Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 6

 

Cette faiblesse momentanée une fois passée,l’enfant évoqua de nouveau la résolution qui l’avait soutenuejusqu’alors ; et ne perdant pas de vue cette idée salutaire,que c’était le crime des hommes qui précipitait sa fuite, que de saseule fermeté dépendait le salut de son grand-père, sans qu’elleeût pour s’aider l’appui d’un bon conseil ou d’une main secourable,elle pressa le pas de son compagnon et s’interdit de regarderdésormais en arrière.

Tandis que le vieillard, soumis et abattu,semblait se courber devant elle, se faire humble et petit commes’il était en présence de quelque être supérieur, l’enfantéprouvait en elle-même un sentiment nouveau qui élevait sa natureet lui inspirait une énergie et une confiance qu’elle ne s’étaitjamais connues. Maintenant la responsabilité ne se divisaitplus : le poids tout entier de leurs deux existences retombaitsur Nelly, et désormais c’était elle qui devait penser et agir pourdeux.

« C’est moi qui l’ai sauvé, pensait-elle.Dans tous les dangers, dans toutes les épreuves, je saurai m’ensouvenir. »

En tout autre temps, l’idée d’avoir abandonnésans un mot d’explication l’amie qui leur avait montré unebienveillance si franche, l’idée qu’elle et son grand-père seraientcoupables, au moins en apparence, de trahison etd’ingratitude ; joint à cela, le regret d’avoir dû s’éloignerdes deux sœurs, l’eussent remplie de chagrin. Mais maintenant touteautre considération s’effaçait devant les incertitudes, lesanxiétés de leur vie sauvage et errante ; et dans le désespoirmême de leur situation Nelly puisait plus d’élévation et deforce.

Aux pâles lueurs du clair de lune quiajoutaient à la blancheur mate de son teint, ce visage délicat surlequel la pensée soucieuse s’unissait à la grâce charmante et à ladouceur de la jeunesse, ces yeux brillants, cette tête toutintellectuelle, ces lèvres qui se pressaient avec tant derésolution et de courage, ces contours fins, ce mélange de tantd’énergie et de tant de faiblesse, tout cela disait dans un silenceéloquent l’histoire de Nelly et de son grand-père : mais cettehistoire, elle n’était recueillie que par le vent qui l’emportaitpour jeter peut-être au chevet de quelque mère le rêve pénibled’une enfant se fanant dans sa fleur et s’endormant de ce sommeilqui ne connaît point de réveil.

La nuit commença à disparaître, la lune às’effacer, les étoiles à pâlir et à s’obscurcir : le matin,froid comme ces astres sans lumière, se montra lentement. Alors dederrière une colline le soleil se leva majestueux, poussant devantlui les brouillards comme de noirs fantômes, et purgeant la terrede ces ombres sépulcrales jusqu’à ce que les ténèbres fussentdissipées. Quand il eut monté plus haut sur l’horizon, et que sesrayons bienfaisants eurent repris leur chaleur, l’enfant et levieillard se couchèrent pour dormir sur une berge, tout près d’uncours d’eau.

Cependant Nelly laissa sa main posée sur lebras du vieillard ; et longtemps après qu’il se fut endormiprofondément, elle le contemplait encore d’un œil fixe. Enfin, lalassitude s’empara d’elle ; sa main se détendit, se roidit denouveau, se détendit encore, et les deux compagnons sommeillèrentl’un auprès du l’autre.

Un bruit confus de voix, mêlé à ses rêves,éveilla Nelly. Vers elle et le vieillard, était penché un homme àl’extérieur rude et grossier ; deux de ses compagnonsregardaient également, du haut d’un grand bateau pesamment chargéqui avait été amarré à la berge, tandis que nos voyageursdormaient. Le bateau n’avait ni rames, ni voiles ; mais ilétait tiré par une couple de chevaux qui, en ce moment,stationnaient sur le chemin de halage, pendant que la corde qui lesretenait était détendue et traînait dans l’eau.

« Holà ! dit brusquementl’homme ; qu’est-ce que c’est, hein ?…

– Nous étions simplement endormis, monsieur,répondit Nelly. Nous avons marché toute la nuit…

– Voilà deux étranges voyageurs pour marchertoute la nuit, fit observer l’homme qui les avait accostés d’abord.L’un de vous est un bonhomme trop vieux pour cette sorte debesogne, et l’autre est une petite créature trop jeune. Oùallez-vous ? »

Nell hésita, et à tout hasard elle montral’ouest. Là-dessus, l’homme lui demanda si elle voulait désignercertaine ville qu’il nomma. Pour éviter de nouvelles questions,Nell répondit :

« Oui, c’est cela.

– D’où venez-vous ? » demanda-t-ilensuite ; et comme il était plus facile de répondre à cettequestion qu’à la précédente, Nell prononça le nom du villagequ’habitait leur ami le maître d’école, pensant bien que ces hommesne le connaîtraient pas et renonceraient à pousser plus loin leursquestions.

« Je croyais d’abord qu’on pouvait vousavoir volée ou maltraitée, reprit l’homme. C’est tout.Bonjour. »

Lui ayant rendu son salut et grandementsoulagée en le voyant s’éloigner, Nell le suivit de l’œil tandisqu’il montait sur un des chevaux et que le bateau s’éloignait.L’équipage n’avait pas fait encore grand chemin, quand il s’arrêtade nouveau ; l’enfant vit l’homme lui adresser des signes.

« Est-ce que vous m’appelez ? ditNell se dirigeant vers les bateliers.

– Vous pouvez venir avec nous si cela vousconvient, répliqua l’un d’eux. Nous allons au même endroit quevous. »

L’enfant hésita un moment. Mais elle pensa,comme elle l’avait fait déjà plus d’une fois avec terreur, que lesmisérables qu’elle avait surpris avec son grand-père pourraient,dans leur ardeur pour le gain, suivre les traces des fugitifs,ressaisir leur influence sur le vieillard et mettre la sienne ànéant ; elle se dit qu’au contraire s’en aller avec cesbateliers c’était supprimer tout indice de leur itinéraire. Enconséquence, elle se décida à accepter l’offre. Le bateau serapprocha de la rive ; et, avant que Nelly eût eu le temps dese livrer à un examen plus approfondi de la question, songrand-père et elle étaient à bord et glissaient doucement sur lecanal.

Le soleil dardait ses feux brillants sur lemiroir de l’eau qu’ombrageaient de temps en temps des arbres, ouqui parfois se développait sur la large étendue d’une campagnecoupée de ruisseaux d’eau vive, et où l’on pouvait admirer un richeensemble de collines boisées, de terres cultivées et de fermes bienencadrées de verdure. Çà et là, un village, avec la modeste flèchede son église, avec ses toits de chaume et ses pignons, sortait dusein des arbres ; plus d’une fois apparaissait une villeéloignée, avec le mirage des grandes tours de ses églises sedétachant dans une atmosphère de fumée, avec ses hautes fabriquesqui sortaient du pêle-mêle des maisons confuses. Ils avaient letemps de les considérer d’avance, car ils marchaient lentement. Leplus souvent ils côtoyaient des prairies basses et des plaines toutouvertes : et à part ces paysages placés à une certainedistance, à part quelques hommes qui travaillaient aux champs ous’arrêtaient sur les ponts au-dessous desquels passait le bateau,afin de le suivre du regard dans sa marche, rien ne venait romprela monotonie et l’isolement de ce voyage.

À une heure assez avancée de l’après-midi ons’arrêta à une espèce de débarcadère. Nell apprit avecdécouragement, par un des bateliers, que ceux-ci ne comptaient pasatteindre le but de leur course avant le lendemain, et que, si ellen’avait pas de provisions, elle ferait bien de s’en procurer en cetendroit. Elle ne possédait que quelques sous, sur lesquels elleavait dû déjà acheter du pain : il lui fallait ménagerprécieusement ce petit pécule, au moment où elle se dirigeait avecson grand-père vers une ville entièrement inconnue pour eux, et quine leur offrirait aucune ressource. Un peu de pain, un morceau defromage, ce furent là toutes ses emplettes. Munie de ces provisionsmodestes, elle remonta dans le bateau. Au bout d’une demi-heure dehalte employée par les mariniers à boire au cabaret, on se mit enmarche.

Ces hommes avaient emporté à bord de la bièreet de l’eau-de-vie ; et grâce aux larges libations qu’ilsavaient faites précédemment ou qu’ils firent ensuite, ils furentbientôt en bon train de devenir ivres et querelleurs. Nell, évitantde se tenir dans la petite cabine qui était aussi obscure quemalpropre, et résistant aux offres réitérées et pressantes que leshommes leur faisaient à ce sujet, alla s’asseoir à l’air libre avecle vieillard à côté d’elle. Elle entendait, le cœur palpitant, lesdiscussions violentes de ces êtres grossiers. Ah ! combienelle eût préféré pouvoir mettre pied à terre, lui fallût-il marchertoute la nuit !

Les bateliers étaient bien, en effet, deshommes rudes, bruyants, et qui se traitaient l’un l’autre avec uneextrême brutalité, bien qu’ils fussent assez polis à l’égard deleurs deux passagers. Une querelle s’éleva dans la cabine entre lemarinier chargé de tenir la barre du gouvernail et son camarade,sur la question de savoir lequel des deux avait le premier émisl’avis d’offrir de la bière à Nell ; cette querelle dégénéraen un combat à coups de poing qui fut ardemment engagé et soutenudes deux côtés à l’inexprimable terreur de l’enfant :cependant, ni l’un ni l’autre des combattants n’eut l’idée de faireretomber sa colère sur elle, mais chacun d’eux se contenta de ladécharger sur son adversaire auquel, outre les coups, il prodiguaune variété de compliments qui, par bonheur, étaient débités en unelangue entièrement inintelligible pour Nell. À la fin la lutte setermina, quand l’homme qui s’était élancé hors de la cabine y eutjeté l’autre la tête la première ; après quoi, il s’empara dela barre sans laisser voir la moindre trace d’émotion, pas plusqu’il n’y en avait sur le visage du camarade qui, doué d’uneconstitution robuste et parfaitement endurci à ces petitesbagatelles, se mit aussitôt à dormir dans la position même où ilétait tombé, les pieds en l’air, la tête en bas, et au bout de deuxminutes ronflait tout à l’aise.

Cependant, la nuit était venue tout à fait.Bien que l’enfant ressentit l’impression du froid, pauvrement vêtuecomme elle l’était, elle détournait cependant ses pénibles penséesde sa propre souffrance, de ses propres privations, et les portaittout entières sur les moyens à trouver pour assurer leur existence.Le même esprit qui l’avait soutenue durant la nuit précédente lasoutenait encore en ce moment. Elle voyait son grand-père endormitranquillement auprès d’elle et pur du crime auquel il avait étépoussé par la folie. C’était une grande consolation pour Nelly.

Comme toutes les aventures de sa vie, sicourte encore et pourtant déjà si pleine, traversaient son esprittandis qu’elle poursuivait son voyage ! Des incidents sansimportance en apparence, auxquels elle n’avait pas songé, et quejusqu’alors elle ne se rappelait pas ; des figures entrevueset oubliées depuis ; des paroles qu’elle avait alorsentendues, sans y faire aucune attention ; des épisodes d’unan de date et d’autres de la veille, se mêlant, s’enchaînant lesuns aux autres ; des endroits connus paraissant dans l’ombrese détacher à mesure que les voyageurs avançaient, des choses mêmequi y étaient le plus opposées, le plus étrangères ; parfoisune confusion bizarre qui s’établissait dans l’esprit de Nelly,quand elle se demandait comment elle était là, où elle allait, avecquels gens elle se trouvait. Son imagination lui suggérait desremarques et des questions si présentes à ses oreilles, que Nellytressaillait et se retournait, comme tentée de répondre : enun mot, toutes les fantaisies, toutes les contradictions sicommunes dans l’état de veille, d’excitation et de continuelchangement de place, assiégeaient l’enfant.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à sespensées, il arriva qu’elle rencontrât le regard de l’homme quiétait sur le pont. Chez celui-ci, la phase sentimentale del’ivresse avait succédé à la phase de violence ; aussi notrehomme, ôtant de sa bouche une courte pipe soigneusement recouvertede ficelle pour la garantir de tout accident, pria-t-il Nelly devouloir bien le gratifier d’une chanson.

« Vous possédez, dit ce gentleman, unetrès-jolie voix, un œil très-doux et une excellente mémoire. Quantà la voix et à l’œil, c’est évident ; pour la mémoire, c’estune idée que j’ai. Je ne me trompe jamais. Permettez-moi de vousentendre à l’instant même.

– Je ne crois pas savoir une seule chanson,monsieur, répondit Nell.

– Vous en savez quarante-sept, dit l’hommeavec un aplomb qui ne permettait pas de réplique. Oui,quarante-sept ni plus ni moins. Faites-m’en entendre une, lameilleure. Allons, une chanson à l’instant. »

Craignant les conséquences d’un refus, quiirriterait son ami, et tremblante à cette idée, la pauvre Nell luidit une chansonnette qu’elle avait apprise dans un temps plusheureux. L’homme en fut tellement charmé, qu’à la fin de lachansonnette il demanda de la même façon péremptoire la faveur d’enentendre une autre, qu’il voulut bien accompagner en chœur d’unhurlement sans paroles et sans mesure, mais dans lequel et mesureet paroles étaient largement compensées par une prodigieuseénergie. Le bruit de cet intermède musical éveilla l’autre hommequi, venant sur le pont et secouant la main de son adversaire, juraque le chant était sa passion, sa joie, sa plus grande jouissance,et qu’il n’aimait rien tant que ce délassement. Un nouvel appel,plus impérieux encore que les deux autres, obligea Nelly d’obéir,et en même temps le chœur fut exécuté, non-seulement par les deuxmariniers, mais aussi par le troisième compagnon, monté sur soncheval de halage. Ce dernier, à qui sa position ne permettait guèrede participer directement aux plaisirs de la nuit, hurlait àl’unisson de ses compagnons et estropiait l’air. C’est ainsi,presque sans relâche et en répétant successivement les mêmeschansons, que l’enfant, épuisée et hors d’haleine, réussit à lestenir de bonne humeur toute la nuit ; et plus d’un habitant dela campagne, tiré de son plus profond sommeil par le chœurdiscordant que lui apportait le vent, s’enfonça la tête sous sescouvertures, tout tremblant d’un tel tintamarre.

Enfin, le matin parut. Il ne fit pas plutôtclair, qu’une forte pluie commença à tomber. Comme Nelly ne pouvaitsupporter l’odeur malsaine de la cabine, les mariniers, pour larécompenser de ses chants, la couvrirent avec quelques morceaux detoile à voile et des bouts de prélart, ce qui suffit pour la tenirà peu près à sec et abriter même le grand-père. À mesure que lejour avançait, la pluie redoublait de violence. Vers midi, elleprit un caractère d’intensité qui ne permettait pas d’espérerqu’elle pût cesser ou diminuer de toute la journée.

Peu à peu le bateau approchait du lieu de sadestination. L’eau devenait plus profonde et plus trouble ;d’autres bateaux venant de la ville se rencontraient souvent avecnos voyageurs. Les chemins couverts de cendre de charbon et lesbaraques de brique éclatante indiquaient le voisinage d’une grandeville manufacturière ; il était facile de voir qu’on étaitdéjà dans les faubourgs, à en juger par les rues et les maisonssemées çà et là, et par la fumée qui s’échappait des fourneauxlointains. Puis les toits amoncelés, les masses de bâtimentstremblant sous l’effort laborieux des machines, dont lescraquements retentissaient à l’intérieur avec un grand bruit ;les hautes cheminées vomissant une noire vapeur qui se condensaiten un épais nuage suspendu au-dessus des maisons et remplissantl’air d’obscurité ; le cliquetis des marteaux tombant sur lefer ; le tumulte des rues et le bruit de mille gens affairésaugmentant par degrés jusqu’au moment où tous les sons, tous lesbruits, toutes les clameurs se confondirent sans qu’il fût possiblede distinguer rien de particulier dans cet ensemble, tels étaientles signes certains qui annonçaient la fin du voyage.

Le bateau fut amarré dans la partie du port àlaquelle il était destiné. Les mariniers étaient fort occupés.L’enfant et son grand-père, après avoir inutilement attendu pourles remercier ou pour leur demander quelques renseignements sur lechemin à prendre, allèrent par une ruelle sombre jusqu’à une ruepleine de monde ; là ils restèrent au milieu du bruit et del’agitation sous des flots de pluie, aussi étranges dans leurattitude, aussi étourdis, aussi embarrassés que s’ils eussent vécucent ans auparavant et que, tirés du sein des morts, ils eussentété amenés là par un miracle de résurrection.

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