Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 12

 

La mère de Kit eût pu s’épargner la peine deregarder si souvent derrière elle ; car rien n’était plus loinde la pensée de M. Quilp que de songer à les poursuivre, elleet son fils, ou de renouveler la querelle sur laquelle ilss’étaient séparés.

Il s’en alla droit son chemin, sifflant detemps à autre quelque bribe de chansonnette ; et, avec unvisage parfaitement tranquille et composé, il se dirigeaallègrement vers son logis. En route il évoquait l’idée desinquiétudes, des terreurs de mistress Quilp qui, n’ayant pas reçula moindre nouvelle de lui depuis trois grands jours et deux nuits,et n’ayant pas eu préalablement avis de son départ, était sansdoute en ce moment dans une mortelle anxiété, en proie au plus vifchagrin.

Cette gracieuse perspective était si biend’accord avec les goûts du nain, et si agréable pour lui, que, touten marchant, il en riait à cœur joie jusqu’à en avoir les larmesaux yeux. De plus en plus joyeux, quand il atteignit la rue voisinede sa demeure, il exprima son plaisir par un cri rauque quin’effraya pas médiocrement un passant paisible qui marchait devantlui sans s’attendre à cette surprise. Nouvelle jouissance pourQuilp, et qui augmenta d’autant sa satisfaction.

Telle était l’heureuse disposition d’esprit deM. Quilp lorsqu’il atteignit Tower-Hill. Là, s’étant arrêté àregarder la croisée de son logis, il la trouva plus splendidementéclairée qu’il n’est d’usage dans une maison en deuil. Ils’approcha plus près encore, écouta attentivement et put entendreplusieurs voix se livrant à une conversation animée, et dans lenombre il reconnut, outre celles de sa femme et de sa belle-mère,des organes masculins.

« Ah ! s’écria le nain jaloux,qu’est-ce que c’est que ça ?… Est-ce qu’elles reçoivent desvisites en mon absence ? »

Une toux étouffée qui venait de l’intérieurfut la réponse qu’il reçut.

M. Quilp chercha dans ses poches sonpasse-partout ; mais il l’avait oublié. Il n’avait d’autreressource que de frapper à la porte.

« Il y a de la lumière dans le couloir,se dit-il en mettant son œil au trou de la serrure. Frappons unléger coup ; et avec votre permission, madame, je vais vousprendre à l’improviste. Holà !… »

Il appliqua à la porte un tout petit coup avecprécaution : pas de réponse. Mais, ayant de nouveau fait jouerle marteau sans plus de bruit, il vit s’ouvrir tout doucement laporte et aperçut le jeune gardien de son débarcadère. D’une main,il le saisit au collet ; de l’autre, il le traîna jusqu’aumilieu de la rue.

« Vous m’étranglez, maître, murmura lejeune garçon, lâchez-moi, s’il vous plaît.

– Qui est-ce qui est là-haut, chien que vousêtes ? dit Quilp sur le même ton. Parlez, et parlez bas, ou jevous étranglerai pour tout de bon. »

Le jeune garçon ne put qu’indiquer la fenêtre,et répondre par un rire étouffé, mais qui exprimait si bien unegaieté folle, que M. Quilp furieux prit de nouveau lemalheureux à la gorge, et il allait mettre sa menace à exécution oupeu s’en faut, si le jeune garçon ne s’était adroitement débarrasséde l’étreinte du nain pour se jeter derrière le réverbèrevoisin : là M. Quilp, après de vains efforts pourl’attraper par les cheveux, fut obligé de parlementer.

« Voulez-vous bien me répondre ?dit-il. Qu’est-ce qu’on fait là haut ?

– Vous ne me laissez pas parler ! ditl’autre. Ils… ah ! ah ! ah ! pensent que vous… êtesmort. Ah ! ah ! ah !

– Mort ! s’écria Quilp avec un rireféroce. Oh ! que non. Le pensent-ils en effet ? Lepensent-ils réellement, chien que vous êtes !

– Ils pensent que vous êtes noyé, répondit lejeune garçon, dont la nature malicieuse avait une grande affinitéavec celle de son maître. La dernière fois qu’on vous a vu, c’estau bord du débarcadère, et l’on pensait que vous étiez tombé àl’eau. Ah ! ah ! ah !

Le plaisir d’espionner son monde dans cedélicieux concours de circonstances et de causer un désappointementgénéral en reparaissant vivant et très-vivant, procura à Quilp unesensation plus douce que n’eût pu le faire le meilleur coup defortune. Il n’était pas moins réjoui maintenant que son joyeuxcompagnon : tous deux restèrent quelques instants à grimacer,à souffler comme des cachalots, à secouer la tête l’un en face del’autre, de chaque côté du poteau, comme une incomparable paire demagots de la Chine.

« Pas un mot, dit Quilp s’avançant versla porte sur la pointe du pied. Pas un son ! même d’uneplanche qui crie ou d’un faux pas dans une toile d’araignée.Noyé !… eh ! eh ! mistress Quilp !…noyé ! »

En parlant ainsi, il souffla la chandelle,défit ses souliers, et se mit en devoir de gravir l’escalier,laissant son jeune ami enchanté, tout entier au délice de faire sesculbutes dans la rue.

La chambre à coucher donnant sur l’escaliern’était pas fermée ; M. Quilp se glissa dans cette pièceet s’établit derrière la porte qui la faisait communiquer au salon.Or, comme elle était entre-bâillée afin de laisser l’air circuleret qu’elle avait en outre une fente assez commode dont le nains’était maintes fois servi utilement pour espionner et qu’il avaitmême élargie avec son couteau à cet effet, non-seulement il puttout entendre, mais il put voir distinctement tout ce qui sepassait.

L’œil appliqué à cette fente propice, il vitM. Brass assis à une table où se trouvaient, outre plumes,encre et papier, la cave à liqueurs, sa propre cave avec son proprerhum de la Jamaïque réservé jusqu’ici pour lui seul ! puis del’eau chaude, d’odorants citrons, des morceaux de sucre, tout cequ’il fallait enfin pour composer un grog délicieux. Avec tous cesmatériaux de choix, maître Sampson, qui était loin de méconnaîtreleurs justes droits à son attention, avait composé un grand verrede punch aux vapeurs brûlantes ; en ce moment même il était entrain de délayer le breuvage avec une cuiller à thé et y attachaitun regard dans lequel une faible expression de regret était dominéepar un rayon de douce et agréable jouissance. À la même table etappuyée sur ses deux coudes se trouvait mistress Jiniwin :elle n’avait plus besoin de prélever en cachette quelquescuillerées sur le punch d’autrui ; elle buvait à largesgorgées dans son verre à elle ; tandis qua sa fille, quin’avait pas positivement de cendres sur la tête ni un sac de toilesur les épaules, mais bien une tenue décente et un certain air dechagrin, était à demi couchée dans un fauteuil et adoucissait sapeine en acceptant de temps à autre un peu de ce breuvagebienfaisant. Il y avait là encore deux bateliers-côtiers quitenaient des dragues et autres instruments de leur métier : leplaisir qu’ils avaient à boire, leur nez naturellement rouge, leurface enluminée, leur air joyeux, leur présence en un mot,augmentaient, bien loin de le diminuer, l’air de gaieté et deconfort qui faisait le vrai caractère de la réunion.

« Si je pouvais empoisonner le punch decette chère vieille dame, se dit Quilp, je mourraisheureux !

– Ah ! dit M. Brass rompant lesilence et levant ses yeux au plafond avec un soupir, qui sait s’ilne nous regarde pas d’en haut ! Qui sait s’il ne nouscontemple pas de… du lieu quelconque où il peut être, et s’il n’apas les yeux fixés sur nous ! Ô mon Dieu ! »

Ici M. Brass fit une pause pour boire lamoitié de son verre de punch ; puis il reprit ainsi ensecouant la tête avec un sourire triste, mais sans perdre de vuel’autre moitié de son verre :

« Il me semble en vérité que j’aperçoisses yeux qui étincellent dans le miroir de cette liqueur. Ah !quand pourrons-nous le revoir ainsi ? Jamais, jamais ! Ceque c’est que de nous ! une minute avant, nous sommes ici,ajouta-t-il en élevant son grand verre à la hauteur de sonvisage ; et la minute d’après, nous sommes là… » Il goûtale contenu, puis, se frappant avec un geste emphatique un peuau-dessous de la poitrine, il s’écria : « Oui, noussommes dans la tombe silencieuse. Et penser que me voilà ici àboire son rhum !… Tout cela me semble unrêve ! »

Pour s’assurer sans doute de la réalité de saposition, M. Brass tendit, tout en parlant, son verre àmistress Jiniwin afin qu’elle l’emplit ; et se tournant versles deux bateliers :

« Alors les recherches ont été tout àfait infructueuses ?

– Tout à fait, mon maître. Mais je crois bienque si son corps est porté quelque part, ça sera pour sûr du côtéde Grinidge[1], à la marée basse… Est-ce pas,camarade ? »

L’autre gentleman fit un signe d’assentimentet ajouta que le corps était attendu à l’hôpital où quelquespensionnaires ne seraient point fâchés de le voir arriver.

« Alors il ne nous reste plus qu’à nousrésigner, dit M. Brass, qu’à nous résigner. Ce serait uneconsolation que d’avoir son corps, une triste consolation.

– Oh ! certainement oui, dit vivementmistress Jiniwin ; si nous l’avions, au moins n’aurions-nousplus de doutes. »

Sampson Brass reprit sa plume.

« Occupons-nous, dit-il, de l’avis et dusignalement à publier. Il y a pour nous un plaisir mélancolique àrappeler ses traits. Nous en étions restés aux jambes…

– Jambes torses, dit mistress Jiniwin.

– Pensez-vous qu’elles fussent torses ?dit Brass d’un air confidentiel. Il me semble les voir encoremarchant très-écartées dans la rue en pantalon de nankin un peucourt sans sous-pieds. Ah ! dans quelle vallée de larmes nousvivons ! Décidément mettrons-nous torses ?

– Je pense qu’elles l’étaient un peu, ditmistress Quilp avec un sanglot.

– Jambes torses, dit Brass écrivantet parlant à la fois, la tête grosse, le bustecourt, les jambes torses.

– Très-torses ! dit mistress Jiniwin.

– Non, madame, non, ne mettons pas« très-torses, » dit Brass avec l’expression d’un pieuxrespect. N’insistons pas sur les imperfections physiques du défunt.Il est en un lieu, madame, où il ne sera plus question de sesjambes. Contentons-nous de mettre torses, madame.

– Je m’imaginais que vous demandiez l’exactevérité, dit la belle-mère. Voilà tout.

– Dieu vous bénisse comme je vous aime !murmura Quilp. Allons, voilà qu’elle y retourne… Toujours dupunch !

– Le soin qui nous occupe, dit l’homme de loiposant sa plume et vidant son verre, me remet involontairement sousles yeux le fantôme du père d’Hamlet. Oui, je me figure voir ledéfunt avec le costume qu’il portait tous les jours, son habit, songilet, ses souliers, ses bas, son pantalon, son chapeau, son espritet sa verve, son éloquence et son parapluie ; tout cela seprésente à moi comme autant d’images de ma jeunesse, sonlinge !… dit encore M. Brass avec un doux sourire qu’iladressa à la muraille, son linge qui toujours était d’une couleurparticulière, car c’était un de ses caprices, une singulièrefantaisie ; ah ! comme il me semble le voirencore !

– Continuez donc le signalement, monsieur, ditmistress Jiniwin avec impatience ; cela vaudrait bienmieux.

– C’est vrai, madame, c’est vrai, s’écriaM. Brass. Le chagrin ne doit pas engourdir nos facultés,madame. Voulez-vous m’en verser encore une goutte, s’il vousplaît ? Nous en étions à son nez…

– Nez plat, dit mistress Jiniwin.

– Aquilin !… cria Quilp passant sa tête àtravers la porte et touchant de sa main le bout de son nez.Aquilin, sorcière que vous êtes ! Le voyez-vous ?appelez-vous ça un nez plat ? Osez-vous l’appeler ainsi,hein ?

– Oh ! magnifique !magnifique ! acclama le procureur par la simple force del’habitude. Parfait !… Comme il est spirituel !… Quelhomme remarquable ! quel homme extraordinaire ! et quelart il possède pour surprendre les gens ! »

Quilp ne prit point garde à ces compliments,ni à l’air décontenancé et terrifié que Brass montrait de plus enplus, ni aux cris que poussaient sa belle-mère qui se sauva hors dela chambre, et sa femme qui tomba évanouie. L’œil fixé sur SampsonBrass, il alla droit vers la table ; commençant par le verredu procureur, il en avala le contenu, puis il fit régulièrement letour de la table jusqu’à ce qu’il eût bu les deux autresverres ; ensuite il mit sous son bras sa cave à liqueurs sanscesser de dévisager Brass avec son regard étrange.

– Je ne suis pas encore mort, Sampson, dit-il.Non, pas encore !

– Oh ! c’est charmant ! s’écriaBrass reprenant un peu d’aplomb. Ah ! ah ! ah !C’est charmant ! Il n’y a pas un homme au monde qui se fûtainsi tiré d’affaire. C’était une position difficile. Mais il a untel flux de bonne humeur, un flux si prodigieux !…

– Bonsoir, dit le nain avec un gesteexpressif.

– Bonsoir, monsieur, bonsoir, s’écria leprocureur en se retirant à reculons. Quelle heureuse, oh !oui, quelle bienheureuse surprise ! Ah ! ah !ah ! Délicieux ! vraiment délicieux ! »

Le nain attendit que le bruit des exclamationsde M. Brass se perdît dans l’éloignement, car M. Brassn’avait pas cessé de les continuer à haute voix tout en descendantl’escalier. Il s’avança alors vers les deux bateliers qui étaientrestés immobiles dans une sorte d’étonnement stupide.

« N’avez-vous pas, messieurs, dit-il entenant avec une grande politesse la porte ouverte, sondé la rivièretoute la journée ?

– Oui monsieur, et hier aussi.

– Pardieu ! vous vous êtes donné là biende la peine. Je vous prie de considérer comme à vous tout ce quevous trouverez sur… sur le corps du noyé. Bonsoir. »

Les deux hommes s’entre-regardèrent ;mais sans s’amuser à discuter sur le point en litige, ils seglissèrent hors de la chambre. Après avoir fait si vite maisonnette, Quilp ferma les portes ; et tenant toujoursprécieusement sa cave à liqueurs, en levant les épaules et secroisant les bras, il resta à considérer sa femme évanouie,semblable à un cauchemar qui vient de peser sur la poitrine dupatient endormi.

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