Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 24

 

Les moralistes et les philosophes diront toutce qu’ils voudront, il est permis de se demander si un coupable eûtéprouvé la moitié au moins de l’angoisse que Kit, malgré soninnocence, ressentit cette première nuit. Le monde, rempli comme ill’est d’une foule énorme d’injustices, est un peu trop enclin à sedécharger de toute responsabilité, grâce à cet axiome, que, si lavictime de sa fausseté et de sa malice a la conscience nette, ellene pourra manquer de se tirer d’affaire, et que, de manière oud’autre, le bon droit triomphera à la fin ; auquel cas ceux-làmêmes qui ont plongé le malheureux dans l’embarras, en sont quittespour dire : « À coup sûr, nous ne nous y attendions pas,mais nous en sommes bien heureux. » Le monde, au contraire,devrait songer que, de toutes les iniquités sociales, l’injusticeest pour une âme généreuse et élevée la plus insupportable, cellepeut-être qui inflige le plus de tortures. ; et qu’il n’enfaut pas davantage pour avoir égaré plus d’une conscience, et briséplus d’un noble cœur : car le sentiment de leur innocence nepouvait qu’aggraver leur souffrance et leur en rendre le poidsdoublement douloureux.

Cependant il n’y avait rien ici à imputer auxerreurs du monde ; Kit était innocent, mais son innocence mêmeet l’idée que ses meilleurs amis ne l’en jugeaient pas moinscoupable ; que M. et mistress Garland le regarderaientcomme un monstre d’ingratitude ; que Barbe le confondrait avectout ce qu’il y avait de plus méchant et de plus criminel ;que le poney se croirait abandonné par son ami ; que sa mèreelle-même pourrait se laisser aller à la force des apparences quis’élevaient contre lui et lui imputer sérieusement la faute qu’ilsemblait avoir commise ; tout cela le plongea d’abord dans unaccablement d’esprit inexprimable. Il était presque fou de chagrin,et il arpentait en tous sens la petite cellule dans laquelle onl’avait enfermé pour la nuit.

Même quand la violence de ces émotionspremières se fut un peu apaisée ; quand le prisonnier eutcommencé à devenir plus calme, une angoisse nouvelle s’empara deson esprit, et celle-là était à peine moins cruelle que le reste.L’enfant, cette brillante étoile qui avait rayonné sur sonhumble existence ; l’enfant, qui toujours se représentait àson souvenir comme un beau rêve ; l’enfant qui avait fait, dela partie de sa vie la plus pauvre et la plus misérable, la plusheureuse et la meilleure ; que penserait-elle si elle venait àapprendre cet événement !… Quand cette idée vint se présenterà son esprit, les murs de la prison semblèrent s’écrouler pourfaire place à la vieille boutique d’autrefois, telle qu’elle étaitpar les nuits d’hiver, avec le foyer, avec le souper sur la petitetable, avec le chapeau, l’habit et la canne du vieillard, aveccette porte demi-close qui menait à la chambrette del’enfant : tout revivait dans son souvenir, tout était à saplace. Nell y était, et lui aussi, tous deux riant de bon cœurcomme ils avaient fait souvent ; et après s’être égaré dansces douces visions, Kit ne put aller plus loin ; il se jetasur sa misérable couchette pour s’abandonner à ses larmes.

Qu’elle fut longue cette nuit-là ! longueà n’en plus finir ! Cependant Kit s’endormit et rêva. Il sevoyait toujours en liberté et cheminant tantôt avec une personne,tantôt avec une autre ; mais une vague crainte d’être remis enprison traversait constamment ces rêves : ce n’était pas cetteprison même qui s’offrait à son imagination, mais bien plutôt uneidée lugubre, l’image sombre sinon d’un cachot, du moins de latristesse et de la peine, l’image d’un événement accablant, imagetoujours présente, quoique toujours indéfinissable.

L’aube apparut enfin, et avec elle la réalitéfroide, noire, effrayante, la réalité en un mot. Mais Kit eut laconsolation d’être laissé seul à lui-même. On lui permit de sepromener, à une certaine heure, dans une petite cour pavée :le guichetier qui était venu lui ouvrir son cachot et lui montreroù il devait se laver, lui apprit qu’il y avait pour les visitesfaites aux prisonniers un espace de temps déterminé, et que, siquelqu’un de ses amis se présentait afin de le voir, on le feraitdescendre au guichet. Après lui avoir donné ces informations ainsiqu’une écuelle d’étain contenant son déjeuner, le guichetier leverrouilla de nouveau ; puis cet homme s’en alla bruyamment lelong du couloir de pierre, ouvrant et fermant tour à tour un grandnombre d’autres portes et faisant retentir des échos sonores qui seprolongeaient et se répétaient dans l’étendue du bâtiment, comme siles échos mêmes étaient aussi sous les verrous sans pouvoirs’échapper de leurs prisons.

Le geôlier lui avait donné à entendre qu’ilétait, ainsi que plusieurs autres détenus, logé à part de la massedes prisonniers, parce qu’on ne le supposait pas complètementdépravé ni tout à fait incorrigible, et que jamais il n’avaitencore occupé d’appartements dans ce palais. Kit se sentitreconnaissant de cette mesure d’indulgence : il s’assit et semit à lire très-attentivement le catéchisme, bien qu’il le sût parcœur depuis sa plus tendre enfance, jusqu’au moment où il entenditla clef tourner dans la serrure et vit le geôlier entrer denouveau.

« Allons, dit celui-ci, suivez-moi.

– Où, monsieur ? » demanda Kit.

L’homme se borna à répondre brièvement :« Des visiteurs, » et prenant Kit par le bras juste commele constable l’avait pris la veille, il le mena à travers descorridors tortueux et en ouvrant successivement plusieurs portesépaisses, jusqu’à un couloir où il le mit derrière ungrillage ; après quoi, il tourna les talons. Au delà de cettegrille, à une distance de quatre ou cinq pieds environ, il y enavait une autre, exactement semblable à la première. Dansl’intervalle laissé entre les deux grilles était assis unguichetier qui lisait un journal ; et au delà de l’autregrille, Kit aperçut, le cœur tout palpitant, sa mère avec le petitenfant dans les bras ; la mère de Barbe avec son inséparableparapluie, et le pauvre petit Jacob regardant de son mieux, commepour voir un oiseau en cage ou plutôt une bête féroce dans sa loge,s’imaginant qu’il ne se trouvait là des hommes que par puraccident ; que pouvaient-ils avoir de commun avec desbarreaux ?

Mais voici que le petit Jacob vit son frère,et passa ses bras entre les grilles pour l’étreindre ; puis,comprenant qu’il ne pouvait arriver jusqu’à lui, il posa la tête,de désespoir, contre le bras qu’il venait d’appuyer le long d’unbarreau, et commença à se lamenter : là-dessus, la mère de Kitet la mère de Barbe, qui s’étaient contenues jusque-là, se mirent àleur tour à pleurer, à sangloter. Le pauvre Kit ne put s’empêcherde joindre ses larmes à leurs larmes ; aucun d’eux n’était enétat de prononcer un seul mot.

Pendant cet intervalle de tristesse muette, leguichetier lisait son journal avec un air jovial ; sans douteil était tombé sur quelque article facétieux. Ayant détourné uninstant les yeux de ce passage, comme s’il voulait savourer à sonaise l’excellente plaisanterie qui le faisait rire aux larmes, ils’avisa pour la première fois qu’on pleurait auprès de lui.

« Mesdames, mesdames, dit-il en seretournant avec surprise, je vous engage à ne pas perdre le tempscomme ça. Il vous est rationné, vous savez, et puis ne laissez pascet enfant faire tant de bruit, c’est contre le règlement.

– Ah ! monsieur, c’est moi qui suis samalheureuse mère, dit avec des sanglots mistress Nubbles en saluanthumblement ; et cet enfant est son frère, monsieur. Ô monDieu ! mon Dieu !

– Eh bien ! dit le guichetier, étendantson journal sur ses genoux comme pour se mieux préparer à lire lehaut de la colonne suivante, je ne peux rien faire à ça, voussavez. Il n’est pas le premier qui soit dans cette position. Il n’ya pas de quoi faire tant de tapage. »

Cela dit, il reprit sa lecture. Cet hommen’était naturellement ni dur ni cruel. Il en était venu seulement àconsidérer le vol comme une sorte de maladie, telle que la fièvrescarlatine ou l’érysipèle : les uns avaient attrapé ce mal,les autres ne l’attrapaient pas, au petit bonheur !

« Ô mon cher Kit ! dit mistressNubbles que la mère de Barbe avait charitablement débarrassée deson petit enfant ; devais-je vous voir ici, mon pauvrefils !

– Vous ne pensez pas, j’espère, que je soiscoupable de ce dont on m’accuse, ma chère mère ? s’écria Kit,d’une voix animée.

– Moi le penser ! s’écria la pauvrefemme ; moi, qui sais que jamais vous n’avez menti ni commisune mauvaise action depuis votre naissance ! moi à qui jamaisvous n’avez causé un moment de chagrin, si ce n’est de vous avoirservi de si maigres repas, que vous preniez encore avec tant debonne humeur et de satisfaction, que je me consolais de ne pouvoirvous mieux traiter, en vous voyant si aimant et si raisonnable,bien que vous ne fussiez qu’un petit enfant !… Moi penser celad’un fils qui, depuis qu’il est au monde, a été jusqu’à ce jour maconsolation et ne m’a jamais fait passer une nuitd’insomnie !… Moi penser cela de vous, Kit !…

– Alors, Dieu soit loué ! dit le jeunehomme saisissant les barreaux avec une vivacité qui lesébranla ; je pourrai supporter cette épreuve, ma chère mère.Quoi qu’il arrive, une goutte de bonheur me restera dans le cœur ensongeant que vous m’estimez toujours. »

À ces mots, la pauvre femme et la mère deBarbe se remirent à pleurer. Et le petit Jacob, dont pendant cetemps les impressions vagues s’étaient résumées dans cette idéeunique et distincte que Kit ne pouvait pas se promener s’il ledésirait, et que derrière ces barreaux il n’y avait ni oiseaux, nilions, ni tigres, ni autres curiosités, mais bien un frère mis encage, Jacob joignit à petit bruit ses larmes à celles qui coulaientautour de lui.

La mère de Kit, essuyant ses yeux sans pouvoirles sécher, la pauvre âme, prit à terre un petit panier, et, d’unevoix humble, elle pria le guichetier de vouloir bien l’écouter uneminute. Le guichetier, qui était dans un paroxysme de gaieté folle,lui fit signe de la main de le laisser encore un instanttranquille, et conserva sa main dans cette position, comme uncommandement perpétuel de ne pas l’interrompre avant qu’il eûtachevé la lecture de l’alinéa : puis il la suspendit quelquessecondes, en montrant sur son visage un sourire qui voulaitdire : « Farceur de journaliste, va ! chien defarceur ! ! » puis il demanda à mistressNubbles :

« Que désirez-vous ?

– Je lui ai apporté quelque chose à manger,dit la bonne femme. S’il vous plaît, monsieur, peut-ill’avoir ?

– Oui, il peut l’avoir. Le règlement ne ledéfend pas. Donnez-moi votre paquet quand vous vous en irez ;j’aurai soin qu’il lui soit remis.

– Non, mais s’il vous plaît, monsieur… Ne vousfâchez pas, monsieur, vous avez eu une mère… Si je pouvais le voirmanger seulement un petit morceau, je partirais bien plus sûrequ’il est un peu moins malheureux. »

Et de nouveau coulèrent les pleurs de la mèrede Kit, de la mère de Barbe et du petit Jacob. Quant au poupon, ilcriait et riait à cœur joie, s’imaginant sans doute que tout cespectacle avait été monté et mis en scène pour son divertissementparticulier.

Le guichetier parut trouver la requête étrangeet tout à fait insolite ; néanmoins il déposa son journal, et,venant du côté de mistress Nubbles, il prit le panier qu’elle luiprésentait ; après en avoir examiné le contenu, il le tendit àKit, puis retourna à sa place.

On concevra aisément que le prisonnier n’eûtpas grand appétit ; mais il s’assit à terre et mangea du mieuxqu’il put, tandis qu’à chaque bouchée qu’il portait à ses lèvres,sa mère pleurait et sanglotait de nouveau, bien que la satisfactionqu’elle éprouvait à cette vue adoucit un peu son chagrin.

Tout en se livrant à cette occupation, Kit fitavec anxiété quelques questions sur ses maîtres, et demanda s’ilsavaient exprimé une opinion sur son compte ; mais tout cequ’il put apprendre, ce fut que M. Abel lui-même avait, lanuit précédente, porté à mistress Nubbles avec infiniment de bontéet de délicatesse la nouvelle de l’événement, sans laisser percerson opinion personnelle sur l’innocence ou la culpabilité duprisonnier. Kit était au moment de réunir tout son courage pourdemander à la mère de Barbe des nouvelles de sa fille, quand leporte-clefs qui l’avait amené reparut, en même temps que ledeuxième guichetier se montrait derrière les visiteurs, et que letroisième, l’homme au journal, disait à haute voix :« L’heure est sonnée » ajoutant du même ton :« À d’autres maintenant ! » puis il remit le nez surson journal. En un instant Kit disparut, emportant une bénédictionde sa mère et un cri poussé par le petit Jacob qui retentissaitcruellement à ses oreilles. Comme il traversait la cour suivante,sous la conduite du premier guichetier, son panier à la main, unautre employé vint à eux et les invita à s’arrêter. Il tenait unlitre de porter.

« Ce n’est pas là, dit-il, le nomméChristophe Nubbles, qui est entré ici hier au soir pour crime devol ?

– Oui, répondit le camarade, c’est le pouleten personne.

– Alors cette bière est pour vous, dit l’hommeà Kit. Eh bien ! qu’avez-vous tant à regarder ? Il n’y ena pas de répandue.

– Je vous demande pardon, dit Kit ; maisqui m’a envoyé cela ?

– Qui ? votre ami m’a dit que vous enauriez autant chaque jour ; et vous l’aurez s’il paye.

– Mon ami ! répéta Kit.

– Comme vous êtes effaré !… Tenez, voicisa lettre. Prenez. »

Kit prit la lettre, et une fois dans sacellule, il lut ce qui suit :

« Buvez à cette coupe, vous y trouverez àchaque goutte un charme contre les maux de l’humanité. Prenez cecordial qui a pétillé pour Hélène. La coupe d’Hélène n’était qu’unefiction ; mais celle-ci est une réalité (Barclay etCie). Si on vous la remet en vidange, plaignez-vous audirecteur.

« Votreami,                          R. S. »

« R. S. » dit Kit après un moment deréflexion. Ce doit être M. Richard Swiveller. Ah ! c’estbien bon de sa part, et je le remercie de tout moncœur ! »

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