Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 34

 

La sombre et rougeâtre lueur d’un feu de bois,car ni lampe ni chandelle n’éclairaient la chambre, montra à Kit unpersonnage assis en face du foyer, tournant le dos et penché versla flamme vacillante. Son attitude était celle d’un homme quirechercherait la chaleur. C’était cela, et ce n’était pourtant pastout à fait cela. Sa pose inclinée, sa taille voûtée semblaientindiquer cette intention ; mais ses mains n’étaient pasétendues en avant pour recueillir la chaleur bienfaisante, mais iln’y avait ni mouvement d’épaules ni frémissement du corps quiannonçât qu’il savourait le bien-être du foyer en le comparant avecle froid âpre du dehors. Les membres ramassés, la tête baissée, lesbras croisés sur sa poitrine et les doigts étroitement repliés,cette figure se balançait à droite et à gauche sur son siège sanss’arrêter un moment, accompagnant cette oscillation du son lugubreque Kit avait entendu.

Quand le jeune homme était entré, la lourdeporte s’était refermée derrière lui avec un fracas qui l’avait faittressaillir. La figure ne parla ni ne se retourna pourregarder ; elle ne témoigna par aucun signe que ce bruit fûtparvenu jusqu’à elle ; c’était la forme d’un vieillard, dontles cheveux blancs se rapprochaient par leur teinte des cendresconsumées vers lesquelles il tenait la tête penchée. Lui, et lalueur vacillante, et le feu mourant, et la chambre délabrée, et lasolitude, et les débris d’une vie frappée au cœur, et l’obscurité,tout était en harmonie. Cendres, poussière, ruines !

Kit essaya de parler et prononça quelques motssans savoir ce qu’il disait. Toujours le même gémissement terribleet sourd, toujours le même balancement sur la chaise. La figurerestait courbée, dans sa même attitude et sans paraître se douterde la présence d’un étranger.

Kit avait la main sur le loquet pour sortir,quand il crut reconnaître ce personnage mystérieux à la lueur quefit une bûche embrasée en se rompant et roulant par terre. Ilretourna plus près, puis il avança d’un pas, d’un autre, d’un autreencore. Un autre pas, et il put voir sa figure. Oh ! oui,toute changée qu’elle était, il la reconnut bien !

« Mon maître ! s’écria-t-il tombantà genoux et lui prenant la main. Mon cher maître !parlez-moi ! »

Le vieillard se retourna lentement vers lui etmurmura d’une voix sourde :

« Encore un !… Combien doncd’esprits y aura-t-il eu cette nuit ?

– Ce n’est pas un esprit, mon bon maître. Cen’est que votre ancien serviteur. Vous me reconnaissez, n’est-cepas, j’en suis sûr ? Miss Nell… où est-elle ? Oùest-elle ?

– Ils sont tous de même : ils ne saventdire que cela ! s’écria le vieillard. Ils me font tous la mêmequestion. C’est encore un esprit.

– Où est-elle ? demanda Kit. Oh ! jene vous demande que ça !… Où est-elle, mon chermaître ?

– Elle dort là-bas, là.

– Dieu soit loué !

– Oui, Dieu soit loué ! répéta levieillard. Je l’ai prié bien des fois, bien des fois, bien desfois, tout le long de la nuit, quand elle s’est endormie. Il lesait bien. Écoutez ! n’a-t-elle pas appelé ?

– Je n’ai rien entendu.

– Vous avez entendu. Vous l’entendezmaintenant. Me direz-vous que vous n’avez pas entenduça ? »

Il se leva et écouta de nouveau.

« Ni ça peut-être ? s’écria-t-ilavec un sourire triomphant. Ah ! c’est que personne ne peutconnaître sa voix aussi bien que moi ?… Chut !chut ! »

Faisant signe à Kit de garder le silence, levieillard passa dans une autre chambre.

Après une courte absence, pendant laquelle Kitput l’entendre parler d’une voix douce et caressante, il revint,portant à la main une lampe.

« Elle dort toujours, murmura-t-il. Vousaviez raison. Elle n’a pas appelé, à moins que ce ne soit dans sonsommeil. Ce ne serait pas la première fois, monsieur, qu’ellem’aurait appelé dans son sommeil, et qu’assis près d’elle à laveiller, j’aurais vu ses lèvres remuer ; et que j’aurais bienreconnu, quoiqu’il n’en sortit pas de son, qu’elle parlait de moi.J’ai craint que la lumière n’éblouît ses yeux et nel’éveillât ; aussi je l’ai apportée ici. »

Il se parlait ainsi à lui-même, plutôt qu’ilne s’adressait au visiteur ; mais lorsqu’il eut posé la lampesur la table, il la leva, comme s’il était frappé d’un souvenirmomentané ou d’un sentiment de curiosité, et la porta au visage deKit. Puis, ayant l’air d’oublier à l’instant même ce qu’il voulaitfaire, il se retourna et remit la lampe sur la table.

« Elle dort tranquillement, dit-il, maisce n’est pas étonnant. Les mains des anges ont semé la neige àflots épais sur la terre pour que le pas le plus léger semble plusléger encore ; les oiseaux eux-mêmes sont morts pour que leurschants ne puissent l’éveiller. Elle avait l’habitude de leur donnerà manger, monsieur. Quelque froid qu’il fasse et quelques affamésqu’ils soient, les timides oiseaux nous fuient ; mais elle,ils ne la fuyaient jamais. »

Il s’arrêta encore pour écouter, et, osant àpeine respirer, il écouta longtemps, longtemps. Passant de cetteidée à une autre, il ouvrit un vieux coffre, en retira quelquesvêtements avec la même précaution que si c’eussent été autant decréatures vivantes, et se mit à les caresser avec sa main et à lesplier soigneusement.

« Pourquoi perdre ton temps au lit commeça, chère Nell ? murmura-t-il, lorsqu’il y a dehors de joliesbaies rouges qui t’attendent pour les cueillir ? Pourquoiperdre ton temps au lit comme ça, lorsque tes petits amis seglissent près de la porte en criant : « Où estNell ! la douce Nell ? » et pleurent et sanglotent,parce qu’ils ne te voient pas !… Elle était toujours mignonneavec les enfants. Le plus farouche était docile avec elle. Elleétait si gentille pour eux, si gentille et sibonne ! »

Kit n’avait pas la force de parler. Ses yeuxétaient remplis de larmes.

« Son petit vêtement de la maison, sonvêtement favori !… s’écria le vieillard en le pressant contreson cœur et le caressant de sa main ridée. Elle le cherchera à sonréveil. On l’avait caché ici pour rire, mais elle l’aura, ellel’aura. Je ne voudrais point contrarier ma bien-aimée, pour tousles biens du monde entier, je ne le voudrais point. Voyez cessouliers, comme ils sont usés ! Elle les a gardés pour serappeler notre long voyage. Comme ses petits pieds étaient à nu surle sol ! J’ai su depuis que les pierres les avaient blessés etmeurtris. Mais elle, elle ne me l’aurait jamais dit. Non, non, elles’en serait bien gardée ! et depuis, je me suis souvenuqu’elle marchait derrière moi, monsieur, afin que je ne visse pascomme elle boitait. Et cependant elle tenait ma main dans lessiennes, et cherchait encore à me soutenir ! »

Il pressa les souliers contre ses lèvres, etles ayant posés avec soin, il recommença son dialogue intérieur. Detemps en temps il regardait d’un œil inquiet et ardent du côté dela chambre qu’il venait de visiter tout à l’heure.

« Elle n’avait pas l’habitude autrefoisde rester ainsi au lit ; mais c’est qu’alors elle se portaitbien. Prenons patience. Quand elle se portera bien, elle se lèverade bonne heure, comme autrefois ; elle ira dehors respirer lafraîcheur salutaire du matin. Souvent, j’ai essayé de reconnaîtrele chemin qu’elle avait suivi ; mais ses petits pieds de féene laissaient pas d’empreinte pour me guider sur la terre humide derosée. – Qui est là ?… Fermez la porte… Vite !…N’avons-nous pas déjà assez de mal à la défendre contre ce froid demarbre et à la tenir chaudement ? »

La porte s’était ouverte en effet.M. Garland et son ami entrèrent, accompagnés de deux autrespersonnes. C’était le maître d’école et le vieux bachelier. Lemaître d’école tenait à la main une lumière : selon touteapparence, il était allé chez lui nourrir sa lampe épuisée par unelongue veillée, au moment où Kit était arrivé. C’est ce qui faitqu’il avait trouvé le vieillard seul.

Celui-ci se calma à la vue de ses deux amis,et perdant tout à coup l’irritation, si l’on peut donner ce nom àune agitation si faible et si triste, avec laquelle il avait parléquand la porte s’était ouverte, il reprit sa première position, etpeu à peu retomba dans son balancement monotone et dans sa lugubreet vague lamentation.

Quant aux étrangers, il n’y fit seulement pasattention. Il les avait bien aperçus, mais il semblait incapabled’éprouver de l’intérêt ou de la curiosité. Le plus jeune frère setint debout de côté. Le vieux bachelier prit une chaise et s’assitprès du grand-père. Après un long silence, il se hasarda àparler.

« Comment ! lui dit-il avec douceur,encore une nuit où vous ne vous êtes pas couché ! J’espéraisque vous me tiendriez mieux votre promesse. Pourquoi ne prenez-vouspas un peu de repos ?

– Il ne me reste plus de sommeil, répondit levieillard. Elle a tout pris pour elle.

– Ça lui ferait bien de la peine si ellesavait que vous veillez ainsi, dit le vieux garçon. Vous nevoudriez pas lui causer du chagrin ?

– Ce n’est pas sûr, si je croyais que ça dûtla réveiller !… Voilà si longtemps qu’elle dort !… Etcependant j’ai tort. C’est un bon et heureux sommeil, n’est-ce pas,hein ?

– Oui, oui, répondit le vieux garçon.Oh ! oui, un bienheureux sommeil.

– Bien !… Et le réveil ? demanda levieillard d’une voix tremblante.

– Il sera heureux aussi. Plus heureux que nepeut le dire aucune langue, que ne peut le concevoir aucuncœur. »

En le voyant se lever pour aller sur la pointedu pied dans la chambre voisine, où la lampe avait été replacée, enl’entendant parler encore dans cette chambre muette, ilss’entre-regardèrent, et pas un d’eux dont la joue ne fût humide delarmes. Le vieillard revint ; il dit à demi-voix qu’elle étaitencore endormie, mais qu’il croyait l’avoir vue remuer.« C’est sa main, dit-il, … un peu, un tout petitpeu ; » mais il était bien sûr qu’elle l’avait remuée,peut-être en cherchant la sienne. Ce n’était pas la première foisqu’il le lui avait vu faire, et dans son plus profond sommeilencore. À ces mots, il retomba sur sa chaise, et, frappant sa têtede ses mains, il poussa un de ces gémissements qu’on ne sauraitoublier.

Le bon maître d’école fit signe au vieuxbachelier de s’approcher de l’autre côté et de lui adresser laparole. Tous deux lui retirèrent doucement ses doigts qu’il avaitenroulés dans ses cheveux gris, et les pressèrent entre leursmains.

« Il m’écoutera, j’en suis sûr, dit lemaître d’école. Il écoutera l’un de nous, vous ou moi, si nous l’ensupplions. Elle nous écoutait toujours.

– Je veux bien écouter toute voix qu’elle seplaisait à entendre, dit le vieillard. J’aime tout ce qu’elleaimait !

– Je le sais, répliqua le maître d’école, j’ensuis certain. Songez à elle ; songez à tous les chagrins, àtoutes les épreuves que vous avez partagés ; à toutes lesfatigues et à toutes les paisibles jouissances que vous avezconnues ensemble.

– J’y songe, j’y songe bien. Je ne songe àrien autre.

– Je désire que cette nuit vous ne songiez pasà autre chose, mon cher ami, que vous songiez uniquement à cessujets qui peuvent calmer votre cœur et l’ouvrir aux impressionsd’autrefois, aux souvenirs du temps passé. C’est ainsi qu’elle vousparlerait elle-même, et c’est en son nom que je vous parle.

– Vous faites bien de parler à voix basse, ditle vieillard. Cela fait que nous ne l’éveillerons pas. Oh !que je serais content de revoir ses yeux, de revoir son sourire. Ence moment, il y a bien encore un sourire sur son jeunevisage ; mais il est fixe et immobile. Je voudrais le voiraller et venir. Cela arrivera au temps du bon Dieu. Ne l’éveillonspas.

– Ne parlons point de ce qu’elle est dans sonsommeil, mais de ce qu’elle était habituellement quand vousvoyagiez ensemble, bien loin ; de ce qu’elle était au logis,dans la vieille maison d’où vous avez fui ensemble ; de cequ’elle était dans votre bon temps d’autrefois.

– Elle était toujours joyeuse, bien joyeuse,s’écria le vieillard en regardant fixement le maître d’école.D’ailleurs, du plus loin que je me souvienne, je lui ai toujours vuquelque chose de doux et de tranquille ; mais aussi c’estqu’elle était d’un bien heureux naturel.

– Nous vous avons entendu dire, ajouta lemaître d’école, qu’en cela, comme en toutes ses qualités, elleétait l’image de sa mère. Ne pouvez-vous y songer et vous rappelersa mère ? »

Le vieillard continua de le regarder fixement,mais sans rien répondre.

« Ou même, dit à son tour le vieuxgarçon, vous rappeler celle qui l’avait précédée ? Il y a biendes années de cela, et l’affliction allonge la durée dutemps ; mais vous n’avez pas oublié celle dont la mortcontribua à vous rendre si chère cette enfant, avant même que vouspussiez savoir si elle était digne de votre affection, ni lire dansson cœur ? Vous pourriez, par exemple, ramener vos pensées surles jours les plus éloignés, sur la première partie de votreexistence, sur votre jeunesse, que vous n’avez point passée toutseul comme cette charmante fleur. Voyons ! ne pouvez-vous pasvous rappeler, à une longue dis tance, un autre enfant qui vousaimait tendrement, quand vous n’étiez vous-même encore qu’unenfant ? N’aviez-vous pas un frère depuis longtemps oublié,depuis longtemps absent, dont vous êtes séparé depuis longtemps, etqui enfin, au moment critique où vous avez besoin de lui, pourraitrevenir vous soutenir et vous consoler ?…

– Être enfin pour vous ce que vous fûtesautrefois pour lui ! s’écria le plus jeune frère en mettant ungenou en terre devant le vieillard. Oui, un frère qui revient, ôfrère chéri, payer votre ancienne affection par ses soinsconstants, son dévouement et son amour ; être à vos côtés cequ’il n’a jamais cessé d’être quand les océans s’étendaient entrenous ; invoquer, attester sa fidélité invariable et lesouvenir des jours passés, des années de douleur et de misère. Monfrère, témoignez par un mot, un seul, que vous mereconnaissez ; et jamais, non jamais, dans les plus beauxmoments de nos plus jeunes années, quand, pauvres petits êtresinnocents, nous espérions passer notre vie ensemble, jamais nousn’aurons été à moitié aussi précieux l’un à l’autre que nous allonsl’être désormais. »

Le vieillard promena successivement son regardsur les assistants et remua les lèvres ; mais il ne s’enéchappa aucun son, aucun mot de réponse.

« Si nous étions si unis alors, continuale plus jeune frère, quel lien plus étroit encore pour nous unirdésormais ! Notre amour, notre intimité, ont commencé dansl’enfance, quand la vie tout entière était devant nous ; ilsseront renoués maintenant que nous avons éprouvé la vie et que nousvoilà redevenus enfants. Il y a des esprits inquiets qui ontpoursuivi à travers le monde la fortune, la renommée ou le plaisir,et qui aiment à se retirer après, sur le déclin de l’âge, là où futleur berceau, pour s’efforcer vainement de revenir à l’enfanceavant de mourir ; nous, au contraire, moins heureux qu’eux aucommencement de la vie, mais plus heureux à la fin, nous nousreposerons au sein des lieux et des souvenirs de notre jeuneâge ; et, retournant chez nous sans avoir réalisé uneespérance qui se rattachât à ce bas monde ; ne rapportant riende ce que nous avions emporté, si ce n’est une compassionmutuelle ; n’ayant sauvé d’autre fragment des débris de la vieque ce qui nous l’avait d’abord rendue chère, qui donc nousempêcherait de redevenir enfants comme autrefois ? Et même,ajouta-t-il d’une voix altérée, et même si ce que je n’ose direétait arrivé, oui, même si cela était… ou devait être, puisse leciel l’empêcher et nous épargner cette douleur ! cher frère,ne nous séparons pas, ce sera toujours une grande consolation pournous dans notre affliction profonde. »

Peu à peu le vieillard s’était glissé vers lachambre intérieure, tandis que ces paroles lui étaient adressées.Il y jeta un regard tout en répondant d’une voixtremblante :

« Vous complotez entre vous pour luiravir mon cœur. Vous n’y réussirez jamais ; jamais, tant queje serai vivant. Je n’ai pas d’autre parent, pas d’autre amiqu’elle ; je n’en ai jamais eu d’autre ; je n’en auraijamais d’autre. Elle est tout pour moi. Il est trop tard pour nousséparer maintenant. »

Il les écarta du geste, et, appelant doucementNelly tout en marchant, il s’insinua dans la chambre. Ceux qu’ilavait laissés en arrière se réunirent, et, après avoir échangéquelques mots brisés par l’émotion, ils se déterminèrent à lesuivre. Ils marchèrent avec assez de précaution pour ne faire aucunbruit ; mais du sein de ce groupe s’échappaient des sanglots,des gémissements douloureux, et le deuil était sur tous lesvisages.

Car elle était morte ! Elle reposait surson petit lit. Le calme solennel de sa chambre n’avait plus riend’étonnant. Tout s’expliquait.

Elle était morte. Pas de sommeil aussi beau,aussi calme, aussi dégagé de toute trace de douleur, aussiravissant à contempler. On aurait dit une créature sortie à peinede la maison de Dieu et n’attendant que le souffle vital pournaître, plutôt qu’une créature qui eût déjà connu la vie et lamort.

Son lit était parsemé de baies d’hiver et defeuilles vertes recueillies dans un endroit qu’elle préférait.

« Quand je mourrai, mettez auprès de moiquelque chose qui ait aimé la lumière du jour et qui ait eutoujours le ciel au-dessus de soi, » telles avaient été sesparoles.

Elle était morte ! Chère, charmante,courageuse, noble Nelly ! elle était morte. Son petit oiseau,un pauvre être chétif qu’un coup de pouce eût étouffé, sautaitvivement dans sa cage ; et le cœur puissant de l’enfant, samaîtresse, était pour jamais muet et immobile.

Où étaient les traces de ses soucisprématurés, de ses souffrances, de ses fatigues ? Tout avaitdisparu. Le chagrin était mort en elle ; mais la paix et lebonheur parfait venaient de naître à la place et se reflétaientdans sa beauté tranquille, dans son repos inaltérable.

Et pourtant toute sa personne d’autrefoissubsistait encore sans que ce changement l’eût en rien altérée. Levieil air de famille, le même calme du coin du feu souriait encoresur ce doux visage ; il avait traversé comme un rêve lesphases de la misère et de l’angoisse. Ce même air de douceur, debonté affectueuse, il survivait, tel qu’il était par un soir d’été,à la porte du pauvre maître d’école ; par une froide nuitpluvieuse, devant le feu de la fournaise, ou bien au chevet dupetit écolier mourant ; tels nous verrons les anges dans touteleur majesté… après la mort.

Le vieillard saisit un des bras inertes deNell et appuya fortement, pour la réchauffer, la petite main contresa poitrine. C’était la main qu’elle lui avait tendue en luiadressant son dernier sourire, la main avec laquelle elle leconduisait dans toutes leurs excursions. De temps en temps il laportait à ses lèvres, puis il la pressait de nouveau sur sapoitrine en disant à demi-voix qu’elle devenait plus chaude ;et tout en parlant ainsi il regardait avec désespoir ceux quil’entouraient, comme pour implorer leur assistance en faveur deNelly.

Elle était morte, elle n’avait plus besoind’assistance. Les chambres d’autrefois qu’elle remplissait de viemême alors que sa vie allait déclinant si rapidement ; lejardin dont elle avait pris soin ; les yeux qu’elle avaitcharmés ; ses promenades silencieuses qu’elle avait visitées àplus d’une heure de rêverie ; les sentiers qu’elle semblaitavoir foulés la veille encore ; rien de tout cela ne lareverrait plus.

Le maître d’école se baissa pour l’embrassersur la joue, et donnant un libre cours à ses larmes :

« Ce n’est pas, dit-il, sur la terre quefinit la justice du ciel. Pensez à ce que c’est que la terre,comparée au monde vers lequel cette jeune âme vient de prendresitôt son essor ; et dites-nous ensuite, quand nous pourrions,par l’ardeur d’un vœu solennel prononcé près de ce lit, la rappelerà la vie, dites si quelqu’un de nous oserait le faireentendre ? »

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