Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 17

 

Parmi ses occupations diverses, le vieuxbachelier trouvait dans l’antique église une source inépuisabled’intérêt et d’agrément. Il en était devenu fier, comme la plupartdes hommes le sont des merveilles du petit monde où ils semeuvent ; il en avait fait une étude particulière ; il enavait appris l’histoire ; plus d’un jour d’été le trouva dansl’intérieur de l’église, plus d’une soirée d’hiver le vit au coindu feu du desservant, méditant sur ce sujet favori et ajoutantquelque richesse nouvelle à son petit trésor de traditions et delégendes.

Comme il n’était pas de ces esprits farouchesqui voudraient mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu devoiles et de vêtements que le temps et la féconde imagination despoëtes aiment à lui prêter, des agréments qui la décorent etservent, comme les eaux de son puits, à donner des grâces de plusaux charmes qu’ils cachent et montrent à moitié, à éveillerl’intérêt et la curiosité plutôt qu’à faire naître la langueur etl’indifférence ; comme, loin de ressembler à ces censeursmoroses et endurcis, le vieux bachelier aimait à voir la déessecouronnée de ces guirlandes de fleurs sauvages que la tradition atressées pour lui en faire une brillante parure, et qui souvent ontd’autant plus de fraîcheur qu’elles ont plus de simplicité ;il marchait d’un pas léger et posait une main légère sur lapoussière des siècles. Il aurait été bien fâché de soulever aucunedes nobles pierres qu’on y avait élevées sur les tombes, pour voirs’il était vrai qu’il y eût là-dessous quelque cœur honnête etloyal. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux cénotaphe de pierregrossière qui, depuis longues générations, passait pour contenirles ossements d’un certain baron, lequel, après avoir porté leravage, le pillage et le meurtre en pays étranger, était revenuplein de repentir et de douleur faire pénitence et mourir dans sapatrie. Or, de doctes antiquaires avaient récemment découvert quecette tradition n’était nullement fondée, et que le baron enquestion était mort, à les en croire, les armes à la main sur unchamp de bataille, en grinçant des dents et proférant desmalédictions jusqu’à son dernier soupir. Le vieux bachelier soutinthaut et ferme que la tradition seule était véridique ; que lebaron, repentant de ses crimes, avait fait de grandes charités etrendu doucement son âme à Dieu ; et que, si jamais baron montaau ciel, celui-ci y était assurément bien tranquille. Autreexemple : lorsque les mêmes archéologues prétendirent prouverqu’un certain caveau secret ne contenait nullement la tombe d’unevieille dame qui avait été pendue, traînée sur la claie etécartelée par les ordres de la glorieuse reine Élisabeth, pouravoir secouru un malheureux prêtre qui se mourait de faim et desoif à sa porte, le vieux garçon soutint solennellement, envers etcontre tous, que l’église était sanctifiée par la présence descendres de la pauvre dame ; il démontra que les restes de lavictime avaient été recueillis pendant la nuit aux quatre coins dela ville, apportés en secret dans l’église, et déposés dans lecaveau. Il y a plus : le vieux bachelier, dans l’excès de sonpatriotisme local, alla jusqu’à nier la gloire de la reineÉlisabeth et à dire tout haut qu’il mettait bien au-dessus d’unepareille gloire celle de la plus humble femme du royaume qui avaitau cœur de la tendresse et de la piété. Quant à la traditiond’après laquelle la pierre plate posée près de la porte n’étaitpoint le tombeau du misérable qui avait déshérité son fils uniqueet légué à l’église une somme d’argent pour établir un carillon, levieux bachelier s’empressa de l’admettre ; il disait qu’ilétait impossible que le pays eût jamais produit un tel monstre. Enun mot, il voulait bien que toute pierre ou toute plaque de cuivrefût le monument des actions seules dont la mémoire était digne desurvivre, mais pour les autres, elles ne méritaient que l’oubli.Qu’ils eussent été ensevelis dans la terre consacrée, à la bonneheure, mais il les y laissait enfouis profondément, pour ne jamaisrevoir le jour.

Ce fut par les soins d’un si bon maître quel’enfant apprit facilement sa tâche. Déjà fortement émue par lemonument silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel ilélevait sa majestueuse vieillesse entourée dune jeunesseperpétuelle, il semblait à Nelly, lorsqu’elle entendait ces récits,que cette église était le sanctuaire de toute bonté, de toutevertu. C’était comme un autre monde, où jamais le péché ni lechagrin n’étaient apparus, un lieu de repos inaltérable, où le maln’osait mettre le pied.

Après lui avoir raconté, au sujet de presquetoutes les tombes et les pierres sépulcrales, l’histoire qui s’yrattachait, il la conduisit dans la vieille crypte, maintenant unsimple caveau noir, et lui montra comment elle était éclairée autemps des moines ; comment, parmi les lampes qui pendaient duplafond, et les encensoirs qui, en se balançant, exhalaient lesparfums de la myrrhe, et les chapes brillantes d’or et d’argent, etles peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux toutrayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chantdes voix de vieillards avait retenti plus d’une fois à minuit dansles siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage secachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prieren défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dansl’église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, depetites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume depasser, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s’yarrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter lescantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont lesimages étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté cesarmes maintenant brisées ; comme quoi ceci avait été unheaume, ceci un bouclier, ceci un gantelet ; comme quoi ilsavaient tenu l’épée à deux mains et assené sur l’ennemi les coupsterribles de leur masse de fer. Tout ce qu’il disait, l’enfant lerecueillait précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit,elle s’éveilla d’un rêve du temps passé et sortit de son lit pouraller regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeurde voir les croisées s’éclairer et d’entendre le son de l’orgue etles chants apportés sur l’aile du vent !

Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux.Quand il fut sur pied, il apprit à l’enfant bien d’autres choses,quoique de nature différente. Il n’était pas encore en état detravailler ; mais un jour qu’il y avait une fosse à creuser,il alla surveiller l’homme chargé de ce soin. Il était justement cejour-là d’une humeur communicative ; et l’enfant, d’aborddebout à côté de lui, puis assise à ses pieds sur l’herbe, tournantvers lui son visage pensif, commença à causer avec levieillard.

L’homme qui servait d’aide au fossoyeur étaitun peu plus âgé que lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il étaitsourd, et lorsque le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait àgrand’peine un mille de chemin en une demi-journée, échangeait uneobservation avec lui au sujet de son ouvrage, l’enfant ne pouvaits’empêcher de remarquer qu’il y mettait une sorte de pitiéimpatiente pour l’infirmité de cet homme, comme s’il eût étélui-même la plus forte et la plus alerte des créaturesvivantes.

« Je suis fâchée de vous voir faire cettebesogne, dit l’enfant en s’approchant. Je n’avais pas entendu direqu’il y eût quelqu’un de mort.

– Elle habitait un autre hameau, ma chère,répondit le fossoyeur, à trois milles d’ici.

– Était-elle jeune ?

– Oui… oui ; pas plus de soixante-quatreans, je pense. David, avait-elle plus de soixante-quatreans ?

David, qui bêchait ferme, n’entendit pas unmot de cette question. Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir àl’atteindre avec sa béquille et qui était aussi trop infirme pourse lever sans assistance, appela son attention en lui jetant surson bonnet de coton rouge une motte de terre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? dit David enle regardant.

– Quel âge avait Becky Morgan ? demandale fossoyeur.

– Becky Morgan ? répéta David.

– Oui, répliqua le fossoyeur ; ajoutantd’un ton à moitié compatissant et à moitié grondeur, mais sans êtreentendu de son vieux compagnon : Vous devenez bien sourd,Davy, terriblement sourd. »

Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit ànettoyer sa bêche avec un morceau d’ardoise qu’il avait sous lamain à cet effet, et grattant dans son opération l’essence d’autantde Becky Morgans que le ciel seul peut en connaître, il se mit àréfléchir sur cette matière.

« Laissez-moi y penser, dit-il ensuite.J’ai vu, la nuit dernière, qu’on avait écrit sur le cercueil…N’était-ce pas soixante-dix-neuf ans ?

– Non, non !

– Ah ! oui, c’était cela, reprit levieillard avec un soupir. Car je me souviens d’avoir pensé qu’elleétait à peu près du même âge que nous. Oui, c’étaitsoixante-dix-neuf ans.

– Êtes-vous sûr de n’avoir pas mal lu,Davy ? demanda le fossoyeur, laissant voir sur ses traits unecertaine émotion.

– Hein ?… dit l’autre ; répétez-moicela.

– Il est très-sourd ! Il est tout à faitsourd ! s’écria vivement le fossoyeur. Êtes-vous sûr d’avoirbien lu ?

– Oh ! oui. Pourquoi pas ?

– Il est tout à fait sourd, murmura lefossoyeur ; et puis je crois qu’il tombe enenfance. »

Nelly se demandait avec quelque étonnementquelle raison le fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, àdire vrai, son assistant n’avait pas moins d’intelligence que luiet était infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n’ayant rienajouté de plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.

« Vous m’avez parlé, dit-elle, de vostravaux de jardinage. Est-ce que vous plantez quelque choseici ?

– Dans le cimetière ?… Non, je n’y metsrien.

– J’y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez,en voici là-bas. Je m’imaginais qu’ils avaient poussé par vossoins, quoiqu’ils soient bien chétifs.

– Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieusans doute a ses raisons pour qu’ils ne se montrent pas ici danstout leur éclat.

– Je ne vous comprends pas.

– Eh bien ! écoutez. Ces arbustesmarquent les tombes de ceux qui avaient des amis tendres etdévoués.

– J’en étais sure !… s’écria l’enfant.Ils ont bien fait, vraiment : cela me fait plaisir àpenser.

– Oui, répliqua le fossoyeur ; maisattendez. Regardez-les, ces arbustes ; voyez comme ilspenchent leur tête, comme ils sont languissants, comme ilsdépérissent. En devinez-vous la cause ?

– Non, répondit l’enfant.

– C’est que la mémoire de ceux qui sontcouchés en ce lieu périt si vite ! D’abord on vient soignerces fleurs le matin, vers midi et le soir ; bientôt lesvisites sont moins fréquentes ; une fois par jour, une foispar semaine ; d’une fois par semaine, elles arrivent à ne plusavoir lieu qu’une fois par mois ; puis les intervalles sontéloignés et incertains ; et enfin l’on ne vient plus du tout.Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent longtemps. J’aivu les fleurs d’été les plus passagères leur survivre presquetoujours.

– Ce que vous m’apprenez là m’affligeextrêmement.

– Ah ! répondit le vieillard en hochantla tête, c’est ainsi que s’expriment les braves gens qui entrentici pour parcourir notre cimetière ; mais moi je pense toutautrement. « C’est, me disent-ils, une louable habitude quevous avez dans ce pays de cultiver la terre autour des tombes, maisil est triste de voir toutes ces plantes s’étioler oumourir. » Je leur demande pardon en leur répondant que, selonmoi, c’est bon signe pour le bonheur de ceux qui survivent. C’estcomme ça ; la nature le veut.

– Peut-être cela vient-il de ce que lesparents qui les pleurent s’habituent à regarder dans le jour leciel bleu, et pendant la nuit les étoiles, et à penser que lesmorts habitent là et non dans leurs tombeaux. »

L’enfant avait prononcé ces paroles avecchaleur. Ce fut d’un accent de doute que le vieillard luirépondit :

« Oui, peut-être. Ce n’est pasimpossible.

– Qu’il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, jeferai de cet endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d’ydonner un petit coup de bâche, et je suis certaine que j’ytrouverai du plaisir. »

Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration deses joues brûlantes ni les larmes qui humectaient ses yeux. Ils’était tourné vers David qu’il appela par son nom. Bien évidemmentla question de l’âge de Becky Morgan le troublait encore, quoiquel’enfant eût peine à comprendre pourquoi.

Le deuxième ou troisième appel fait par sonnom attira enfin l’attention du vieux compagnon, qui interrompit satâche, s’appuya sur sa bêche et posa sa main contre son oreilledure.

« Est-ce que vous m’appelez ?dit-il.

– J’aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur,que Becky Morgan… et il montra la tombe, était bien plus âgée quevous ou moi.

– Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillardavec un triste balancement de tête. Je vous dis que je l’ai vu.

– Vous l’avez vu ?… Oui ; mais,Davy, les femmes n’avouent pas toujours leur âge.

– C’est possible tout de même, s’écria lecompagnon, dont les yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bienêtre plus âgée.

– J’en suis sûr. Songez donc seulement commeelle paraissait vieille. Vous et moi nous n’avions l’air qued’enfants auprès d’elle.

– Elle paraissait vieille, répéta David. Vousavez raison ; elle paraissait vieille.

– Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combiendepuis longues, longues années, elle paraissait vieille ;comment voulez-vous qu’elle n’eût que soixante-dix-neuf ans, notreâge seulement ?

– Elle devait avoir pour le moins cinq ans deplus que nous ! s’écria l’autre.

– Cinq ans !… repartit lefossoyeur ; dites plutôt dix. Elle avait bienquatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l’époque à laquelle sa fillemourut. Certainement elle avait quatre-vingt-neuf ans comme unjour, et la voilà qui veut se donner dix ans de moins !… Ôvanité humaine !… »

En fait de réflexions morales sur ce thèmeabondant, le compagnon ne resta pas en arrière, et tous deuxensemble y ajoutaient des commentaires nombreux, d’après l’autoritédesquels il eût été permis de se demander, non pas si la défunteavait bien l’âge qu’on lui supposait, mais si elle n’avait pasparfaitement atteint la limite patriarcale de la centaine.Lorsqu’ils eurent décidé la question à leur satisfaction mutuelle,le fossoyeur, avec l’aide de son ami, se leva pour partir.

« Il fait froid à rester assis à cetteplace, dit-il, et il faut que je prenne des ménagements jusqu’àl’été prochain.

– Qu’est-ce ? demanda David.

– Il est très-sourd, le pauvre diable !…Bonjour.

– Ah ! dit David le suivant du regard, ilbaisse considérablement. Comme il vieillit tous lesjours ! »

Ce fut ainsi qu’ils se séparèrent, chacun deson côté, persuadé que l’autre avait moins de temps à vivre quelui ; tous deux grandement consolés et rassurés par la petitefiction dont ils étaient tombés d’accord sur l’âge de Becky Morgan,car, grâce à cet expédient, la mort n’était plus pour eux unprécédent de fâcheux augure, puisqu’elle leur promettait au moinsune dizaine d’années à vivre encore.

L’enfant resta quelques minutes à considérerle vieux sourd, comme il rejetait la terre avec sa pelle,s’arrêtant souvent pour tousser et reprendre haleine, et serépétant entre les dents, avec une sorte de joie grave, que lefossoyeur baissait rapidement. À la fin elle s’éloigna et,traversant toute pensive le cimetière, elle rencontra sans s’yattendre le maître d’école qui était assis au soleil sur un tertrevert et lisait.

« Nell ici !… dit-il amicalement,tandis qu’il fermait son livre. Il m’est bien agréable de vous voirrespirer en plein air, en pleine lumière. Je craignais que vous nefussiez encore dans l’église où vous vous tenez si souvent.

– Vous le craigniez !… dit l’enfant ens’asseyant auprès de lui. N’est-ce pas un lieuconvenable ?

– Sans doute, sans doute. Mais il faut êtregaie quelquefois. Allons, ne secouez pas la tête et ne souriez passi tristement.

– Non, si vous lisiez dans mon cœur, vous n’yverriez pas de tristesse. Ne me regardez donc pas ainsi, comme sivous me supposiez du chagrin. Il n’y a pas sur la terre unecréature plus heureuse que je ne le suis maintenant. »

Pleine de reconnaissance et de tendresse,l’enfant prit la main du maître d’école et la pressa entre lessiennes.

Ils gardèrent un silence de quelquesmoments ; puis Nelly murmura :

« C’est la volonté du ciel !

– Quoi donc ?

– Tout ça, tout ce qui nous concerne. Maislequel de nous est triste maintenant ? Ce n’est pas moitoujours, vous voyez que je souris.

– Et moi aussi, dit-il, je souris à l’idée quenous rirons encore plus d’une fois ici. Ne causiez-vous pas avecquelqu’un là-bas ?

– Oui.

– De quelque chose qui vous aura renduetriste ?… »

Ici il y eut un long silence.

« Qu’est-ce que c’était ? demandatendrement le maître d’école. Allons, dites-moi ce que c’était.

– Je m’affligeais, dit l’enfant fondant enlarmes, je m’affligeais de penser que ceux qui meurent parmi noussont bientôt oubliés.

– Et pensez-vous, dit le maître d’école,remarquant le regard qu’elle avait promené autour d’elle, qu’untombeau sans visiteurs, un arbre languissant, une fleur ou deuxfanées soient des preuves d’oubli ou de froide négligence ?Pensez-vous qu’il n’y ait pas, en dehors des fleurs ou desarbustes, des pensées en action, des souvenirs vivants pourperpétuer la mémoire des morts ? Nell, Nell, il y a peut-êtredans le monde en ce moment bien des gens occupés au travail, dontles bonnes actions et les bonnes pensées n’ont d’autre source queces tombeaux en apparence si négligés.

– Ne m’en dites pas davantage, s’écrial’enfant. Ne m’en dites pas davantage. Je sens, je comprends cela.Comment ai-je pu l’oublier ? je n’avais pourtant qu’à penser àvous.

– Il n’est rien, dit vivement son ami, non,rien d’innocent et de bon qui puisse mourir et être oublié. Si nousne croyons pas à cela, ne croyons plus à rien. Un petit enfant, unenfant bégayant à peine qui meurt au berceau, revivra dans les plusdoux souvenirs de ceux qui l’aimèrent, et remplira là-haut son rôleen rachetant les péchés du monde, bien que son corps puisse êtreréduit en cendres ou enseveli dans les profondeurs de l’Océan. Iln’y a pas un petit ange dont se recrute l’armée du ciel, qui nefasse sur la terre son œuvre sainte en faveur de ceux qui l’ontchéri ici-bas. Oublié ! oh ! si l’on pouvait fouiller àleur source les bonnes actions des créatures humaines, combien lamort elle-même paraîtrait belle ! et comme on trouverait quela charité, la mansuétude, la pure affection ont pris souventnaissance dans la poussière des tombes !

– Oui, dit Nelly, c’est la vérité ; je lesais. Qui peut mieux que moi en reconnaître la force, moi pour quivotre petit écolier est toujours vivant !… Cher, cher bon ami,si vous saviez tout le bien que vous me faites ! »

Le pauvre maître d’école se pencha vers ellesans rien répondre, car son cœur était plein.

Ils étaient encore assis au même endroit quandle grand-père arriva. Avant qu’ils eussent pu échanger une parole,l’horloge de l’église sonna l’heure de la classe, et le maîtred’école se retira.

« Un brave homme, dit le grand-père lesuivant des yeux ; un excellent homme. Sûrement ce n’est paslui qui nous fera jamais du mal. Nous sommes en sûreté ici enfin,n’est-ce pas ? Nous ne nous en irons jamaisd’ici ? »

L’enfant inclina la tête et sourit.

« Elle a besoin de repos, reprit levieillard en lui caressant la joue. Trop pâle ! troppâle ! Elle n’est plus ce qu’elle était…

– Quand ? demanda Nelly.

– Ah ! oui… quand ? Combien y a-t-ilde semaines ? Pourrais-je les compter sur mes doigts ?…Mais il vaut mieux les oublier ; heureusement elles sontpassées.

– Heureusement, cher grand-papa, réponditl’enfant. Oui, nous les oublierons ; oui, si jamais ellesreviennent à notre souvenir, ce sera seulement comme un mauvaisrêve qui se sera évanoui.

– Chut ! dit le vieillard la poussantvivement avec sa main et regardant par-dessus son épaule. Ne parleplus de ce rêve ni de toutes les souffrances qu’il a causées. Iciil n’y a pas de rêves. C’est un lieu paisible ; les rêves sesont éloignés. N’y pensons jamais, de peur qu’ils ne reviennentnous poursuivre. Les yeux fatigués et les joues creuses, la pluie,le froid et la faim, et avant cela des horreurs pires encore, voilàce qu’il nous faut oublier si nous voulons vivre tranquillesici.

– Merci, ô mon Dieu ! s’écriaintérieurement Nelly, pour cet heureux changement !

– Je serai patient, dit le vieillard, je seraihumble, plein de reconnaissance et de soumission si tu veux bien megarder. Mais ne t’éloigne pas de moi, ne pars point seule ;laisse-moi demeurer auprès de Nell, je serai tout à fait sincère etdocile.

– Que je parte ! que je m’en ailleseule ! répliqua l’enfant avec une gaieté feinte ; envérité, ce serait une drôle de plaisanterie. Voyez, mon chergrand-papa, nous ferons de cet endroit notre jardin. Pourquoipas ? La place est excellente. Demain nous commencerons ettravaillerons ensemble, l’un près de l’autre.

– C’est une bonne idée ! s’écria legrand-père. Eh bien ! c’est cela, ma mignonne, nouscommencerons demain. »

Rien d’égal au plaisir du vieillard, lorsquele lendemain ils entreprirent leur travail. Rien d’égal à soninsouciance pour les images funèbres que rappelait ce lieu. Ilsarrachèrent des tombes les longues herbes et les orties,éclaircirent les pauvres arbustes, extirpèrent les racines,nettoyèrent le gazon doux en le débarrassant des feuilles mortes etdes mauvaises herbes. Ils étaient encore dans toute l’ardeur deleurs opérations quand l’enfant, levant sa tête qui était penchéevers le sol, remarqua que le vieux bachelier était assis sur unebarrière voisine à les observer.

« C’est très-bien, très-bien, dit lepetit gentleman adressant un signe d’amitié à Nell qui le saluait.Est-ce que vous avez fait tout cela ce matin ? »

Nelly répondit en baissant les yeux :

« C’est peu de chose, monsieur, encomparaison de ce que nous voulons faire.

– Un bon ouvrage, un bon ouvrage, dit le vieuxgarçon. Mais ne vous occuperez-vous que des tombes des enfants etdes jeunes gens ?

– Nous en viendrons bientôt aux autres,monsieur, » répondit Nell en détournant la tête et parlantbas.

Ce n’était là qu’un petit incident ;cette préférence marquée pouvait être volontaire ou bien due auhasard, ou tenir à la sympathie que Nelly éprouvait pour lajeunesse sans en avoir conscience elle-même. Mais ce fait, qu’iln’avait pas remarqué d’abord, parut produire une impression sur levieillard. Il jeta un regard rapide sur les tombes, puis contemplaavec anxiété son enfant qu’il attira contre lui et à qui il ordonnade se reposer. Quelque chose qui depuis longtemps avait échappé àsa mémoire sembla s’agiter péniblement dans son esprit. Il nepouvait l’en effacer, comme il avait fait d’autres sujets plusgraves ; mais l’impression grandit, grandit encore, sereproduisit plusieurs fois ce même jour, et souvent dans la suite.Une fois, tandis qu’ils étaient à l’œuvre, l’enfant, voyant que songrand-père se retournait fréquemment et la regardait avecinquiétude comme s’il s’efforçait de résoudre quelques doutescruels ou de réunir quelques pensées dispersées, le pressa des’expliquer à ce sujet. « Ce n’est rien, dit-il,rien ! » Et posant sur son bras la tête de Nelly, il luicaressa la joue avec sa main et murmura :

« Chaque jour elle devient plus forte. Cesera bientôt une femme. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer