Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 5

 

Il convient maintenant que nous laissionspendant quelque temps Kit pensif, et plein d’impatience, poursuivre les aventures de la petite Nelly ; nous allonsreprendre le fil de notre récit là où nous l’avons quitté àplusieurs chapitres d’intervalle.

Dans une de ses promenades du soir, tandis queNelly, suivant les deux sœurs à distance respectueuse, trouvaitdans sa sympathie pour elles, et dans la contemplation de leurspeines qui offraient une ressemblance fraternelle avec son propreisolement, une sorte de soulagement et de calme remplis d’unbonheur momentané, mais profond, bien que ce doux plaisir qu’elleavait à les voir fût de ceux qui naissent et s’éteignent dans leslarmes ; dans une de ses promenades, disons-nous, à l’heurepaisible du crépuscule, lorsque le ciel, la terre, l’air, l’eaucourante, le son des cloches éloignées, tout était en harmonie avecles émotions de l’enfant solitaire, et faisait naître en elle despensées consolantes, mais qui n’appartenaient pas au monde oùvivent les enfants, ni à ses joies faciles ; dans une de cesexcursions qui étaient devenues son unique satisfaction, sa seuleconsolation, la lumière du jour s’était éteinte sous l’ombre dusoir qui s’avançait de plus en plus vers la nuit, et cependant lajeune créature continuait d’errer dans les ténèbres : elletrouvait une compagnie dans cette nature si sereine, si paisible,tandis qu’au contraire le bruit des paroles et l’éclat des lumièreséblouissantes eussent été pour elle la solitude.

Les deux sœurs étaient retournées à leurlogis, et Nelly était seule. Elle leva ses yeux vers les brillantesétoiles qui projètent une si douce clarté du haut des vastesespaces du ciel ; à mesure qu’elle les contemplait, denouvelles étoiles lui apparaissaient, puis d’autres au delà, puisd’autres encore, jusqu’à ce que toute l’étendue fût diamantéed’astres rayonnants de plus en plus élevés dans l’incommensurableinfini, éternels dans leur multiplicité comme dans leur ordreimmuable et indestructible. Nelly se pencha vers la rivière calmeet limpide, et là elle vit les étoiles reluire dans leur mêmeordre, telles qu’au temps du déluge la colombe les vit se refléterdans les eaux débordées et profondes d’un million de lieues, bienau-dessus du sommet des montagnes, au-dessus du genre humain quiavait péri presque tout entier.

L’enfant s’assit en silence sous unarbre : la beauté de la nuit et toutes les merveilles qu’elleétale la frappaient d’une admiration muette. L’heure, le lieuéveillèrent ses réflexions : avec une espérance douce, moinsd’espérance peut-être que de résignation, elle évoqua le passé, leprésent et ce que l’avenir lui gardait en réserve. Entre elle et levieillard il s’était opéré par degrés une séparation plus pénible àsupporter qu’aucun des chagrins d’autrefois. Chaque soir, souventmême dans le jour, il s’absentait, il s’en allait seul ; etbien que Nelly sût où il allait et pourquoi il s’absentait, car lesyeux hagards de son grand-père et les appels constants qu’ilfaisait à sa pauvre bourse épuisée étaient de trop sûrs indices,cependant le vieillard évitait toute question, se renfermait dansune réserve entière et fuyait même la présence de sapetite-fille.

Nelly, assise à l’écart, méditait donc sur cechangement avec une tristesse empreinte de la teinte mélancoliqueque la nuit répandait autour d’elle, lorsqu’au loin l’horloge d’uneéglise sonna neuf heures. Nelly se leva, se remit à marcher et sedirigea pensive vers la ville.

Elle avait atteint un petit pont de bois jetéau-dessus du courant, quand elle aperçût tout à coup, sur laprairie qu’elle devait prendre, une lumière rouge, et, regardantavec plus d’attention, reconnut qu’elle partait, selon touteapparence, d’un camp de bohémiens qui avaient allumé un feu à unepetite distance du chemin, et s’étaient assis ou couchés toutautour. Trop pauvre pour avoir rien à craindre d’eux, Nellycontinua son chemin. Il lui eût fallu d’ailleurs, pour en prendreun autre, allonger considérablement sa route ; seulement elleralentit son pas.

Quand elle fut proche du feu du bivouac, unmouvement de curiosité timide la poussa à y jeter un regard. Entreelle et le foyer il y avait une figure dont le contour se dessinaiten courbe marquée vers le feu. À cette vue, Nelly s’arrêtabrusquement ; mais après avoir réfléchi et s’être dit, ou mêmes’être assurée, à ce qu’elle croyait, que ce n’était ni ne pouvaitêtre la personne qu’elle avait supposée, elle passa outre.

Cependant l’entretien qui avait été entamédevant le feu des bohémiens reprit son cours ; et Nelly, bienqu’elle ne pût distinguer les paroles, fut alors frappée du son devoix de celui qui parlait, une voix qui lui était aussi familièreque la sienne même.

Elle se retourna et regarda derrière elle. Lapersonne que cherchaient ses yeux venait de se lever, et, debout,le corps un peu incliné, elle s’appuyait sur un bâton qu’elletenait à deux mains. Cette attitude n’était pas moins connue deNelly que le son de la voix.

C’était son grand-père.

Le premier mouvement de l’enfant fut d’appelerle vieillard ; le second, de se demander quels pouvaient êtreses compagnons et dans quelle intention ils se trouvaient làréunis, une crainte vague d’abord, puis le désir violentd’éclaircir ses doutes, rapprocha Nelly du groupe présent à sesyeux : toutefois elle eut soin de dissimuler ses pas, et de seglisser le long d’une haie.

Elle put de là arriver jusqu’à quelques piedsseulement du bivouac, et, cachée entre de jeunes arbres, voir etentendre à la fois sans craindre d’être aperçue.

Là il n’y avait ni femmes ni enfants, commeelle en avait remarqué dans d’autres camps de bohémiens devantlesquels elle avait passé avec son grand-père durant leur vieerrante : ce qu’elle vit seulement, ce fut un gipsy d’unetaille athlétique, qui se tenait à peu de distance les brascroisés, appuyé contre un arbre, et tantôt regardait le feu, tantôtfixait ses noires prunelles sur trois autres hommes qui entouraientle foyer et dont il suivait la conversation avec un intérêtconstant mais déguisé. Parmi ces trois hommes était songrand-père : dans les deux autres, Kelly reconnut les joueursde cartes qu’elle avait vus dans l’auberge pendant la tropmémorable nuit d’orage, celui qu’on appelait Isaac List, et sonsinistre compagnon. Une de ces tentes basses et cintrées en usagechez les bohémiens était fixée non loin de là, mais elle était, oudu moins elle paraissait vide.

« Eh bien, partez-vous ? dit le groshomme, levant son regard de la place où il était étendu à l’aise,pour le fixer sur le visage du vieillard. Il n’y a qu’une minute,vous étiez si pressé ! Partez, si cela vous plaît. Vous enêtes bien maître, il me semble.

– Ne le tourmentez pas, répliqua Isaac List,qui était accroupi comme une grenouille de l’autre côté du feu,avec un regard louche et faux. Cet homme ne voulait pas vousinsulter.

– Vous me ruinez, vous me dépouillez, et aprèscela vous vous faites un jeu de me railler, dit le vieillards’adressant tour à tour à l’un et à l’autre. Vous voulez donc merendre fou ? »

Le contraste qu’il y avait entre laprostration complète et la faiblesse d’esprit de cet enfant à têtegrise, et les regards astucieux et pervers des hommes aux mainsdesquels il était tombé, frappa le cœur de la jeune créature quiétait là aux écoutes. Mais elle se contint pour veiller à tout cequi se passait sans perdre un regard, une parole.

« Que le diable vous emporte !Qu’est-ce que vous entendez par là ? dit le gros homme, sesoulevant un peu et s’appuyant sur un de ses coudes. On vousruine ! vous nous ruineriez si vous le pouviez, n’est-il pasvrai ? Voilà ce que c’est que d’avoir affaire à de méchantspetits joueurs qui ne savent que pleurnicher. Si vous perdez, vousêtes des martyrs ; mais quand vous gagnez, c’est différent. Onvous dépouille !… ajouta-t-il en haussant la voix. Dieu medamne ! Qu’est-ce que vous entendez par ce mot de« dépouiller, » si peu convenable entre gentlemen,hein ? »

L’orateur se laissa tomber tout de son longpar terre et appliqua vivement et violemment un ou deux coups detalon comme pour achever de témoigner de son honnête indignation.Il était évident qu’ils agissaient, lui en matamore, et son ami enconciliateur, dans quelque dessein particulier : il n’y avaitque le faible vieillard qui pût s’y méprendre ; car ilséchangeaient presque ouvertement des clins d’œil tantôt de l’un àl’autre, tantôt avec le camarade accroupi, qui, en découvrant sesdents blanches, faisait une grimace d’approbation.

Le vieillard resta quelque temps tout abattuau milieu d’eux, puis il dit en se tournant vers celui qui l’avaitmaltraité :

« Vous-même, vous parliez de jeux où l’ondépouille les gens, vous le savez bien. Ne soyez donc pas siviolent avec moi. N’avez-vous pas dit cela ?

– Je n’ai pas dit que ce fût dans cettecompagnie ! C’est l’honneur… l’honneur qui fait tout entregentlemen, monsieur ! répliqua le gros homme qui sembla seretenir pour ne pas donner à sa phrase une conclusion plusrude.

– Jowl, ne le traitez pas trop durement, ditIsaac List. Il regrette, j’en suis sûr, de nous avoir offensés.Allons, brave homme, continuez ce que vous disiez, continuez.

– Il faut que je sois bête et doux comme unagneau, s’écria M. Jowl, de perdre le temps, à mon âge, àdonner des conseils quand je sais qu’ils seront mal reçus, et queje n’en retirerai que des injures pour la peine. Mais je n’en faispas d’autres depuis que je suis au monde. L’expérience auraitpourtant bien dû refroidir ces élans de mon bon cœur.

– Je vous répète, dit Isaac List, qu’ilregrette ce qui s’est passé et qu’il désire que vouscontinuiez.

– Est-ce bien vrai ? demanda l’autre.

– Oui, grommela le vieillard en s’asseyant etse balançant à droite et à gauche, continuez, continuez ! àquoi servirait-il de vous contrarier là-dessus ?Continuez.

– Je reprends donc, dit Jowl, où j’en étaisquand vous vous êtes levé si brusquement. Si vous êtes persuadé quele temps est venu où la chance doit tourner, et ce n’est que tropsûr ; et si vous trouvez que vous ne possédez pas les moyenssuffisants pour la tenter, au moins pour un coup, car vous savezbien que vous n’aurez jamais les fonds nécessaires pour tenir touteune soirée, que n’acceptez-vous l’occasion qui semble tout exprèss’offrir à vous ? Empruntez, je vous dis, et vous rendrezquand vous le pourrez.

– Certainement, ajouta Isaac List avec uneintention marquée ; si cette bonne dame qui montre les figuresde cire a de l’argent et qu’elle le mette dans une boite d’étainquand elle va se coucher, sans fermer sa porte à clef, de peur dufeu, il me semble que la chose serait facile. Je dirais presque quec’est un coup de la Providence si je n’avais pas été élevé dans desprincipes religieux.

– Vous comprenez, Isaac, dit son ami d’un tonplus animé et en se rapprochant du vieillard, tandis qu’il faisaitsigne au bohémien de ne point intervenir ; vous comprenez,Isaac ; à toute heure il y a des étrangers qui vont etviennent par là ; eh bien ! un de ces étrangers aura puse glisser sous le lit de la bonne dame ou se fourrer dansl’armoire, rien de plus vraisemblable ; les soupçons auront lechamp large, et il n’y a pas de danger qu’on se doute de la vérité…Moi, je lui donnerais sa revanche jusqu’au dernierfarthing qu’il apporterait, quel que fût le montant de lasomme.

– Mais le pourriez-vous ? demanda IsaacList. Votre banque est-elle assez forte pour cela ?

– Assez forte ! répondit l’autre avec undédain simulé. Monsieur, voulez-vous bien me tirer cette boite dela paille ? »

Cette invitation s’adressait au bohémien, quise glissa à quatre pattes dans sa tente basse et étroite, et aprèsquelques recherches, quelques fouilles en apparence laborieuses,revint avec une cassette que Jowl ouvrit au moyen d’une clef qu’ilportait sur lui.

« Voyez-vous ceci ? dit-il ramassantl’argent dans sa main et le laissant retomber en pluie à traversses doigts. Entendez-vous ceci ? Connaissez-vous le son del’or ? Tenez, emportez cette cassette. Et vous, Isaac, neparlez plus des banques que lorsque vous en aurez gagnéune. »

Isaac List, avec une grande apparenced’humilité, affirma qu’il n’avait jamais mis en doute la paroled’un gentleman aussi honorablement connu pour sa loyauté queM. Jowl, et que s’il avait laissé exhiber la cassette, cen’était pas pour éclaircir ses doutes, car il n’en avait aucun,mais pour se régaler de la vue de tant de richesses, ce qui pouvaitparaître à d’autres une jouissance vaine et purement imaginaire,mais n’en était pas moins pour lui une source de plaisir infini, leplus grand de tous les plaisirs, après celui d’avoir à soi cetargent dans sa propre poche.

Bien que M. List et M. Jowl eussentl’air de s’adresser mutuellement l’un à l’autre, il était àremarquer qu’ils épiaient le vieillard qui, les yeux fixés sur lefeu, se tenait assis dans l’attitude de la méditation. On pouvaitjuger de l’intérêt qu’il prenait à leur conversation par un certainmouvement de tête involontaire, ou par une contraction de sestraits à chaque mot qui sortait de leur bouche.

« Le conseil que je lui donne là, ditJowl en se recouchant à plat ventre, est bien simple… un vraiconseil d’ami. Pourquoi donc procurerais-je à un individu le moyende me gagner peut-être tout ce que je possède, si ce n’est parceque je le considère comme mon ami ? C’est une folie de sedonner tant de mal pour les autres, bien sûr, mais c’est moncaractère, et je ne puis pas m’en empêcher ; ainsi il ne fautpas m’en vouloir, mon cher Isaac List.

– Moi, vous en vouloir ! répliquaIsaac ; je ne vous en veux pas le moins du monde, monsieurJowl. Je voudrais bien être à même de me montrer aussi généreux quevous ! et, d’ailleurs, comme vous dites, il rendra,s’il gagne ; mais s’il perd…

– Ça, c’est la moindre des choses, dit Jowl.Car, enfin, supposez qu’il perde, et rien n’est moins vraisemblabled’après ce que je connais des chances du sort, eh bien ! ilvaut toujours mieux, il me semble, perdre l’argent des autres quele sien.

– Ah ! s’écria vivement Isaac List, quelplaisir de gagner ! Quel plaisir de ramasser de l’argent, debrillants, de beaux petits jaunets, et de les plonger dans sapoche ! Quel délice de triompher à la fin, de penser qu’on n’apas été obligé de s’arrêter tout court et de tourner le dos à lafortune ! qu’on a fait, au contraire, bravement la moitié duchemin pour la rencontrer ! Mais vous ne partez pas, mon vieuxmonsieur ?

– Pardon, il faut que je parte, dit levieillard qui s’était levé et qui avait fait déjà deux ou trois pasà la hâte, lorsqu’il revint non moins précipitamment :« J’aurai l’argent, tout, jusqu’au dernier sou.

– À la bonne heure, c’est bien, ça !s’écria Isaac en sautant et le frappant sur l’épaule ;j’estime en vous ce reste de jeune sang. Ah ! ah !ah ! Joe Jowl regrette presque de vous avoir donné desconseils. Comme nous allons rire à ses dépens ! Ah !ah ! ah !

– Il m’a promis ma revanche, vous savez, ditle vieillard montrant Jowl avec un mouvement violent de sa mainridée ; vous savez, il m’a promis écu pour écu, jusqu’au fondde la bourse, qu’il y ait beaucoup ou qu’il y ait peu.Rappelez-vous ça.

– Je suis votre témoin, répondit Isaac, etj’aurai soin que tout s’exécute loyalement.

– J’ai engagé ma parole, dit Jowl avec unefeinte répugnance, et je la tiendrai. Quand aura lieu cettejoute ? Je souhaite que ce soit le plus tôt possible. Sera-cecette nuit ?

– Il faut d’abord que j’aie l’argent, dit levieillard ; je l’aurai demain…

– Pourquoi pas cette nuit ? dit Jowl eninsistant.

– Il est tard ; je serais obligé de tropme presser. Il faut agir avec prudence. Non, non, ce sera pourdemain soir.

– Demain, soit ! dit Jowl. Buvons unegoutte de réconfort. Bonne chance au plus vaillant !Remplissez les verres. »

Le bohémien apporta trois gobelets d’étainqu’il remplit d’eau-de-vie jusqu’au bord. Le vieillard se détournaen se disant à lui-même quelques mots avant de boire. Celle quil’écoutait entendit prononcer son propre nom, joint à des souhaitssi fervents, qu’ils semblaient adressés au ciel comme une prièrepleine d’angoisses.

« Que Dieu ait pitié de nous !s’écria en elle-même la pauvre enfant. Que Dieu nous assiste àcette heure d’épreuve !… Oh ! que faire pour lesauver ?… »

Le reste de la conversation s’acheva assezbrièvement sur un ton plus bas ; c’étaient de bons avis surl’exécution du projet et sur les précautions à prendre pour écarterles soupçons. Alors le vieillard échangea une poignée de main avecses tentateurs, puis il se retira.

Ils le suivirent des yeux tandis qu’ilmarchait lentement, incliné et le dos voûté ; et chaque foisque le vieillard tournait la tête pour regarder en arrière, ce quilui arrivait souvent, ils agitaient la main ou lui jetaient de loinun cri d’encouragement. Ce ne fut qu’après l’avoir vu graduellementdiminuer et se perdre comme un point dans le lointain, qu’ils seretournèrent l’un vers l’autre et se hasardèrent à pousser degrands éclats de rire.

« Ainsi, dit Jowl chauffant ses mains aufeu, voilà qui est fait, enfin. Il a fallu, pour le convaincre,plus d’efforts que je ne l’aurais cru. Savez-vous qu’il n’y a pasmoins de trois semaines que nous avons commencé à chauffer ça.Qu’est-ce qu’il apportera, à votre idée ?

– Quoi qu’il apporte, part à deux, »répondit Isaac List.

L’autre secoua la tête et dit :

« Il faudra aller vite en besogne et luibrûler la politesse ; autrement, nous serions soupçonnés, etce n’est pas une plaisanterie. »

List et le bohémien donnèrent leur assentimentà ces paroles. Après s’être divertis quelque temps aux dépens de lacrédulité de leur victime, les trois hommes laissèrent là ce sujetcomme épuisé, et se mirent à causer dans un argot que l’enfant nepouvait comprendre. Cependant, comme ils paraissaient s’entretenirde choses qui les intéressaient vivement, Nelly jugea que le momentétait opportun pour s’enfuir sans être aperçue ; elle seglissa d’un pas lent et discret, suivant l’ombre des haies etfranchissant les fossés jusqu’à ce qu’elle eût gagné la route etfût assez loin d’eux pour se croire en sûreté. Alors elle courut detoutes ses forces vers le logis, déchirée et ensanglantée par lesronces et les épines, mais le cœur bien autrement meurtri ;enfin elle se jeta tout accablée sur son lit.

La première idée qui se présenta à son esprit,ce fut la fuite, une fuite immédiate ; ce fut d’entraîner levieillard et de mourir plutôt de faim au bord de la route que delaisser son grand-père en butte à de si terribles tentations. Nellyse souvint alors que le crime ne devait pas être commis avant lanuit suivante : elle avait donc le temps nécessaire pourréfléchir et pour aviser à ce qu’il fallait faire. Mais unehorrible crainte s’empara d’elle : si en cet instant même lecrime allait être commis !… Elle tremblait d’entendre des crisinarticulés et des gémissements rompre le silence de la nuit ;elle songeait en frémissant à ce que son grand-père pourrait êtreconduit à faire, s’il venait à être surpris au milieu du vol,n’ayant à lutter que contre une femme. Supporter une pareilletorture, c’était impossible. Nelly se glissa jusqu’à la chambre oùse trouvait l’argent ; elle ouvrit la porte et regarda. Dieusoit loué ! le vieillard n’était pas là… et mistress Jarleydormait paisiblement ! L’enfant revint à sa propre chambrepour se mettre au lit.

Mais le sommeil était-il possible ? lesommeil ! mais le repos même était-il possible au sein depareilles terreurs toujours croissantes ? À demi habillée, lescheveux en désordre, elle courut au lit du vieillard, qu’ellesaisit par le poignet en l’arrachant au sommeil.

« Qu’est-ce qu’il y a ?s’écria-t-il, tressaillant dans son lit et fixant ses yeux surcette figure de fantôme.

– J’ai fait un rêve effrayant, dit l’enfantavec une énergie qui ne pouvait naître que de l’excès de saterreur. Un rêve effrayant, horrible ! Ce n’est pas lapremière fois. Dans ce rêve il y a des hommes aux cheveux griscomme vous ; ces hommes sont au milieu d’une chambre obscurciepar la nuit, et ils volent l’or de ceux qui dorment. Debout !debout !… »

Le vieillard trembla de tous ses membres etjoignit les mains dans l’attitude de la prière.

« Si ce n’est pour moi, dit l’enfant, sice n’est pour moi, au nom du ciel ! debout, pour noussoustraire à de telles extrémités. Ce rêve n’est que trop réel. Jene puis dormir, je ne puis demeurer ici, je ne puis vous laisserseul dans une maison où il se fait de ces rêves-là. Debout !il faut fuir ! »

Il la contemplait comme un spectre, et elle enavait toute l’apparence ; elle avait l’air d’une déterrée, etle vieillard éprouvait un tremblement redoublé.

« Il n’y a pas de temps à perdre, ditl’enfant, pas une minute. Debout ! venez avec moi !

– Quoi ! cette nuit ? murmura levieillard.

– Oui, cette nuit. Demain soir il serait troptard. Le rêve reviendrait. La fuite seule peut nous sauver.Debout ! »

Le vieillard sortit de son lit, le fronthumide, couvert d’une froide sueur, la sueur de l’épouvante, et, secourbant devant l’enfant, comme si c’était un ange envoyé enmission pour le conduire à sa volonté, il fut bientôt prêt à lasuivre. Elle le prit par la main et l’emmena. Au moment où ilspassaient devant la porte de la chambre où le vieillard s’étaitproposé de commettre le vol, Nelly frissonna et regarda songrand-père en face. Qu’il était pâle ! et quel regard ilrencontra dans les yeux de l’enfant !

Elle le conduisit à sa propre chambre, et letenant toujours par la main, comme si elle craignait de le perdreun instant de vue, elle rassembla son modeste bagage et suspenditson panier à son bras. Le vieillard reçut d’elle son bissac qu’iljeta sur son dos, son bâton qu’elle avait apporté, puis Nelly lefit sortir.

Ils traversèrent des rues resserrées, desruelles étroites ; leur pas était à la fois timide et rapide.Ils gravirent aussi, toujours courant, la colline escarpée,couronnée par le vieux château noir, sans s’être seulementretournés pour jeter un regard derrière eux.

Mais comme ils approchaient des murs en ruine,la lune se leva dans tout son éclat ; et alors, du pied de cemonument garni de lierre, de mousse et d’herbes grimpantes,l’enfant contempla la ville endormie, couchée dans l’ombre de lavallée ; puis plus loin la rivière avec ses sillages mouvantsde lumière, puis encore les collines lointaines ; et pendantce temps elle pressait moins fortement la main du vieillard, quandtout à coup, fondant en larmes, elle se jeta au cou de songrand-père.

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