Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 13

 

D’ordinaire, les discussions conjugales ontlieu entre les parties intéressées sous la forme d’un dialogueauquel la dame prend part au moins pour la moitié. Chez M. etmistress Quilp cependant il y avait, sous ce rapport, exception àla règle générale. Les observations réciproques se réduisaient à unlong monologue du mari ; peut-être la femme trouvait-elle à yintroduire quelques courtes supplications, mais qui ne s’étendaientpas au delà d’une syllabe jetée à intervalles éloignés, d’une voixbasse et soumise. Sans la circonstance présente, mistress Quilp dutattendre longtemps avant de risquer même cette humbledéfense ; revenue de son évanouissement, elle s’assit ensilence, et tout en pleurant écouta avec docilité les reproches deson seigneur et maître.

Ces reproches, M. Quilp les proféraitavec tant de volubilité et de violence et en tordant tellement sesmembres et sa figure, que sa femme, tout accoutumée qu’elle était àl’attitude de son mari dans ces scènes d’intérieur, se sentitépouvantée et presque hors d’elle. Mais le rhum de la Jamaïque etla satisfaction d’avoir causé un tel mécompte refroidirent pardegrés l’emportement de M. Quilp ; et du paroxysme ardentet sauvage auquel elle s’était élevée, sa fureur descenditlentement à un état goguenard de raillerie joviale où elle nes’épargna pas.

« Ainsi, dit Quilp, vous pensiez quej’étais mort et parti pour toujours ? Vous croyiez être veuve,hein ?… Ah ! ah ! ah ! coquine que vousêtes !

– Vraiment, Quilp, répondit-elle, je suistrès-fâchée…

– Qui en doute ? s’écria le nain. Voustrès-fâchée ! Assurément vous l’êtes. Qui doute que vous soyeztrès-fâchée ?

– Je ne suis pas fâchée que vous soyez revenuà la maison, vivant et bien portant ; mais je suis fâchéed’avoir été amenée à concevoir l’idée de votre mort. Je me réjouisde vous voir, Quilp ; vrai, je m’en réjouis. »

En réalité, mistress Quilp semblait beaucoupplus contente de revoir son mari qu’on n’eût pu s’y attendre, etelle lui témoigna pour son heureux retour un intérêt sur lequel,tout bien considéré, il n’eût pas dû compter. Cependant Quilp nes’en montra pas autrement ému, si ce n’est qu’il venait lui faireclaquer ses doigts tout près des yeux avec des grimaces de triompheet de dérision.

« Comment avez-vous pu aller si loin sansme dire un mot ou me donner de vos nouvelles ? demanda lapauvre petite femme en sanglotant. Comment avez-vous pu être sicruel, Quilp ?

– Comment j’ai pu être si cruel, sicruel ? s’écria le nain. Parce que c’était mon idée. C’estencore mon idée. Je serai cruel si cela me plaît. Je vaisrepartir.

– Oh ! non.

– Si fait. Je vais repartir. Je sors d’ici àl’instant. Mon projet est de m’en aller vivre là où la fantaisiem’en prendra, à mon débarcadère, à mon comptoir, et de faire legarçon. Vous étiez veuve par anticipation… Goddam ! ehbien ! moi, je vais, à partir d’aujourd’hui, me fairecélibataire.

– Vous ne parlez pas sérieusement,Quilp !… dit la jeune femme en pleurant.

– Je vous dis, ajouta le nain s’exaltant àl’idée de son projet, que je vivrai en garçon, en vraisans-souci ; j’aurai à mon comptoir mon logement de garçon, etapprochez-en si vous l’osez. Ne vous imaginez pas que je ne pourraipoint fondre sur vous à des heures inattendues ; car je vousépierai, j’irai et viendrai comme une taupe ou une belette. TomScott !… Où est-il, ce Tom Scott ?

– Je suis ici, monsieur, cria le jeune garçonau moment où Quilp ouvrait la croisée.

– Attendez, chien que vous êtes !… Vousallez avoir à porter la valise d’un célibataire. Faites-moi mamalle, mistress Quilp. Frappez chez la chère vieille dame pourqu’elle vienne vous aider, frappez ferme. Holà !holà ! »

En jetant ces exclamations, M. Quilps’empara du tisonnier, et, courant vers la porte du cabinet oùcouchait la bonne dame, il y heurta violemment jusqu’à ce qu’elles’éveillât dans une terreur inexprimable. Elle pensait pour lemoins que son aimable gendre avait l’intention de la tuer, afin delui faire expier la critique de ses jambes. Sous cette idée qui ladominait, elle ne fut pas plutôt éveillée, qu’elle se mit à jeterdes cris perçants, et elle se fût précipitée par la fenêtre si safille ne s’était hâtée de la détromper en invoquant son assistance.Un peu rassurée en apprenant quel genre de service on attendaitd’elle, mistress Jiniwin parut en camisole de flanelle. La mère etla fille, toutes deux tremblantes de peur et de froid, car la nuitétait très-avancée, exécutèrent les ordres de M. Quilp engardant un silence respectueux. L’excentrique gentleman eut soin deprolonger le plus possible ses préparatifs pour le plus grand biendes pauvres femmes ; il surveillait l’arrangement de sagarde-robe ; après y avoir ajouté, de ses propres mains, uneassiette, un couteau, une fourchette, une cuiller, une tasse à théavec la soucoupe et divers autres petits ustensiles de cettenature, il boucla les courroies de sa valise qu’il mit sur sonépaule et sortit sans prononcer un mot, avec sa cave à liqueurs,qu’il n’avait pas déposée un seul instant, étroitement serrée sousson bras. En arrivant dans la rue, il remit le fardeau le pluslourd aux soins de Tom Scott, but une goutte à même la bouteillepour se donner du montant, et en ayant assené un bon coup sur latête du jeune garçon comme pour lui donner un arrière-goût de laliqueur, le nain se rendit d’un pas rapide à son débarcadère, où ilarriva entre trois et quatre heures du matin.

« Voilà un bon petit coin ! ditQuilp lorsqu’il eut gagné à tâtons sa baraque de bois et ouvert laporte avec une clef qu’il avait sur lui ; un bon petitcoin !… Vous m’éveillerez à huit heures, chien que vousêtes ! »

Sans autre adieu, sans autre explication, ilsaisit sa valise, ferma la porte sur son serviteur, grimpa sur soncomptoir, et s’étant roulé comme un hérisson dans une vieillecouverture de bateau, il ne tarda pas à s’endormir.

Le matin, à l’heure convenue, Tom Scottl’éveilla. Ce ne fut pas sans peine, après toutes les fatigues quele nain avait eues à supporter. Quilp lui ordonna de faire du feusur la plage avec quelques débris de charpente vermoulue, et de luipréparer du café pour son déjeuner. En outre, afin de rendre sonrepas plus confortable, il remit au jeune garçon quelque menuemonnaie pour servir à l’achat de petits pains chauds, de beurre, desucre, de harengs de Yarmouth et autres articles de ménage ;si bien qu’au bout de peu d’instants s’élevait la fumée d’undéjeuner savoureux. Grâce à ces mots appétissants, le nain serégala à cœur joie ; et enchanté de cette façon de vivre libreet bohémienne, à laquelle il avait songé souvent et qui luioffrait, partout où il voudrait la mener, une douce indépendance detous devoirs conjugaux et un bon moyen pour tenir mistress Quilp etsa mère dans un état continuel d’agitation et d’alarme, il s’occupad’arranger sa retraite et de se la rendre commode et agréable.

Dans cette pensée, il se rendit à un marchévoisin où l’on vendait des équipements maritimes ; il achetaun hamac d’occasion qu’il accrocha, comme l’eût fait un marin, auplafond du comptoir. Il fit placer aussi dans cette cabine moisieun vieux poêle de navire, avec un tuyau rouillé qui était destiné àconduire la fumée hors du toit ; et lorsqu’enfin toutes cesdispositions furent terminées, il contempla cet aménagement avec unineffable plaisir.

« Je me suis fait une habitationrustique, comme Robinson Crusoé, dit-il en lorgnant sonœuvre ; j’ai choisi un lieu solitaire, retiré, espèce d’îledéserte où je pourrai être en quelque sorte seul quand j’en auraibesoin, et à l’abri des yeux et des oreilles de tout espion.Personne près de moi, si ce n’est des rats, et les rats sont debons compagnons, bien discrets. Je vais être au milieu de cemonde-là aussi heureux que le poisson dans l’eau. Pourtant je vaisvoir si je ne trouve pas un rat qui ressemble à Christophe,celui-là je l’empoisonnerai. Ah ! ah ! ah ! Maissongeons à nos affaires… les affaires !… Il ne faut pas que leplaisir fasse oublier les affaires, et voilà déjà la matinéeavancée !… »

Il ordonna ensuite à Tom Scott d’attendre sonretour et de ne point s’amuser à se tenir sur la tête, ou à fairedes culbutes, ou à marcher sur les mains, sous peine de recevoirune ample correction ; puis il se jeta dans un bateau ettraversa le fleuve. Arrivé à l’autre bord, il gagna à pied lamaison de Bewis Marks, où M. Swiveller faisait son agréablerésidence. Ce gentleman était justement seul à dîner dans son étudepoudreuse.

« Dick, dit le nain en montrant sa tête àla porte, mon agneau, mon élève, la prunelle de mes yeux,holà ! hé !

– Tiens, c’est vous ? réponditM. Swiveller. Comment allez-vous ?

– Et comment va Richard ? comment vacette crème des clercs ?

– Une crème bien sure, monsieur, et quicommence à tourner à l’aigre.

– Qu’est-ce que c’est ? dit le nain ens’avançant. Sally aurait-elle été méchante ? De toutes lesjeunes égrillardes de sa force, je n’en connais pas une comme elle,hé, Dick !

– Certainement non, répliquaM. Swiveller, continuant son repas avec une grandegravité ; elle n’a pas sa pareille. Sally est le sphinx de lavie domestique.

– Vous paraissez découragé ? dit Quilp ens’asseyant. Voyons, qu’y a-t-il ?

– Le droit ne me convient pas, réponditRichard. C’est trop aride ; et puis on est trop tenu. J’aipensé plus d’une fois à me sauver.

– Bah ! dit le nain. Où iriez-vous,Dick ?

– Je l’ignore. Du côté de Highgate, jesuppose. Peut-être les cloches sonneraient-elles :« Viens, Swiveller, lord maire de Londres. » Le prénom deWittington était Dick, comme le mien, vous savez ? Seulement,je voudrais qu’on ne le donnât pas aussi à tous leschats. »

Quilp regarda son interlocuteur avec des yeuxdilatés par une expression comique de curiosité, et il attenditpatiemment que l’autre s’expliquât. Mais M. Swiveller neparaissait nullement pressé de fournir des explications. Il dînalonguement en gardant un profond silence ; puis enfin ilrepoussa son assiette, se rejeta en arrière sur le dossier de sachaise, se croisa les bras et se mit à contempler tristement lefeu, où quelques bouts de cigares fumaient tout seuls pour leurpropre compte, répandant une forte odeur de tabac.

« Peut-être accepteriez-vous un morceaude gâteau ? dit Richard se tournant enfin vers le nain. Ildoit être de votre goût, puisque c’est votre œuvre.

– Que voulez-vous dire ? » demandaQuilp.

M. Swiveller répondit en tirant de sapoche un petit paquet graisseux qu’il ouvrit avec précaution, et ilexhiba du papier d’enveloppe un morceau de plum-puddingtrès-indigeste, à en juger par l’apparence, et bordé d’une croûtede sucre épaisse au moins d’un pouce et demi.

« Qu’est-ce que vous dites de cela ?demanda M. Swiveller.

– On dirait un gâteau de fiancée, répondit lenain en grimaçant.

– Et de qui croyez-vous que vienne cegâteau ? demanda M. Swiveller qui s’en frottait le nezavec un calme effrayant. De qui ?

– Ne serait-ce pas…

– Oui, elle-même. Vous n’avez pas besoin derappeler son nom. Ce nom, d’ailleurs, n’est plus le sien.Maintenant, son nom c’est Cheggs, Sophie Cheggs ! … Cependantje l’aimais.

Comme on peut aimer quand on n’a pas unejambe de bois, et mon cœur,

Mon cœur est brisé d’amour pour

Sophie Cheggs !… »

En adaptant ainsi selon sa fantaisie et pourles besoins de sa triste cause le refrain de la ballade populaire,il enveloppa de nouveau le morceau de gâteau, qu’il aplatit entreles paumes de ses mains, le remit dans sa poitrine, boutonna sonhabit pardessus, et croisa ses bras sur le tout.

« Maintenant, dit-il, j’espère que vousêtes content, monsieur ; j’espère que Fred aussi doit êtrecontent. Vous avez joué votre jeu dans mon malheur, et j’espère quevous serez satisfaits. C’est donc là le triomphe que je devaisobtenir ? C’est comme dans la vieille contredanse, où il y adeux messieurs pour une dame seule. Vous savez, la dame choisitl’un et laisse l’autre, qui doit aller à cloche-pied faire toutseul la figure par derrière. Mais ce sont là les coups de ladestinée, et la mienne ne fait que m’écraser sous sespieds. »

Déguisant la joie secrète que lui causait ladéfaite de M. Swiveller, Daniel Quilp adopta le meilleur moyende le calmer en tirant le cordon de la sonnette pour commander unextra de vin rosé (c’est-à-dire de ce qui représente ordinairementce liquide). Il le versa gaiement et porta divers toasts dérisoiresà Cheggs, et d’autres plus sérieux au bonheur des célibataires, eninvitant M. Swiveller à lui faire raison. L’effet de cestoasts sur Richard, joint à la réflexion que nul homme ne peutlutter contre sa destinée, fut tel, qu’en très-peu de tempsM. Swiveller sentit renaître son énergie et se trouva en étatde donner au nain des détails sur la réception du gâteau qui, selontoute apparence, avait été apporté à Bewis Marks par les deux missWackles en personne, et remis à la porte de l’étude avec une foulede rires dont il ne partageait pas la joie.

« Ah ! dit Quilp, ce sera bientôtnotre tour de rire. À propos, vous me parliez du jeune Trent… Oùest-il ? »

M. Swiveller lui apprit que son honorableami avait dernièrement accepté une position d’agent responsabledans une banque de jeu ambulante, et qu’en ce moment il était entrain de faire une tournée pour les besoins de sa profession parmiles esprits aventureux de la Grande-Bretagne.

« C’est fâcheux, dit le nain, car j’étaisvenu tout exprès pour m’informer de lui près de vous. J’avais uneidée, Dick. Votre ami d’en haut…

– Quel ami ?

– Celui du premier étage…

– Oui, eh bien ?…

– Votre ami du premier étage, Dick, doitconnaître Trent ?

– Non, il ne le connaît pas, ditM. Swiveller en secouant la tête.

– Oui et non. Il est vrai qu’il ne l’a jamaisvu, répliqua Daniel Quilp ; mais si nous les mettions enrapport, qui sait, Dick, si Fred, étant convenablement présenté, neservirait pas les desseins du locataire tout aussi bien pour lemoins que la petite Nelly et son grand-père ? Qui sait si lafortune de ce jeune homme, et par suite la vôtre, ne serait pasfaite ?

– Eh bien, dit M. Swiveller, la véritéest qu’ils ont été mis en présence l’un de l’autre.

– Ils l’ont été !… s’écria le nainattachant sur son interlocuteur un regard soupçonneux. Qui a faitcela ?

– Moi, dit Richard avec un peu de confusion.Ne vous ai-je pas conté cela la dernière fois que vous m’avezappelé de la rue en passant ?

– Vous savez bien que vous ne me l’avez pasconté.

– Je crois que vous avez raison, dit Richard.Non, je ne vous l’ai pas conté, je m’en souviens. Oh ! oui, jeles ai mis un jour en présence. Ce fut sur la demande de Fred.

– Et qu’arriva-t-il ?

– Il arriva que mon ami, au lieu de fondre enlarmes quand il apprit qui était Fred ; au lieu de l’embrassertendrement et de lui dire : « Je suis tongrand-père ! » ou « ta grand’mèredéguisée ! » comme nous nous y attendions pleinement,tomba dans un accès de fureur terrible, lui lança toutes sortesd’injures, et finit par lui dire que, si la petite Nell et le vieuxgentleman avaient été réduits à la misère, c’était par sa faute. Ilne nous a pas seulement offert de nous rafraîchir, et… et, en unmot, il nous a mis à la porte de sa chambre plus vite que ça.

– C’est étrange, dit le nainréfléchissant.

– Oui, c’est ce que nous nous disionsmutuellement, dit froidement M. Swiveller ; mais c’estparfaitement exact. »

Quilp fut complètement ébranlé par cetteconfidence, sur laquelle il réfléchit quelque temps dans un silencemystérieux. Souvent il levait les yeux sur le visage de Richard,et, d’un regard pénétrant, il en étudiait l’expression. Cependant,comme il n’y lut rien qui lui promît de plus amples détails ou quipût lui donner des soupçons sur sa véracité ; et comme,d’autre part, M. Swiveller, livré à ses propres méditations,poussait de gros soupirs et s’enfonçait plus avant que jamais dansle triste chapitre du mariage de mistress Cheggs, le nain se hâtade rompre l’entretien et de s’éloigner, laissant à sesmélancoliques pensées le pauvre amant éconduit.

« Ils se sont vus ! se dit le naintandis qu’il marchait seul le long des rues. Mon ami Swiveller avoulu négocier cette affaire par-dessus ma tête. Peu importe aufond, puisqu’il en a été pour ses frais ; mais c’est égal,l’intention y était. Je suis charmé qu’il ait perdu sa maîtresse.Ah ! ah ! ah ! l’imbécile ne se soustraira plus à madirection. Je suis sûr de lui dans la maison où je l’aiplacé ; je le trouverai toutes les fois que j’aurai besoin delui pour mes desseins ; et, d’ailleurs, il est, sans lesavoir, le meilleur espion de Brass, et quand il a bu, il dit toutce qu’il sait. Vous m’êtes utile, Dick, et vous ne me coûtez rienque quelques rafraîchissements par-ci par-là. Il serait bienpossible, monsieur Richard, qu’il convint à mes fins, pour memettre en crédit auprès de l’étranger, de lui révéler avant peu vosprojets sur l’enfant ; mais pour le moment et avec votrepermission, nous resterons les meilleurs amis du monde. »

Tout en poursuivant le cours de ces pensées etse livrant le long de sa route au rêve ardent de ses intérêtsparticuliers, M. Quilp traversa de nouveau la Tamise ets’enferma dans son palais de garçon. Le poêle, récemment posé en celieu et d’où la fumée, au lieu de sortir par le toit, s’étaitrépandue dans la chambre, rendait ce séjour un peu moins agréablepeut-être que ne l’eussent désiré des gens plus délicats. Mais unpareil inconvénient, loin de dégoûter le nain de sa nouvelledemeure, ne lui en plaisait que davantage. Ainsi, après un dînersplendide qu’il avait fait venir du restaurant, il alluma sa pipeet fuma près de son poêle jusqu’au moment où il disparut dans unbrouillard qui ne laissait voir que sa paire d’yeux rouges etenflammés et tout au plus, par moments, sa vague et sombre face,quand dans un violent accès de toux il déchirait le nuage de fuméeet écartait les tourbillons qui obscurcissaient ses traits. Aumilieu de cette atmosphère qui eût infailliblement suffoqué toutautre homme, le nain passa une soirée délicieuse : il separtagea tout le temps entre les douceurs de la pipe et celles dela cave à liqueurs. Parfois il se donnait le plaisir de pousser, enmanière de chant, un hurlement mélodieux, qui n’offrait pas, dureste, la moindre ressemblance avec aucun morceau de musique, soitvocale soit instrumentale, que jamais compositeur humain ait ététenté d’inventer. Ce fut ainsi qu’il se récréa jusqu’à près deminuit, où il se mit dans son hamac avec la plus complètesatisfaction.

Le premier son qui, le matin, vint frapper sesoreilles, tandis qu’il avait encore les yeux à demi fermés et que,se trouvant d’une façon si inaccoutumée tout près du plafond, iléprouvait la vague idée qu’il pouvait bien avoir été métamorphoséen mouche à viande dans le cours de la nuit, le premier son qu’ilentendit fut le bruit d’une personne qui se lamentait et sanglotaitdans la chambre. Il se pencha avec curiosité vers le bord de sonhamac et aperçut mistress Quilp. D’abord il la contempla quelquesinstants en silence, puis la fit tressaillir violemment par ce crisoudain :

« Holà !

– Ah ! Quilp, dit vivement la pauvrepetite femme en levant ses yeux, quelle peur vous m’avezfaite !

– Tant mieux, coquine que vous êtes !répliqua le nain. Qu’est-ce que vous venez chercher ici ? Vousvenez voir si je ne suis pas mort, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! je vous en prie, revenez à lamaison, revenez à la maison, dit mistress Quilp avec dessanglots ; nous ne le ferons plus jamais, Quilp ; etaprès tout, ce n’était qu’une méprise qui provenait de notreanxiété.

– De votre anxiété ! dit le nain engrimaçant. Oui, oui, je connais ça, vous voulez dire de votreimpatience de me voir mort. Je reviendrai à la maison quand il meplaira, je vous le déclare. Je reviendrai à la maison et m’en iraiquand il me plaira. Je serai comme un feu follet, tantôt ici,tantôt là, voltigeant toujours autour de vous, les yeux fixés survous au moment où vous m’attendrez le moins, et vous tenant dans unétat continuel d’inquiétude et d’irritation. Voulez-vous biensortir ?…»

Mistress Quilp n’osa que faire un geste desupplication.

« Je vous dis que non, reprit le nain.Non ! si vous vous permettez de venir ici de nouveau, à moinsque ce ne soit sur mon invitation, je lâcherai dans mon terrain deschiens de garde qui hurleront après vous et vous mordront. Jedresserai des chausse-trappes adroitement dissimulées, des pièges àfemmes. Je sèmerai des pièces d’artifice qui feront explosion quandvous poserez le pied sur les mèches et qui vous feront sauter enmille petits morceaux. Voulez-vous bien sortir ?…

– Pardonnez-moi. Revenez à la maison, dit lajeune femme d’un accent pénétré.

– Non-on-on-on-on ! hurla Quilp. Non, pasavant que ce soit mon bon plaisir ; et alors je reviendraiaussi souvent que cela me conviendra, et je ne rendrai compte àpersonne de mes allées et venues. Vous voyez la porte ?…Voulez-vous bien sortir ! »

Ce dernier ordre, M. Quilp le prononçad’une voix si énergique et, en outre, il l’accompagna d’un geste siviolent qui marquait son intention de s’élancer hors de son hamac,et, tout coiffé de nuit qu’il était, de reconduire sa femme chezelle à travers les rues, qu’elle s’enfuit rapide comme une flèche.Son digne seigneur et maître tendit le cou et les yeux jusqu’à cequ’elle eût franchi le terrain du débarcadère ; et alors,charmé d’avoir eu cette occasion d’établir son droit et de poser enfait l’inviolabilité de son manoir, il partit d’un immense éclat derire, puis s’abandonna derechef au sommeil.

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