Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 22

 

M. Sampson Brass était seul dans l’étude,au moment où Kit, ayant rempli sa commission, sortit de chez legentleman et descendit l’escalier, environ un quart d’heure aprèsêtre monté. Le procureur ne chantait point comme à l’ordinaire. Iln’était pas non plus assis à son pupitre. La porte, toute grandeouverte, laissa voir M. Brass adossé au feu et ayant un air siétrange, que Kit s’imagina qu’il lui avait pris quelqueindisposition subite.

« Qu’y a-t-il donc, monsieur ? ditKit.

– Ce qu’il y a !… répondit vivementBrass. Rien. Pourquoi y aurait-il quelque chose ?

– Vous êtes tellement pâle, que je vous auraisà peine reconnu.

– Bah ! bah ! pure imagination, criaBrass en se penchant pour relever les cendres ; jamais je n’aiété mieux, Kit ; jamais de ma vie je ne me suis mieux porté.Je suis même très-gai. Ah ! ah ! Comment va notre amid’en haut ?

– Beaucoup mieux.

– J’en suis ravi ; mille remercîments. Unparfait gentleman ! honnête, libéral, généreux, ne donnantaucun embarras ; un admirable locataire. Ah ! ah !M. Garland se porte bien, j’espère, Kit ? Et mon ami leponey, mon ami intime, vous savez ? Ah !ah ! »

Kit donna des nouvelles satisfaisantes de toutle petit monde d’Abel-Cottage. M. Brass, qui semblait distraitet impatient, se plaça sur son tabouret, et invita Kit às’approcher en le prenant par la boutonnière.

« J’ai pensé, Kit, dit le procureur, queje pourrais faire gagner à votre mère quelques petits émoluments.Vous avez votre mère, je crois ? Si j’ai bonne mémoire, vousm’avez raconté que…

– Oh ! oui, monsieur, oui,certainement.

– Une veuve, n’est-ce pas ? une veuvelaborieuse ?

– La femme la plus dure à la besogne et lameilleure mère qui ait jamais existé, monsieur.

– Ah ! s’écria Brass, c’est touchant,très-touchant. Une pauvre veuve luttant pour tenir ses orphelinsdans un état décent et confortable. C’est un délicieux tableau devertu humaine. Déposez votre chapeau, Kit.

– Merci, monsieur, il faut que je m’en ailletout de suite.

– Posez-le toujours, pendant que vous êtes là,dit Brass, qui lui prit son chapeau des mains et mit quelquedésordre dans les papiers en lui cherchant une place sur lepupitre. Je pensais, Kit, que très-souvent nous avons à louer desmaisons pour les personnes de notre clientèle, etc. Or, vous savezque nous sommes obligés de mettre du monde dans ces maisons pourles surveiller, et malheureusement ce sont trop souvent des gens àqui nous ne pouvons nous fier. Qui nous empêcherait d’avoir unepersonne en qui nous pussions avoir une confiance absolue, en mêmetemps que nous nous donnerions la douceur de faire une bonneaction ? Je m’explique : qui nous empêcherait d’employercette digne femme, votre mère, tantôt à une besogne, tantôt à uneautre ? Elle aurait le logement, et un bon logement, à peuprès toute l’année, sans impositions, en outre une allocationhebdomadaire ; tout cela donnerait à votre famille bien desavantages dont elle ne saurait jouir dans sa condition présente.Qu’est-ce que vous en pensez ? Y voyez-vous quelqueobjection ? Je n’ai pas en cela d’autre désir que de vousrendre service, Kit ; ainsi ne vous gênez pas, expliquez-vouslibrement. »

En parlant ainsi, Brass remua deux ou troisfois le chapeau qu’il glissa de nouveau parmi les papiers, avecl’air de chercher quelque chose.

« Quelle objection pourrais-je faire àune proposition aussi bienveillante que la vôtre, monsieur ?répondit Kit d’un accent pénétré. Je ne sais vraiment, monsieur,comment vous remercier.

– Eh bien ! alors, » dit Brass setournant tout à coup vers lui et approchant son visage de celui deKit, avec un sourire si repoussant que le jeune homme, même danstoute la plénitude de sa reconnaissance, recula presque effrayé,« eh ! bien, alors c’est fait ! »

Kit le regarda d’un air de trouble.

« C’est fait, dis-je, reprit Sampson sefrottant les mains et reprenant ses manières doucereuses. Ah !ah ! vous verrez, Kit, vous verrez. Mais, bon Dieu ! queM. Richard tarde à revenir ! Quel ennuyeuxflâneur !… Voulez-vous bien veiller sur l’étude une minute, letemps seulement de monter là-haut ? une minute seulement. Jene vous tiendrai pas un instant de plus, Kit. »

En même temps, M. Brass s’élança hors del’étude où il revint presque aussitôt. M. Swivellerrentra ; et comme Kit sortait en toute hâte de la chambre pourregagner le temps perdu, miss Brass elle-même le rencontra au seuilde la porte.

« Oh ! dit ironiquement Sally, quien entrant le suivit de l’œil, voici votre favori qui s’en va,Sammy !

– Oui, il s’en va, répondit Brass. Mon favori,tant que vous voudrez. Un honnête garçon, monsieur Richard, undigne jeune homme.

– Hem ! fit miss Brass avec une petitetoux provoquante.

– Je vous dis, drôlesse, s’écria Sampson aveccolère, que je donnerais ma vie en gage de sa probité. Est-ce queça ne finira pas ? Serai-je toujours harcelé, obsédé par voshonteux soupçons ? N’avez-vous aucun respect pour le vraimérite, méchant garnement que vous êtes ? Tenez, si vousvoulez que je vous le dise, je suspecterais plutôt votre honnêtetéque la sienne ! »

Miss Sally tira sa tabatière d’étain et humalonguement et lentement une prise de tabac, tout en attachant surson frère un regard fixe et ferme.

« Elle me rendra fou de rage, monsieurRichard, dit Brass ; elle m’exaspère au delà de toute mesure.Je suis enflammé, je suis outré, monsieur. Ce ne sont pas là lesmanières, ce n’est pas là la tenue d’un homme qui est dans lesaffaires ; mais elle me met hors de moi !

– Pourquoi ne le laissez-vous pastranquille ? dit Richard à miss Sally.

– Parce que c’est plus fort qu’elle, monsieur,répliqua Sampson ; parce que c’est un besoin de sa nature quede m’irriter et de me vexer ; je crois que sans cela elletomberait malade. Mais n’importe, n’importe ; j’ai fait ce queje voulais. J’ai montré ma confiance en ce jeune homme. Aujourd’huiencore, il a gardé l’étude. Ah ! ah !… Fi ! vilainevipère ! »

La belle vierge huma une nouvelle prise detabac et mit dans sa poche sa boite d’étain, tout en continuant decontempler son frère avec un sang-froid parfait.

« Aujourd’hui encore il vient de garderl’étude, répéta Brass d’un ton triomphant ; je lui ai donnécette nouvelle preuve de ma confiance, et je ne m’en tiendrai paslà. Eh bien ! où donc est le ? …

– Qu’avez-vous perdu ? demandaM. Swiveller.

– Ô ciel !…, s’écria Brass, tâtant toutesses poches l’une après l’autre, regardant dans le pupitre, dessus,dessous, et bouleversant d’une main fébrile les papiersvoisins ; le billet, monsieur Richard ! le billet debanque de cinq livres, qu’est-il devenu ? Je l’avais laisséici… Dieu me pardonne !

– Allons !… s’écria à son tour missSally, tressaillant, frappant ses mains et semant les papiers surle plancher. Disparu !… Qui est-ce qui avait raison ?…Qui est-ce qui l’a pris ?… Ce n’est pas pour les cinqlivres !… Qu’est-ce que c’est que cela, cinq livres ?…Mais ce garçon est honnête, vous savez, très-honnête. Ce serait uneindignité de le soupçonner. Ne courez pas après lui. Non, non, pourrien au monde !…

– Sur ma parole, monsieur Richard, répliqua leprocureur, qui n’avait cessé de fouiller ses poches avec tous lessignes de la plus vive agitation, je crains que ce ne soit unevilaine affaire. Certainement le billet de banque a disparu,monsieur ; que faut-il faire ?

– Ne courez pas après lui, dit miss Sally, sebourrant de plus en plus le nez de tabac. Non, non, gardez-vous-enbien. Laissez-lui le temps de se débarrasser du billet. Ce seraittrop cruel de le surprendre en flagrant délit ! »

M. Swiveller et Sampson Brass seregardèrent mutuellement après avoir regardé miss Brass ; l’unet l’autre étaient bouleversés. Soudain, par une même impulsion,ils saisirent leurs chapeaux et s’élancèrent dans la rue dont ilsprirent le milieu, renversant tout sur leur passage, comme s’ilscouraient pour échapper à la mort.

Or, justement Kit avait couru aussi, bienqu’un peu moins vite, et comme il était parti depuis quelquesminutes, il avait sur eux une assez grande avance. Cependant, commeils connaissaient bien son itinéraire, du train dont ils allaient,ils l’eurent bientôt rattrapé, au moment où, il venait de reprendrehaleine pour recommencer à courir.

« Arrêtez !… cria Sampson lui posantune main sur l’épaule, tandis que M. Swiveller le happait del’autre côté. Pas si vite, monsieur. Vous êtes donc bienpressé ?

– Oui, je le suis, dit Kit les regardant tousdeux avec une vive surprise.

– Il… il…, m’est pénible de tous soupçonner,dit Sampson d’une voix haletante ; mais un objet de quelquevaleur vient de disparaître de l’étude. J’espère que vous ne savezpas ce que c’est.

– Savoir quoi ! bon Dieu, monsieurBrass ! s’écria Kit tremblant de la tête aux pieds. Vous nesupposez pas…

– Non, non, dit vivement Brass. Je ne supposerien. Ce n’est pas moi qui vous accuse. Vous allez me suivretranquillement chez moi, j’espère ?

– Volontiers. Pourquoi pas ?

– Certainement ! dit Brass. Pourquoipas ? J’ai bien peur que la chose ne finisse pas par un« pourquoi pas. » Si vous saviez quels assauts j’ai eus àsupporter ce matin pour vous défendre, Christophe, vous en seriezpeiné.

– Et moi, je suis sûr que vous regretterez,monsieur, de m’avoir soupçonné. Allons, revenons vite chezvous.

– Oui, oui ! s’écria Brass. Le plus tôtsera le mieux. Monsieur Richard, ayez la bonté de prendre cebras ; moi, je vais prendre celui-ci. Il n’est pas facile demarcher trois de front ; mais dans les circonstances où nousnous trouvons, c’est indispensable ; il n’y a pas d’autremoyen. »

Kit passa du blanc au rouge et du rouge aublanc lorsqu’ils s’assurèrent ainsi de sa personne, et un moment ilparut disposé à résister. Mais, faisant un prompt retour surlui-même, et songeant que s’il engageait une lutte, il pourraitêtre traîné par le collet à travers les rues, il se borna à répéterd’un accent plein de sincérité et avec des larmes dans les yeux,qu’ils auraient bien du regret de ce qu’ils faisaient là, et selaissa emmener. Tandis qu’ils reprenaient le chemin de l’étude,M. Swiveller, à qui ses fonctions présentes répugnaientextrêmement, saisit un instant propice pour souffler à l’oreille deKit que, s’il consentait à avouer sa faute, fût-ce par un simplemouvement de tête, et qu’il lui promit de ne plus recommencer àl’avenir, il l’autorisait à donner un croc-en-jambe à Sampson Brasspour se sauver ; mais Kit ayant repoussé cette offre avecindignation, il ne resta plus d’autre parti à Swiveller que de letenir ferme jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Bevis-Marks, où on lemit en présence de la charmante Sarah, qui prit aussitôt laprécaution de fermer la porte à clef.

« Maintenant, dit Brass, vous savez,Christophe, l’innocence ne saurait mieux ressortir que d’un examenminutieux qui satisfasse pleinement toutes les parties. Enconséquence, si vous voulez bien permettre qu’on vous fouille, cesera pour tout le monde un grand soulagement. »

Il accompagna ces paroles d’une démonstrationqui indiquait le genre d’enquête à pratiquer, autrement dit, ilretourna la coiffe de son chapeau.

« Fouillez-moi, dit fièrement Kit encroisant ses bras. Mais songez-y bien, monsieur, vous en aurez duregret jusqu’à la fin de vos jours.

– C’est assurément une circonstancetrès-pénible, dit Brass avec un soupir, comme il plongeait sa maindans une des poches de Kit et en retirait une collection variée demenus objets, c’est une circonstance très-pénible. Il n’y a rien làdedans, monsieur Richard ; parfait, parfait. Rien non plusici, monsieur Rien dans la veste, monsieur Richard ; rien dansles basques de l’habit. Vraiment j’en suis ravi. »

Richard Swiveller, tenant à la main le chapeaude Kit, suivait l’opération avec le plus vif intérêt, etdissimulait du mieux possible un léger sourire, tandis que Brass,fermant un œil, sondait avec l’autre l’intérieur d’une des manchesdu pauvre jeune homme comme il eût regardé dans un télescope.Soudain Sampson, se retournant vivement vers son clerc, lui ordonnade fouiller le chapeau.

« Il y a un mouchoir, dit Richard.

– Nul mal à cela, monsieur, répondit Brassappliquant son œil à l’autre manche et parlant du ton d’un hommequi aperçoit devant lui une perspective illimitée. Un mouchoir,c’est très-innocent. Quoique pourtant la Faculté ne considèrepoint, je pense, monsieur Richard, l’habitude de porter un mouchoirdans un chapeau comme très-favorable à la santé. J’ai entendu direque cela tient la tête trop chaude. Mais à tout autre point de vue,l’examen est satisfaisant, très-satisfaisant. »

Une triple exclamation jetée à la fois parRichard Swiveller, miss Sally et Kit lui-même, arrêta net leprocureur. Sampson tourna la tête et vit Richard le billet debanque à la main.

« Dans le chapeau ?… s’écria Brassavec une sorte de glapissement.

– Sous le mouchoir, et caché dans ladoublure, » dit Richard, frappé d’horreur à cettedécouverte.

M. Brass regarda successivement Richard,miss Sally, les murs, le plafond et le plancher, tout enfin,excepté Kit qui était demeuré stupéfié et incapable de faire unmouvement.

« Et voilà, s’écria Brass enjoignant sesmains, voilà donc ce que c’est que ce monde qui tourne sur son axe,soumis aux influences de la lune et aux révolutions qui s’opèrentautour des corps célestes et ainsi de suite !… Voilà donc lanature humaine !… Ô nature, nature !… Voilà le malheureuxque je voulais faire profiter des ressources de ma petiteindustrie, et pour qui, même en ce moment encore, j’éprouve unecompassion telle, que je le laisserais volontiers partir !…Mais, ajouta M. Brass d’un accent plus ferme, avant tout jesuis homme de loi, et par conséquent mon devoir est de donnerl’exemple en mettant à exécution les lois de mon heureuse patrie.Pardonnez-moi, ma chère Sally, et tenez-le ferme de l’autre côté.Monsieur Richard, ayez la bonté de courir chercher un constable. Letemps de la faiblesse est passé, monsieur ; la force moraleest revenue. Un constable, monsieur, s’il vousplaît ! »

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