde tête qui semblaient d’autant plus horribles à mistress Nubblesque Quilp avait la tête renversée. Si elle changeait de portière,il se transportait du même côté. Quand on s’arrêtait pour relayer,il sautait lestement à terre et présentait son visage à la glace enlouchant affreusement. Cet ingénieux système de tortures produisitsur la victime un tel effet, que mistress Nubbles ne put s’empêcherde croire que M. Quilp, vrai représentant du diable, s’étaitincarné ce pouvoir de l’enfer si souvent et si vigoureusementattaqué dans les prêches du Petit-Béthel, et que c’était pour lapunir du péché qu’elle avait commis le jour du théâtre d’Astley etdes huîtres, qu’il s’amusait à la lutiner et à la tourmenter.

Instruit d’avance par une lettre du retourprochain de mistress Nubbles, Kit attendait sa mère au bureau de ladiligence, grande fut sa surprise quand il aperçut la figure bienconnue de Quilp qui regardait par-dessus l’épaule du conducteurcomme un démon familier, invisible à tout autre œil qu’au sien.

« Comment vous portez-vous,Christophe ? croassa le nain du haut de son impériale. Tout vabien, Christophe. Votre mère est là dedans.

– Par quel hasard est-il là, ma mère ?dit Kit à demi-voix.

– J’ignore pourquoi ni comment, mon cherenfant, répondit mistress Nubbles en descendant de voiture à l’aidedu bras de son fils ; mais toute la sainte journée il n’acessé de me terrifier à m’en faire perdre les sens.

– En vérité ?… s’écria Kit.

– C’est au point que vous ne voudriez pas lecroire, répliqua sa mère. Mais ne lui dites pas un mot ; carréellement je ne sais pas si c’est un homme. Chut ! ne voustournez pas comme si je vous parlais de lui… Justement, il vient dese mettre sous le plein rayon de la lanterne de la diligence pourme faire ses yeux louches et effrayants !… »

Nonobstant la prière maternelle, Kit se tournavivement pour regarder.

Mais M. Quilp tenait déjà tranquillementses yeux levés vers les étoiles, et paraissait absorbé par lacontemplation des corps célestes.

« Oh ! l’artificieusecréature !… s’écria mistress Nubbles. Mais venez. Pour tout aumonde ne lui parlez pas.

– Si, ma mère, si, je veux lui parler. Quellefaiblesse !… Dites donc, monsieur… »

M. Quilp affecta de tressaillir et deregarder autour de lui en souriant.

« Voulez-vous bien laisser ma mèretranquille, s’il vous plaît ? dit Kit. Comment osez-voustourmenter une pauvre femme seule comme elle, et la rendre tristeet malheureuse, quand elle a déjà bien assez de motifs pour l’êtresans vous !… N’êtes-vous pas honteux de votre conduite, petitmonstre ?…

– Monstre !… répéta Quilp avec un sourireet d’une voix de ventriloque. (Le nain le plus affreux qu’on aitjamais montré pour un sou à la foire.) Monstre !…ah !

– Si à l’avenir vous agissez envers elle aveccette impudence, reprit Kit en plaçant sur son dos le carton de samère, je vous le dis et vous le répète, monsieur Quilp, je ne lesouffrirai pas. Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi ; voussavez bien que nous ne vous avons jamais fait de mal. Ce n’est pasla première fois ; et si jamais vous la tourmentez oul’effrayez encore, vous m’obligerez… et j’en aurais regret à causede votre taille… vous m’obligerez à vous corriger. »

Quilp ne répliqua rien ; mais,s’approchant de Kit assez près pour lui darder un regard à deux outrois pouces du visage, il le contempla fixement, recula à courtedistance sans détourner les yeux, s’approcha de nouveau, reculaencore, et renouvela ce manège une demi-douzaine de fois, comme lestêtes qui apparaissent et disparaissent dans les expériences defantasmagorie. Kit se tenait ferme, s’attendant à une prochaineattaque ; mais, voyant que toutes ces démonstrationsn’aboutissaient à rien de sérieux, il fit claquer ses doigts et seretira, entraîné le plus vite possible par sa mère qui, même enécoutant les chères nouvelles du petit Jacob et du poupon, nepouvait s’empêcher de tourner la tête avec anxiété pour voir siQuilp ne les suivait pas.

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