Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 14

 

L’aimable et joyeux propriétaire du palais degarçon dormit au milieu de sa société favorite, à savoir : lapluie, la boue, la saleté, l’humidité, le brouillard et les rats,jusqu’à une heure assez avancée du jour. Appelant alors son valetde chambre, M. Tom Scott, et lui ayant ordonné de l’aider à selever et de lui préparer son déjeuner, il quitta sa couche et fitsa toilette. Ce devoir accompli et le repas terminé, Quilp serendit de nouveau dans Bewis Marks.

Cette visite n’était pas destinée àM. Swiveller, mais à l’ami et patron d’icelui, M. SampsonBrass. Ces deux gentlemen étaient absents l’un et l’autre ;jusqu’à miss Sally, la vie et le flambeau de la loi, qui n’étaitpas à son poste. Leur absence à tous était signalée aux visiteurspar un bout de papier écrit de la main de M. Swiveller etattaché au cordon de la sonnette ; sans faire connaître aulecteur à quel moment de la journée il avait été placé là, cepapier donnait seulement ce vague et trop discret avis :« On sera de retour dans une heure. »

« Il y a bien au moins une servante, jesuppose, dit le nain en frappant à la porte de la maison. Voyonsça. »

Après un assez long intervalle de temps, laporte s’ouvrit et une voix grêle fit entendre ces mots :

« Voulez-vous me laisser votre carte ouune lettre ?

– Hein ? » murmura le nain enabaissant son regard (chose tout à fait contraire à ses habitudes)sur la petite servante.

Et la servante répondit, comme lors de sapremière entrevue avec M. Swiveller :

« Voulez-vous me laisser votre carte ouune lettre ?

– Je vais écrire un billet, dit le nainpassant devant elle et entrant dans l’étude. Songez bien à leremettre à votre maître dès qu’il sera de retour. »

M. Quilp grimpa sur le haut d’un tabouretpour écrire, tandis que la petite servante, prémunie contre depareils événements par les instructions qu’on lui avait données,attachait sur le nain de grands yeux, toute prête d’avance, s’ildérobait seulement un pain à cacheter, à se précipiter dans la ruepour appeler la garde.

Le billet fut promptement écrit ; ilétait très-court. Tout en le pliant, M. Quilp rencontra leregard de la petite servante. Il examina longtemps et curieusementcette jeune fille.

« Comment vous trouvez-vousici ? » dit le nain en mâchant un pain à cacheter avecd’horribles grimaces.

La petite servante, effrayée peut-être par cetexamen, ne put articuler une réponse intelligible ; mais lemouvement de ses lèvres permettait de comprendre qu’elle répétaitintérieurement sa même phrase au sujet d’une carte ou d’unelettre.

« Est-ce qu’on ne vous traite pas mal,ici ? Votre maîtresse n’est-elle pas un vraicosaque ? » dit Quilp d’un ton caressant.

À cette dernière question, la petite servante,avec un regard très-fin mêlé de crainte, serra fortement sa bouchearrondie, et secoua vivement la tête.

Soit qu’il y eût dans cette vivacité demouvement quelque chose qui plût à M. Quilp, ou quel’expression qu’avaient prise les traits de la petite servantefixât son attention pour un autre motif ; soit tout simplementqu’il voulût s’amuser à lui faire perdre contenance, toujoursest-il qu’il posa carrément ses coudes sur le pupitre, et, pressantses joues entre ses mains, se mit à la dévisager.

« D’où venez-vous ? dit-il après unelongue pose en se caressant doucement le menton.

– Je ne sais pas.

– Quel est votre nom ?

– Je n’en ai pas.

– Quelle bêtise !… Comment votremaîtresse vous appelle-t-elle quand elle a besoin devous ?

– Petit démon. »

Elle ajouta tout aussitôt, comme si ellecraignait d’autres questions :

« Voulez-vous me laisser une carte ou unelettre ? »

Ces réponses étranges étaient de nature àprovoquer des questions nouvelles. Quilp, cependant, sans prononcerun mot de plus, détourna son regard de la petite servante, sefrotta le menton d’un air plus préoccupé que jamais ; mais secourbant sur le billet comme pour en écrire l’adresse avec plus desoin et d’exactitude scrupuleuse, il examina encore la servante duhaut de ses épais sourcils, moins hardiment peut-être, mais fortattentivement. Le résultat de cette investigation secrète fut quenotre nain, voilant son visage de ses mains, s’amusa de la jeunefille avec malice et sans bruit, jusqu’au moment où les veines desa face furent près de se rompre dans un éclat de rire. Enfonçantalors son chapeau sur son front pour dissimuler cette gaieté, illui jeta le billet et sortit à la hâte.

Une fois dans la rue, il ne put résister à unsecret mouvement d’hilarité, et se mit à rire en se tenant lescôtes, mais à rire de toutes ses forces, essayant de regarder àtravers le grillage de la salle poudreuse, comme pour apercevoirencore la jeune fille ; il prolongea ce manège jusqu’à cequ’il en fût fatigué. Enfin il se rendit au Désert, qui était situéà une portée de fusil de son palais de garçon ; là, ilcommanda, pour le soir, un thé pour trois personnes dans le berceaudu bosquet. En effet, sa course et son billet avaient eu pour butd’engager miss Sally Brass et son frère à venir goûter lesjouissances qu’on savourait en ce lieu.

Ce n’était pas précisément la saison où l’on al’habitude de prendre le thé dans les tavernes d’été, moins encoredans les tavernes d’été délabrées, qui dominent les bords vaseuxd’un grand fleuve à la marée basse. Néanmoins, ce fut dans ce lieuchoisi que M. Quilp ordonna qu’on servît une collationfroide ; et, à l’heure convenue, il recevait, sous le toitcrevassé du berceau ruisselant d’humidité, M. Sampson avec sasœur Sally.

« Vous aimez les beautés de la nature,dit Quilp avec une grimace. N’est-ce pas, Brass, que c’estcharmant ? N’est-ce pas que c’est nouveau, pur etprimitif ?

– C’est délicieux, en effet, monsieur,répondit le procureur.

– Un peu frais ? dit Quilp.

– Non… non, pas tout à fait, ce me semble,monsieur, répondit Brass, dont les dents claquaient de froid.

– Peut-être un peu humide et fiévreux ?dit Quilp.

– Juste assez humide pour être agréable,répondit Brass ; mais rien de plus, monsieur, rien deplus.

– Et Sally ? ajouta le nain ravi deplaisir ; aime-t-elle cet endroit ?

– Elle l’aimera mieux, répondit la virago,quand elle y prendra le thé : faites-nous-le servir, et nem’ennuyez pas davantage.

– Douce Sally ! s’écria Quilp faisant ungeste comme pour l’embrasser ; gentille, charmante, ravissanteSally !

– C’est un homme vraiment remarquable !dit M. Brass dans un de ces apartés dont il avaitl’habitude ; c’est vraiment un troubadour ! vous savez,un troubadour ! »

Brass semblait laisser tomber ces complimentscomme sans y songer, à son propre insu ; mais le malheureuxprocureur, outre le froid terrible qu’il ressentait à la tête,avait été mouillé en chemin, et il eût volontiers consenti même àun sacrifice pécuniaire, pour échanger le lieu humide où il setrouvait contre une bonne chambre bien chaude, où il pût se sécherdevant un bon feu. De son côté, Quilp, qui, indépendamment de samalice démoniaque, n’était pas fâché de faire expier à Sampson lapart qu’il avait prise dans la scène de deuil dont il avait étél’invisible témoin, du temps qu’il était noyé, observait ces signesde malaise avec un bonheur inexprimable ; il n’aurait paséprouvé plus de joie à s’asseoir au banquet le plus splendide.

Il convient aussi de faire remarquer, comme unpetit trait du caractère de miss Sally Brass, que certainement,pour son propre compte, elle eût supporté de fort mauvaise grâceles désagréments du Désert, et qu’elle n’eût sans doute pas manquéde s’en aller avant l’apparition du thé ; mais que, sitôtaprès avoir remarqué l’état pénible, la souffrance secrète de sonfrère, elle témoigna une satisfaction farouche, et se mit às’amuser à sa manière. Quoique la pluie filtrât à travers lesfentes du toit et mouillât leurs têtes, miss Brass ne faisaitentendre aucune plainte, et présidait à la distribution du thé avecun calme imperturbable. Tandis que M. Quilp, dans sa bruyantehospitalité, installé sur une barrique vide, vantait ce lieu deplaisance comme le plus beau et le plus confortable des troisroyaumes, et levait son verre pour boire à leur prochaine réunionde plaisir dans cet agréable endroit ; tandis queM. Brass, avec la pluie qui inondait sa tasse, faisait depénibles efforts pour se donner une contenance et paraître àl’aise ; tandis que Tom Scott, qui attendait à la porte sousun vieux parapluie, se roidissait contre son mal, et s’efforçait derire à gorge déployée, miss Sally Brass, sans songer à la pluie quitombait sur ses charmes féminins et sur sa riche toilette, setenait tranquillement assise devant le plateau, contemplant avecune jouissance intérieure la disgrâce de son frère, et satisfaite,dans son généreux oubli d’elle-même, de rester dans la tavernetoute la nuit, en face des tourments qu’il éprouvait, et que soncaractère avare et sordide ne lui permettait point de vouloiréviter. Et notez bien, car autrement le portrait ne serait pascomplet, quoique ce ne soit qu’un trait, notez bien que miss Sallysympathisait au plus haut degré avec M. Brass, et qu’elle eûtété hors d’elle si le procureur se fût permis de contrarier sonclient en quoi que ce fût.

Au plus fort de cette bruyante partie deplaisir, M. Quilp, ayant, sous un prétexte en l’air, renvoyéson serviteur aérien, reprit tout à coup ses manières habituelles,descendit de sa barrique, et posa une main sur la manche duprocureur.

« Un mot, dit le nain, avant d’aller plusloin. Sally, voulez-vous écouter une minute ? »

Miss Sally se rapprocha, accoutumée qu’elleétait à avoir avec leur hôte des conférences qui n’en valaient quemieux, pour être dissimulées sous un air d’indifférence.

« C’est une affaire, dit le nainpromenant son regard du frère à la sœur, une affaire très-délicate.Réfléchissez-y bien de concert quand vous serez seuls.

– Certainement, monsieur, répondit Brasstirant de sa poche son agenda et son crayon. Je vais prendre notedes points principaux, s’il vous plaît, monsieur. Des documentsremarquables, ajouta le procureur en levant les yeux au plafond,des documents parfaits !… Il présente tout avec tant delucidité, que c’est un plaisir de recueillir ses paroles ! Jene connais pas un acte du Parlement qui le vaille pour êtreclair.

– Si c’est un plaisir, je suis bien fâchéd’être obligé de vous en priver, dit sèchement Quilp. Serrez votrelivre. Nous n’avons pas besoin de notes. Voilà : il y a ungarçon nommé Kit… »

Miss Sally fit un signe de tête pour témoignerqu’elle connaissait ce garçon.

« Kit ? dit M. Sampson.Kit ?… ah ! oui, j’ai entendu ce nom-là ; mais je neme rappelle pas bien… Je ne me rappelle pas bien…

– Vous êtes aussi lent qu’une tortue, et vousavez le crâne aussi épais qu’un rhinocéros ! répliqua songracieux client avec un geste d’impatience.

– Il est admirablement facétieux !…s’écria l’obséquieux Sampson. Ses connaissances en histoirenaturelle sont prodigieuses. C’est un vraiBouffon. »

Nul doute que M. Brass ne voulût faire uncompliment à son hôte ; et il est vraisemblable de penserqu’il avait eu l’intention de dire Buffon, mais qu’ilavait laissé se glisser dans le mot une voyelle de trop. Quoi qu’ilen soit, Quilp ne lui laissa pas le temps de se reprendre, mais ils’acquitta lui-même de ce soin en lui assenant sur la tête un coupdu manche de son parapluie.

« Pas de querelle entre nous, dit missSally retenant la main de Quilp. Je vous ai dit que je connais cegarçon, et cela suffit.

– Elle est toujours dans la question !dit le nain en lui donnant une tape sur le dos et regardant Sampsonavec dédain. Sally, je n’aime point ce Kit.

– Ni moi, répondit miss Brass.

– Ni moi, dit Sampson.

– Alors, ça va bien, s’écria Quilp. La moitiéde notre besogne est déjà faite. C’est un de ces honnêtes gens, unde ces beaux caractères, un animal qui rôde pour surprendre lessecrets, un hypocrite, un double masque, un lâche, un espionfurtif, un chien couchant devant ceux qui le nourrissent etl’amadouent, mais pour tous les autres, c’est un dogue qui vientvous aboyer dans les jambes.

– Quelle terrible éloquence ! s’écriaBrass en éternuant. C’est effrayant !

– Venons-en à l’affaire, dit miss Sally ;pas tant de discours !

– C’est juste, s’écria Quilp en laissanttomber un nouveau regard de dédain sur Sampson ; toujours elleest dans la question ! Je dis, Sally, que ce Kit est un dogueaboyeur et insolent pour tout le monde, mais surtout pour moi. Enun mot, je lui garde rancune.

– Cela suffit, monsieur, dit Sampson.

– Non, cela ne suffit pas, monsieur, dit Quilpen ricanant ; voulez-vous bien m’écouter jusqu’à la fin ?Outre que je lui garde rancune sur ce qu’il me contrecarre en cemoment et s’est placé comme une barrière entre moi et un résultatqui sans cela pourrait être une mine d’or pour nous tous ;outre ce motif, je répète qu’il me déplaît, que je le hais.Maintenant, vous connaissez ce garçon, c’est à vous à deviser lereste. Trouvez entre vous quelque moyen de me débarrasser de lui,et mettez-le à exécution. Puis-je y compter ?

– Vous pouvez y compter, monsieur, ditSampson.

– Alors donnez-moi la main, répliqua Quilp.Sally, ma belle enfant, donnez-moi la vôtre : je compte survous tout autant et même plus que sur lui. Voici justement TomScott qui revient. Holà ! de la lumière, des pipes, du grogencore ! du grog toujours !… et vive cette charmantesoirée ! »

Pas un mot de plus ne fut prononcé, pas unregard de plus échangé qui eût le moindre rapport au sujet réel decette réunion. Ce trio avait l’habitude d’agir de concert ;les liens d’un intérêt mutuel les attachaient les uns auxautres ; il n’était donc pas besoin de plus amplesexplications entre eux. Quilp, reprenant ses façons bruyantes aussiaisément qu’il les avait quittées, se montra au bout d’un instantle même tapageur, le même petit sans souci, le même viveur quequelques minutes auparavant. Il était dix heures précises quandl’aimable Sally sortit du Désert, soutenant son tendre et bien-aiméfrère qui avait le plus grand besoin de l’appui fraternel quepouvait lui procurer ce corps délicat, son pas étant, pour unecause inconnue, fort loin d’être solide, et ses jambes ayant desdispositions à faire sans cesse des écarts et à se poser tout detravers.

Accablé, malgré les sommes prolongés qu’ilavait faits, par les fatigues de ces jours derniers, le nain, neperdit pas de temps pour se rendre à sa riante demeure, où bientôtil rêva dans son hamac.

Abandonnons-le à ses rêves, auxquels ne sontpeut-être pas étrangères les douces figures que nous avons laisséessous le porche de la vieille église, et allons rejoindre nosvoyageurs qui sont assis à regarder devant eux.

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