Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 28

 

Bien heureusement pour la petite servantequ’elle était vive et alerte ; sans cela, la course qu’elleentreprenait toute seule, dans le voisinage même de l’endroit oùelle courait le plus de risque à se montrer, eût eu pour effetpeut-être d’amener une restauration de la suprême autorité de missSally sur sa personne. Ne se dissimulant pas le péril qu’ellecourait, la marquise n’eut pas plutôt quitté la maison, qu’elle sejeta dans la première rue sombre et écartée qui s’offrit àelle ; et, sans s’inquiéter du terme assigné à sa course, ellene songea tout d’abord qu’à mettre deux bons milles de briques etde plâtre entre elle et Bevis-Marks.

Une fois qu’elle eut accompli ce premierpoint, elle commença à se diriger vers l’étude du notaire. Ens’informant avec adresse auprès des marchandes de pommes et desécaillères, au coin des rues, plutôt que dans les brillantesboutiques ou auprès des personnes bien mises, au risque d’unaccueil plus ou moins poli, elle obtint assez bien lesrenseignements nécessaires. Comme les pigeons voyageurs, d’abordperdus dans un lieu qui leur est inconnu, aspirent l’air au hasardpendant quelque temps, avant de s’élancer vers le lieu de leurmessage, de même la marquise fit des détours avant de se croire ensûreté, puis elle se dirigea vivement vers le but qui lui avait étéassigné.

Elle n’avait point de chapeau ; rien surla tête qu’une grande coiffe portée au temps jadis par Sally Brass,dont le goût en fait de couture était, comme on sait, toutparticulier. Sa course était plutôt entravée qu’aidée par sessouliers en savate qui s’échappaient sans cesse de ses pieds, etqu’elle avait ensuite bien de la peine à retrouver au milieu duflot des passants. La pauvre petite créature éprouva tantd’embarras et de retard pour retrouver ces objets de toilette dansla boue et le ruisseau, et fut tellement coudoyée pendant cetemps-là, poussée, heurtée et portée de main en main, qu’au momentoù elle atteignit enfin la rue du notaire, elle était presqueépuisée et à bout de forces : elle en avait la larme àl’œil.

Mais enfin la voilà arrivée, c’était unegrande consolation ; d’autant plus que par la fenêtre del’étude elle vit briller des lumières, et put espérer parconséquent qu’il n’était pas trop tard. Elle s’essuya donc les yeuxavec le revers de sa main, et, montant tout doucement les degrés duperron, regarda à travers les vitres.

M. Chukster était debout derrière sonbureau. Il faisait ses dispositions de fin de journée, comme detirer ses poignets, de relever son col de chemise, de rattacherplus gracieusement sa cravate et d’arranger secrètement sesmoustaches à l’aide d’un petit morceau de miroir d’une formetriangulaire. Devant le feu se tenaient deux gentlemen : l’und’eux lui parut être le notaire, et elle ne se trompait pas ;l’autre, qui boutonnait sa grande redingote pour s’apprêter àpartir, M. Abel Garland.

Ces observations faites, la petite rusée tintconseil avec elle-même. Elle résolut d’attendre dans la rue lasortie de M. Abel. Alors elle n’aurait plus à craindre d’êtreforcée de parler devant M. Chukster, et il lui serait plusfacile de remplir son message. Dans cette intention, elle se laissaglisser au bas de la fenêtre, traversa la rue et alla s’asseoir surle pas d’une porte juste en face.

À peine avait-elle pris cette position, qu’unponey arriva en dansant tout le long de la rue avec ses jambes enzigzag et sa tête qui se tournait de tous côtés. Derrière le poneyun phaéton, et dans le phaéton un homme ; mais le poney nesemblait s’inquiéter ni du phaéton ni de l’homme : car tour àtour il se levait sur ses jambes de derrière, ou s’arrêtait, ous’élançait, ou s’arrêtait de nouveau, ou reculait, ou se jetait decôté, sans le moindre égard pour l’un ni pour l’autre, selon que lafantaisie l’en prenait, et comme s’il avait à cœur de montrer qu’ilétait l’animal le plus libre qu’il y eût dans le monde. Quand lavoiture arriva à la porte du notaire, l’homme dit d’une manièretrès-respectueuse : « Ohah ! c’est ici ! »ayant l’air de faire entendre que, s’il prenait l’extrême libertéd’émettre un vœu, ce serait celui de s’arrêter en cet endroit. Leponey fit une pause d’un moment ; mais, comme s’il eûtréfléchi que s’arrêter lorsqu’on l’en priait serait établir unprécédent peu convenable et même dangereux, il repartitimmédiatement, courut au trot allongé jusqu’au coin de la rue,tourna, revint sur ses pas, et alors s’arrêta de sa proprevolonté.

« Oh ! vous faites un jolicoco !… dit l’homme qui ne voulait pas s’aventurer légèrementà peindre le poney sous des couleurs plus tranchées avant d’avoirmis en toute sécurité pied à terre sur le trottoir. Je voudraisbien te voir une bonne fois récompensé comme tu le mérites,va !

– Qu’est-ce qu’il a fait ? ditM. Abel qui tournait un châle autour de son cou tout endescendant les marches.

– Il y a de quoi mettre un homme hors de lui,répondit le valet d’écurie. C’est bien le coquin le plus vicieux…Ohah ! vas-tu rester tranquille !

– Ce n’est pas le moyen qu’il restetranquille, si vous lui lancez des injures, dit M. Abel quis’installa dans la voiture, les guides en main. Il est très-bonenfant quand on sait le prendre. Voici, depuis longtemps, lapremière fois qu’il sort, car il a perdu son conducteur, et jusqu’àce matin il n’a pas voulu bouger. Les lanternes sont prêtes,n’est-ce pas ? Bien. Trouvez-vous ici demain, à la même heure,s’il vous plaît, pour tenir mon cheval. Bonsoir. »

Après une ou deux cabrioles de son invention,le poney céda à la douceur de M. Abel et se mit à trottergentiment.

Durant tout ce temps, M. Chukster s’étaittenu debout sur le seuil de la porte. En le voyant, la petiteservante n’avait pas osé s’approcher. Elle n’eut donc d’autre partià prendre que de courir après le phaéton et de crier à M. Abeld’arrêter. Mais, par suite de cette course haletante, elle étaithors d’état de se faire entendre. Le cas était désespéré, car leponey pressait le pas. La marquise se pendit quelques instants à lavoiture ; mais sentant qu’elle ne pouvait aller plus loin, etque bientôt même il lui faudrait renoncer à son projet, ellegrimpa, d’un bond vigoureux, sur le siège de derrière, et, danscette ascension, perdit sans retour un de ses souliers.

M. Abel étant dans une dispositiond’esprit rêveuse, et ayant d’ailleurs assez à faire de diriger leponey, allait au petit trot sans se retourner. Il était bien loinde songer à l’étrange figure qu’il traînait derrière lui, jusqu’àce que la marquise, un peu remise de sa suffocation, de la perte deson soulier et de la nouveauté de sa situation, jeta tout près deson oreille ces mots :

« Dites donc, monsieur… »

Il se retourna vivement et, arrêtant le poney,s’écria avec une certaine émotion :

« Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est queça ?

– N’ayez pas peur, monsieur, répondit lamessagère encore haletante. Oh ! j’ai tant couru aprèsvous !

– Que voulez-vous ? dit M. Abel.Comment êtes-vous là ?

– Je suis montée par derrière, répondit lamarquise. Oh ! je vous en prie, conduisez-moi, monsieur… sansvous arrêter… vers la Cité. Oh ! je vous en prie, hâtez-vous…C’est une affaire importante. Il y a là quelqu’un qui désire vousvoir. Il m’a envoyée vous demander de venir tout de suite, parcequ’il sait toute l’affaire de Kit, et qu’il peut le sauver encoreen prouvant son innocence !…

– Que me dites-vous là, mon enfant !

– La vérité, sur ma parole, sur mon honneur.Mais veuillez tourner de ce côté, et vivement, s’il vous plaît. Jesuis partie depuis si longtemps, qu’il doit croire que je me suisperdue. »

Involontairement, M. Abel poussa le poneyen avant. Le poney, obéissant à une secrète sympathie, ou bienécoutant un nouveau caprice, s’élança rapidement et sans ralentirson pas, sans, se livrer à aucun acte d’excentricité avant d’avoiratteint la porte de la maison où logeait M. Swiveller :là, chose merveilleuse ! il consentit à s’arrêter au momentmême où M. Abel lui en intima l’ordre.

« Voyez ! dit la marquise montrantune fenêtre faiblement éclairée ; c’est cette chambre là-haut.Venez ! »

M. Abel, qui était bien une des créaturesdu monde les plus simples et les plus modestes, et qui à cettesimplicité joignait une timidité naturelle, hésita ; car ilavait entendu parler, et il le croyait mordicus, de personnesattirées dans des lieux équivoques, en des circonstancessemblables, par des guides comme la marquise, pour s’y voir voléeset même assassinées.

Cependant sa sympathie pour Kit l’emporta surtoute autre considération. Ainsi, confiant Whisker aux soins d’unhomme qui précisément se tenait près de là pour gagner quelquechose, il laissa sa compagne de route lui prendre là main pour leconduire jusqu’au haut d’un escalier étroit et obscur.

Sa surprise ne fut pas médiocre quand il sevit introduit dans une chambre de malade éclairée d’une lueurdouteuse, où un homme dormait tranquillement dans son lit.

« N’est-ce pas, dit son guide à voixbasse mais avec une certaine chaleur, n’est-ce pas que ça faitplaisir de le voir reposer comme ça ?… Oh ! si vousl’aviez vu il y a deux ou trois jours seulement ! quelledifférence ! »

Le jeune M. Garland ne répondit rien, et,à dire vrai, il aimait mieux se tenir très-loin du lit et très-prèsde la porte. Son guide, qui paraissait comprendre sa répugnance,moucha la chandelle, la prit à la main et s’approcha du malade. Aumême moment le dormeur tressaillit… M. Abel reconnut dans cevisage dévasté par la souffrance les traits de RichardSwiveller.

« Qu’est-ce que ceci ? dit-il d’unton amical et en s’élançant vers lui ; vous avez donc étémalade ?

– Très-malade, répondit Richard, à deux doigtsde la mort. Il ne s’en est fallu de rien que vous vinssiez àapprendre que votre très-humble Richard était dans sa bière, sansl’amie que j’ai envoyée à votre recherche… Une autre poignée demain, marquise, s’il vous plaît… Asseyez-vous, monsieur. »

M. Abel, qui ne parut pas médiocrementsurpris d’entendre conférer une telle qualité à son guide, prit unechaise et s’assit auprès du lit.

« J’ai envoyé chez vous, monsieur, ditRichard ; elle vous a sans doute appris déjà pour quelmotif.

– En effet, j’en suis encore tout bouleversé.Je ne sais réellement que dire ni que penser.

– Vous le saurez bientôt, répliqua Dick.Marquise, asseyez-vous au pied du lit, s’il vous plaît. Maintenant,racontez à ce gentleman tout ce que vous m’avez raconté à moi-même,d’un bout à l’autre. Vous, monsieur, ne dites rien. »

L’histoire fut répétée exactement de la mêmemanière que la première fois, sans addition, sans omission nonplus. Durant tout le récit, Richard Swiveller tint ses yeux fixéssur le visiteur ; et quand la marquise eut achevé, il repritaussitôt la parole :

« Vous venez, dit-il, d’entendre tous cesdétails, et vous ne les oublierez pas. Je suis trop affaibli, tropépuisé pour pouvoir vous donner aucun conseil ; mais vous etvos amis vous saurez bien ce que vous aurez à faire. Après ce longretard, chaque minute est un siècle. Si jamais dans votre vie vousvous êtes hâté de retourner chez vous, que ce soit surtout ce soir.Ne vous arrêtez pas pour me dire un seul mot, mais partez. On latrouvera ici si l’on a besoin d’elle. Et quant à moi, vous êtesbien sûr de me trouver au logis une semaine ou deux au moins. Il ya pour cela plus d’une bonne raison. Marquise, une lumière. Si vousperdez une minute de plus à me regarder, monsieur, je ne vous lepardonnerai jamais ! »

M. Abel n’avait pas besoin d’être stimulédavantage. En un instant il fut parti ; et quand la marquise,qui l’avait éclairé sur l’escalier, revint, elle annonça que leponey s’était mis en plein galop sans faire la moindre objectionpréliminaire.

« C’est bien ! dit Richard. Il a ducœur, et à partir de ce moment je l’honore. Mais soupez donc,prenez donc un pot de bière ; je suis sûr que vous devez êtreaccablée de fatigue. Prenez un pot de bière. Cela me fera autant debien de vous voir boire que si je buvais moi-même. »

Il ne fallait rien moins que cette assurancepour déterminer la petite garde-malade à se permettre un tel luxe.Elle se mit donc à boire et à manger, à la grande satisfaction deM. Swiveller, puis elle lui donna à boire, remit tout enordre, s’enveloppa d’un vieux couvre-pied et se coucha sur le tapisdevant le feu.

Pendant ce temps, M. Swiveller murmuraitdans son sommeil : « Étale, oh ! étale un lit deroseaux, nous y reposerons jusqu’aux lueurs matinales… Bonnenuit, marquise. »

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