Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 2

 

Toute cette journée, quoiqu’il dût attendreM. Abel jusqu’au soir, Kit s’abstint d’aller voir sa mère,bien décidé à ne pas anticiper le moins du monde sur les plaisirsdu lendemain, mais à laisser venir ce flot de délices. Car lelendemain devait être le grand jour, le jour si attendu qui feraitépoque dans sa vie ; le lendemain était le terme de sonpremier quartier, c’était le jour où il recevrait pour la premièrefois la quatrième partie de ses gages annuels de six livres,représentée par la forte somme de trente schillings ; lelendemain serait un jour de congé consacré à un tourbillond’amusements, et où le petit Jacob apprendrait quel goût ont leshuîtres et ce que c’est que le spectacle.

Une quantité de circonstances heureusesfavorisaient ses projets : non-seulement M. et mistressGarland lui avaient annoncé d’avance qu’ils ne déduiraient rien decette forte somme pour ses frais d’équipement, mais qu’ils luiremettraient ladite somme intégralement et dans sa vasteétendue ; non-seulement le gentleman inconnu avait augmentéson fonds d’une somme de cinq schellings, qui étaient une bonneaubaine et un véritable coup de fortune ; non-seulement ilétait survenu une foule de choses heureuses sur lesquelles personnen’eût pu compter dans ses calculs ordinaires ou même les plusambitieux, mais encore c’était aussi le quartier de Barbe :oui, ce même jour le quartier de Barbe ! et Barbe avait uncongé aussi bien que Kit, et la mère de Barbe devait être de lapartie, elle devait prendre le thé avec la mère de Kit pour faireconnaissance avec elle !

Ce qu’il y a de certain, c’est que Kit regardafréquemment à sa fenêtre dès le point du jour pour voir quel cheminsuivaient les nuages ; ce qu’il y a de certain, c’est queBarbe se fut mise également à la sienne si elle n’eût veillétrès-tard à empeser et repasser de petits morceaux de mousseline, àles plisser et à les coudre sur d’autres morceaux, le tout destinéà former un magnifique ensemble de toilette pour le lendemain. Maistous deux furent prêts de bonne heure avec un très-médiocre appétitpour le déjeuner et moins encore pour le dîner, et ils étaient dansune vive impatience quand la mère de Barbe arriva en s’extasiantsur la beauté du temps (ce qui ne l’avait pas empêchée de se munird’un grand parapluie, car c’est un meuble sans lequel les gens decette catégorie sortent rarement aux jours de fête), et quand onsonna pour les avertir de monter l’escalier pour aller recevoirleur trimestre en or et en argent.

Et puis M. Garland ne fut-il pas bien bonquand il dit :

« Christophe, voici vos gages, vous lesavez bien gagnés ? »

Et mistress Garland ne fut-elle pas excellentequand elle dit : « Barbe, voici ce qui vousrevient ; je suis très-contente de vous ! » Et Kit,comme il signa son reçu d’une main ferme ! Et Barbe, commeelle tremblait en signant le sien ! Et comme il futintéressant de voir mistress Garland verser à la mère de Barbe unverre de vin, et d’entendre la mère de Barbe s’écrier :« Dieu vous bénisse, madame, vous qui êtes une si bonnedame ; et vous aussi, mon bon monsieur. À votre santé, Barbe,mon cher amour. À votre santé, monsieur Christophe. » Elleresta aussi longtemps à boire que si son verre avait été unvidrecome ; et, ses gants aux mains, elle regardait lacompagnie et causait gaiement ; mais c’est quand ils furenttous sur l’impériale de la diligence, qu’il fallait les voir rire àcœur joie en repassant tous ces bonheurs et s’apitoyer sur les gensqui n’ont pas de jour de congé !

Quant à la mère de Kit, n’aurait-on pas ditqu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été toute sa vieune grande dame ? Elle était sous les armes pour les recevoiravec tout un attirail de théière et de tasses qui eût brillé dansune boutique de porcelaines. Le petit Jacob et le poupon étaient siparfaitement arrangés, que leurs habits paraissaient comme toutneufs, et Dieu sait cependant s’ils étaient vieux. On n’était pasassis depuis cinq minutes, que la mère de Kit disait que la mère deBarbe était exactement la personne qu’elle s’était figurée ;la mère de Barbe disait la même chose de la mère de Kit ; lamère de Kit complimentait la mère de Barbe sur sa fille, et la mèrede Barbe complimentait la mère de Kit sur son fils ; Barbeelle-même était au mieux avec le petit Jacob ; mais aussi,jamais enfant ne sut mieux que celui-ci accourir quand onl’appelait, ni se faire comme lui des amis.

« Et dire que nous sommes veuves toutesles deux, dit la mère de Barbe. Vrai ! nous étions nées pournous connaître.

– Je n’en doute nullement, répondit mistressNubbles. Et combien je regrette que nous ne nous soyons pas connuesplus tôt !

– Mais, dit la mère de Barbe, il est si douxque la connaissance se fasse par un fils et une fille ! Celafait plaisir complet ; n’est-il pas vrai ? »

La mère de Kit donna un plein assentiment àces paroles. Toutes deux, remontant des effets aux causes,revinrent à leurs maris défunts, dont elles passèrent en revue lavie, la mort, l’enterrement ; elles comparèrent leurssouvenirs, et découvrirent diverses circonstances qui concordaientavec une exactitude surprenante ; par exemple, que le père deBarbe n’avait vécu que quatre ans dix mois de plus que le père deKit ; que l’un était mort un mercredi et l’autre unjeudi ; que tous deux étaient de bonne façon et de bonne mine,sans compter d’autres coïncidences extraordinaires. Ces souvenirsétant de nature à jeter un voile de tristesse sur la gaieté d’unjour de fête, Kit ramena la conversation à des sujets généraux,comme la beauté merveilleuse de Nell, dont il avait parlé à Barbeplus de mille fois déjà. Mais cette circonstance fut loin d’exciterchez les assistants l’intérêt que Kit avait supposé. Sa mère ditmême, en regardant Barbe en même temps, par hasard sans doute, quemiss Nell était assurément fort jolie, mais que ce n’était qu’uneenfant, après tout, et qu’il y avait bien des jeunes femmes aussijolies qu’elle ; Barbe, de son côté, fit observer doucementqu’elle pensait de même et qu’elle ne pouvait s’empêcher de croireque M. Christophe fût dans l’erreur ; assertion contrelaquelle Kit se récria, ne concevant pas quelle raison elle avaitde douter de ce qu’il disait. La mère de Barbe dit aussi qu’onvoyait souvent une jeunesse changer vers quatorze ou quinze ans, etaprès avoir été d’abord très-belle, devenir tout à couptrès-ordinaire ; vérité qu’elle appuya d’exemples mémorables.Elle cita entre autres un maçon de grande espérance, qui même avaiteu pour Barbe des attentions suivies, mais Barbe n’y avait pasrépondu, et vraiment, quoiqu’elle ne voulût pas la contrarierlà-dessus, elle ne pouvait pas s’empêcher de dire que c’étaitdommage. Kit fut de l’avis de la mère, et il le disait sincèrement,s’étonnant de voir Barbe devenir toute sérieuse depuis ce temps-là,et le regarder comme pour lui dire qu’il aurait aussi bien fait dese taire.

Cependant l’heure était arrivée de songer auspectacle, pour lequel on avait fait de grands préparatifs enchâles et chapeaux, sans compter un mouchoir plein d’oranges et unautre rempli de pommes qu’ils eurent quelque peine à nouer, car cesfruits rebelles avaient une tendance à s’échapper par les coins.Enfin, tout étant prêt, ils partirent d’un bon pas. La mère de Kittenait à la main le plus petit des enfants qui était terriblementéveillé ; Kit conduisait le petit Jacob et donnait le bras àBarbe ; ce qui faisait dire aux deux mères qui venaient parderrière qu’ils semblaient tous ne faire qu’une seule et mêmefamille. Barbe rougit et s’écria : « Finissez donc,maman. » Mais Kit lui dit qu’elle ne devait pas se mêler de ceque disaient ces dames ; et en vérité elle eût aussi bien faitde ne pas y prendre garde, si elle eût su combien il était loin desonger à lui faire la cour. Pauvre Barbe !

Enfin, ils arrivèrent au théâtre ;c’était le cirque d’Astley. À peine se trouvaient-ils depuis deuxminutes devant la porte fermée encore, que le petit Jacob futrudement pressé, que le poupon reçut plusieurs meurtrissures, quele parapluie de la mère de Barbe fut emporté à vingt pas et luirevint par-dessus les épaules de la foule, que Kit frappa unindividu sur la tête avec le mouchoir rempli de pommes, pour avoirpoussé violemment sa mère, et qu’il s’éleva à ce sujet une viverumeur. Mais lorsqu’ils eurent passé le contrôle et se furent frayéun chemin, au péril de leur vie, avec leurs contre-marques à lamain ; lorsqu’ils furent bel et bien dans la salle, assis àdes places aussi bonnes que s’ils les eussent retenues d’avance,toutes les fatigues précédentes furent considérées comme un jeu,peut-être même comme une partie essentielle des plaisirs duspectacle.

Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il leurparut beau, ce théâtre d’Astley ! avec ses peintures, sesdorures, ses glaces, avec la vague odeur de chevaux qui faisaitpressentir les merveilles dont on allait jouir ; avec lerideau qui cachait de si prodigieux mystères, la sciure de boisblanc fraîchement semée dans le cirque, la foule entrant et prenantses places, les musiciens qui regardaient les spectateurs avecindifférence tout en accordant leurs instruments, comme s’ilsn’avaient pas besoin de voir le spectacle pour commencer et commes’ils savaient la pièce par cœur ! Quel éclat se répanditpartout autour d’eux lorsque la longue et lumineuse rangée desquinquets de la rampe monta lentement ! et quel transportfébrile quand la petite sonnette retentit et que l’orchestreattaqua vivement l’ouverture avec roulement de tambours etaccompagnement harmonieux de triangle ! La mère de Barbe ditavec raison à la mère de Kit que la galerie était le meilleurendroit pour bien voir, et s’étonna de ce que les places n’ycoûtaient pas beaucoup plus cher que celles des loges. Dans l’excèsde son plaisir, Barbe ne savait si elle devait rire ou pleurer.

Et le spectacle donc, ce fut bien autrechose ! Les chevaux, que le petit Jacob reconnut tout de suitepour être en vie ; et les dames et les messieurs, à la réalitédesquels rien ne put jamais le faire croire, parce qu’il n’avaitrien vu ni entendu de sa vie qui leur ressemblât ; les piècesd’artifice qui firent fermer les yeux à Barbe ; la Dameabandonnée, qui la fit pleurer ; le Tyran, qui la fittrembler ; l’homme qui chanta une chanson avec la suivante dela Dame et dansa au refrain, ce qui fit rire Barbe ; le poneyqui se dressa sur ses jambes de derrière, à l’aspect du meurtrier,et ne voulut pas marcher sur ses quatre pieds avant que le coupableeût été arrêté ; le Clown qui se permit des familiarités avecle militaire en bottes à l’écuyère ; la Dame qui s’élançapar-dessus vingt-neuf rubans et tomba saine et sauve sur uncheval ; tout était délicieux, splendide, surprenant. Le petitJacob applaudissait à s’en écorcher les mains ; ilcriait : « Encore ! » à la fin de chaque scène,même quand les trois actes de la pièce furent terminés ; et lamère de Barbe, dans son enthousiasme, frappa de son parapluie surle plancher, au point d’user le bout jusqu’au coton.

Malgré cela, au milieu de ces tableauxmagiques, les pensées de Barbe semblaient la ramener encore à ceque Kit avait dit au moment où on prenait le thé. En effet, tandisqu’ils revenaient du théâtre, elle demanda au jeune homme, avec unsourire tendre, si miss Nell était aussi jolie que la dame quiavait sauté par-dessus les rubans.

« Aussi jolie que celle-là ! ditKit. Deux fois plus jolie.

– Oh ! Christophe, dit Barbe, je suissûre que cette dame est la plus belle créature qu’il y ait aumonde.

– Quelle bêtise ! répliqua-t-il. Ellen’est pas mal, je ne le nie pas ; mais songez comme elle étaitpeinte et bien habillée, et quelle différence cela fait. Tenez,vous, Barbe, vous êtes beaucoup mieux qu’elle.

– Oh ! Christophe !… murmura Barbeen baissant les yeux.

– Oui, vous êtes mieux que ça tous les jours,votre mère aussi. »

Pauvre Barbe !

Mais qu’est-ce que tout cela, oui, tout cela,en comparaison de la prodigalité folle de Kit, lorsqu’il entra dansune boutique d’huîtres avec autant d’aplomb que s’il y eût eu sondomicile et, sans daigner regarder le comptoir ni l’homme qui yétait assis, conduisit sa société dans un cabinet, un cabinetparticulier, garni de rideaux rouges, d’une nappe et d’unporte-huilier complet, et qu’il ordonna à un gentleman qui avaitdes favoris et qui, en qualité de garçon, l’avait appelé luiChristophe Nubbles « Monsieur », d’apporter troisdouzaines de ses plus grandes huîtres et de se dépêcher ! Oui,Kit dit à ce gentleman de se dépêcher ; et non-seulement legentleman répondit qu’il allait se dépêcher, mais il le fit etrevint en courant apporter les pains les plus tendres, le beurre leplus frais et les plus grandes huîtres qu’on eût jamais vues. AlorsKit dit à ce gentleman :

« Un pot de bière ! » juste surle même ton ; et le gentleman, au lieu de répondre :

« Monsieur, est-ce à moi que vousparlez ? » se borna à dire :

« Pot de bière, monsieur ? oui,monsieur. » et étant revenu l’apporter, il le plaça dans unesébile semblable à celle que les chiens d’aveugles tiennent à leurgueule par les rues pour y recevoir un sou ; aussi, quand ilsortit, la mère de Kit et la mère de Barbe déclarèrent d’une voixcommune qu’elles n’avaient jamais vu un jeune homme plus avenant etplus gracieux.

On se mit alors à souper de bon appétit ;et voilà que Barbe, cette petite folle de Barbe, dit qu’elle nepourrait pas manger plus de deux huîtres ; tout ce qu’onobtint d’elle avec des efforts incroyables, ce fut qu’elle enmangeât quatre. En revanche, sa mère et celle de Kit s’enacquittèrent à merveille : elles mangèrent, rirent ets’amusèrent si bien que Kit, rien qu’à les voir, se mit à rire etmanger de même façon par la force de la sympathie. Mais ce qu’il yeut de plus prodigieux dans cette nuit de fête, ce fut le petitJacob qui absorbait les huîtres comme s’il était né et venu aumonde pour cela ; il y versait le poivre et le vinaigre avecune dextérité au-dessus de son âge, et finit par bâtir une grottesur la table avec les écailles. Il n’y eut pas jusqu’au poupon qui,de toute la soirée, ne ferma pas l’œil, restant là paisiblementassis, s’efforçant de fourrer dans sa bouche une grosse orange etregardant avec satisfaction la lumière du gaz. Vraiment, à le voirsur les genoux de sa mère, très-occupé de contempler le gaz qui nele faisait point sourciller, et à égratigner son gentil visage avecune écaille d’huître, un cœur de fer n’eût pu s’empêcher d’êtreattendri et de l’aimer. En résumé, jamais il n’y eut plus charmantsouper, et lorsque Kit eut demandé, pour finir, un verre de quelquechose de chaud et proposé qu’on bût à la ronde à la santé deM. et mistress Garland, nous pouvons dire qu’il n’y avait pasdans le monde entier six personnes plus heureuses.

Mais tout bonheur a son terme, ce qui en rendd’autant plus agréable le prochain retour ; et comme ilcommençait à se faire tard, on reconnut qu’il était temps deretourner au logis. Ainsi, après s’être un peu écartés de leurchemin pour conduire Barbe et sa mère jusqu’à la maison d’un amichez qui elles devaient passer la nuit, Kit et mistress Nubbles leslaissèrent à leur porte en se promettant de retourner ensemble àFinchley le lendemain matin de bonne heure et en échangeant biendes projets pour les plaisirs de la future sortie. Alors Kit pritsur son dos le petit Jacob, donna son bras à sa mère, un baiser aupoupon, et tous quatre se mirent à trotter gaiement pour regagnerleur domicile.

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