Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 27

 

Richard Swiveller se retournait en tous sensdans son lit brûlant et incommode : tourmenté par une soifdévorante que rien ne pouvait apaiser ; sans pouvoir trouveraucune position qui lui procurât un moment de calme ou debien-être ; se perdant à travers un dédale de pensées qui sepressaient sans trêve ni relâche ; pas une image consolante,pas une voix amie près de lui ! Livré à un accablementcontinuel, il avait beau changer de place ses membres épuisés parla fièvre, il n’y trouvait aucun soulagement ; il avait beaulancer dans les divagations les plus variées son esprit en délire,il était toujours dominé par une anxiété sombre. Il sentaitderrière lui quelque chose d’inachevé qui poursuivait ses rêves. Ilvoyait devant lui des obstacles insurmontables, obsédé par unepréoccupation qu’il ne pouvait parvenir à repousser, mais quiassiégeait son esprit en désordre, auquel elle se représentaittantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Toujours une visionfunèbre et voilée d’ombre ; toujours le même fantôme, quelqueapparence qu’il prit, affreux et sombre comme la conscience du mal,qui lui faisait du sommeil une torture horrible. Telles étaient lessouffrances et les angoisses de la maladie cruelle qui peu à peuconsumait, épuisait l’infortuné, jusqu’à ce qu’enfin, lorsqu’il luisemblait avoir combattu, avoir lutté corps à corps, s’être vu saisiet entraîné vers l’abîme par des démons, il tomba dans un sommeilprofond, un sommeil sans rêves.

À son réveil, il eut une sensation de reposbienfaisant, plus réparateur encore que le sommeil ; ilcommença par degrés à se rappeler quelque chose de ses souffrancespassées, à se souvenir de la longue nuit qui s’était écoulée, à sedemander s’il n’avait pas deux ou trois fois passé par le délire.Dans le cours de ces réflexions, il lui arriva d’étendre lamain ; il fut surpris de la sentir si lourde, et en même tempsde la voir si maigre et si transparente. Au sein de la sensationvague et heureuse qu’il éprouvait, sans s’attacher à définir lacause de ce changement, il demeurait livré à une sorte de sommeillucide, quand une toux légère attira son attention. Il se demandaavec un certain doute si c’est que la nuit dernière il avait oubliéde fermer sa porte, et fut tout stupéfait de voir qu’il avait uncompagnon de chambre. Il n’avait pas assez de force encore pourenchaîner ses idées ; et à son insu, dans un reste desomnolence, il attacha son regard sur quelques raies vertes quisillonnaient son couvre-pied : elles lui représentaient despièces de frais gazon, tandis que le fond jaune de l’étoffeproduisait à ses yeux comme des allées sablées qui lui ouvraientune longue perspective de jardins bien entretenus.

Il errait en imagination sur ces terrasses, ils’y était même égaré lorsqu’il entendit tousser encore. À ce bruit,le sentiment de la réalité renaît ; les allées de gazon de sesjardins imaginaires redeviennent les raies vertes du couvre-pied.Il se soulève un peu sur son lit, et écartant d’une main le rideau,il regarde hors de l’alcôve.

C’était bien toujours sa même chambre,éclairée en ce moment par une chandelle ; mais avec quelprofond étonnement il voit toutes ces bouteilles, tous ces bols,tous ces linges exposés au feu, tous les objets enfin qu’onrencontre dans la chambre d’un malade ! Tout était propre etnet, mais cette chambre était bien différente de ce que Richardl’avait laissée quand il s’était mis au lit. Une fraîche senteurd’herbes et de vinaigre remplissait l’atmosphère ; le plancherétait arrosé ; le… Eh ! quoi, la marquise !… Oui, lamarquise assise à table et jouant toute seule au cribbage. Elleétait là, appliquée à son jeu, toussant parfois tout bas comme sielle craignait d’éveiller M. Swiveller, taillant les cartes,coupant, distribuant, jouant, comptant, marquant, s’acquittantenfin de toutes les opérations du cribbage, comme si elle n’eûtjamais fait autre chose depuis sa naissance.

M. Swiveller resta quelque temps à lacontempler ; puis laissant retomber le rideau, il posa denouveau sa tête sur l’oreiller.

« Je fais un rêve, pensa-t-il, c’estévident. Quand je me suis mis au lit, mes mains n’étaient pasfaites de coquilles d’œufs ; et maintenant je puisparfaitement voir à travers. Si ce n’est pas un rêve, je me serairéveillé par aventure en pleine Arabie, dans le pays des Milleet une Nuits et non pas à Londres. Mais il n’y a pas de douteque je suis endormi. »

Ici la petite servante eut un nouvel accès detoux.

« Prodigieux ! pensa Richard. Jamaisje n’avais rêvé d’une toux réelle, comme celle-là ». Au reste,j’ignore si j’ai jamais rêvé de toux ou d’éternuement. Peut-êtreest-ce dans la philosophie des songes un article dont on ne rêvepas. Une autre toux !… Une autre !… Décidément, c’est unpeu fort pour un rêve. »

Afin de se fixer lui-même sur la réalité deschoses, M. Swiveller, après réflexion, se pinça le bras.

« Voilà qui est encore plusétrange ! pensa-t-il. Quand je me suis mis au lit, j’étaisplutôt gras que maigre, et maintenant je n’ai plus que la peau surles os. Il faut que je passe un nouvel examen… »

Le résultat de cette dernière inspection de lachambre fut de convaincre Swiveller que les objets dont il sevoyait entouré étaient bien réels, et qu’il les contemplait sansaucun doute avec des yeux éveillés.

« Alors, se dit-il, je vois ce quec’est : c’est une nuit des contes arabes. Je suis à Damas oubien au grand Caire. La marquise est un Génie ; elle aura faitavec un autre Génie un pari, à qui montrerait le plus beau jeunehomme du monde, le plus digne de devenir l’époux de la princesse dela Chine ; elle m’a transporté avec ma chambre pour mesoumettre à la comparaison. Peut-être, ajouta-t-il en se tournantlanguissamment sur son oreiller et regardant du côté de la ruelle,peut-être la princesse est-elle encore là… Non, elle estpartie. »

Cette explication ne lui suffisait pas, cartoute satisfaisante qu’elle lui paraissait, elle était enveloppéede doute et de mystère. Aussi, M. Swiveller prit-il le partide relever le rideau, bien déterminé cette fois à saisir lapremière occasion favorable pour adresser la parole à sa compagne.Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même. La marquise donnales cartes, retourna un valet et oublia de marquer. Sur quoi,Richard dit le plus haut qu’il lui fut possible :

« Deux points au talon ! »

La marquise fit un bond et frappa desmains.

« Toujours une nuit d’Arabie, rien deplus sûr, pensa M. Swiveller ; les Génies frappenttoujours des mains au lieu de tirer la sonnette. Voilà qu’elleappelle deux mille esclaves noirs portant sur leur tête des jarrespleines de joyaux. »

Elle avait frappé des mains, mais c’était dejoie : car aussitôt elle commença à rire, puis elle se mit àpleurer, déclarant, non pas en beaux termes arabes, mais toutsimplement en anglais familier, qu’elle était si heureuse qu’ellene savait plus où elle en était :

« Marquise, dit Richard devenu pensif,veuillez, je vous prie, vous approcher. Avant tout, ayez la bontéde m’apprendre où je pourrai retrouver ma voix ; puis, cequ’est devenue ma chair ? »

La marquise se contenta de secouer tristementla tête, et elle pleura de nouveau ; là-dessus,M. Swiveller, qui était très-faible, sentit ses yeux mouillésaussi.

« Je commence à croire, d’après votreattitude et aussi d’après tout ce que je vois, marquise, ditRichard après une pause et en souriant d’une lèvre tremblante, quej’ai été malade.

– Si vous l’avez été !… répondit lapetite servante en s’essuyant les yeux. Et comme vous avez eu ledélire !

– Oh ! marquise… j’ai donc été bienmalade ?

– En danger de mort. Je n’espérais pas quevous guérissiez. Dieu soit loué ! vous voilàguéri ! »

Swiveller resta longtemps silencieux. Puis, ilcommença à parler et demanda combien de jours avait duré samaladie.

« Il y aura demain trois semaines,répondit la petite servante.

– Trois… quoi ?

– Semaines ! reprit la marquise enflantsa voix ; trois longues et lentes semaines. »

La simple pensée d’avoir été réduit à unetelle extrémité fit retomber Richard dans un nouveau silence. Ils’étendit sur le dos tout de son long. La marquise, ayant arrangéses draps pour qu’il fût mieux couché et trouvant qu’il avait lesmains et le front moins brûlants, découverte qui la remplit dejoie, en pleura un peu plus fort, et se mit alors en devoir depréparer le thé et de faire griller des rôties bien minces.

Pendant ce temps, Swiveller la contemplaitavec reconnaissance, étonné de voir comme elle s’était complètementidentifiée au ménage, et faisait remonter l’origine de ces soins àSally Brass, que dans le fond de sa pensée il ne pouvait assezremercier. Quand la marquise eut achevé de faire les rôties, elleétendit un linge bien propre sur un plateau, et servit à Swivellerquelques tartines croustillantes et un grand bol de thé faible aveclequel, suivant l’ordonnance du docteur, dit-elle, il pouvait serafraîchir maintenant qu’il était éveillé. Elle plaça des oreillersderrière lui pour lui soutenir la tête, peut-être pas avecl’habileté d’une garde-malade expérimentée, mais certainement avecdes soins plus affectueux. Une ineffable satisfaction se peignitdans ses regards, tandis que le pauvre convalescent, s’arrêtantparfois pour lui serrer la main, prenait son modeste repas avec unappétit et un plaisir que les meilleures friandises du monden’eussent jamais provoqués dans d’autres circonstances. Ayantensuite tout nettoyé et bien rangé tout avec ordre autour de lui,elle s’assit à table pour prendre le thé à son tour.

« Marquise, dit M. Swiveller,comment va Sally ? »

La petite servante fit une moue pleined’embarras et de bouderie, en même temps qu’elle secoua latête.

« Eh bien ! est-ce qu’il y alongtemps que vous ne l’avez vue ?

– Vue ? s’écria-t-elle. Dieu merci, je mesuis sauvée de chez elle. »

Richard, en entendant cela, se laissa aussitôtretomber tout de son long, position où il resta environ cinqminutes. Il se remit ensuite par degrés sur son séant etdemanda :

« Et où demeurez-vous,marquise ?

– Où je demeure ? s’écria-t-elle.Ici !

– Oh ! » murmura-t-il.

Et il retomba en arrière aussi brusquement ques’il eût reçu un coup de feu. Il resta ainsi, sans mouvement etsans parole, jusqu’à ce que la marquise eût achevé son repas, remistout en place et balayé. Alors il la pria d’approcher une chaise deson lit ; et, bien appuyé de nouveau sur ses oreillers, ilreprit ainsi la conversation :

« Comme cela, vous vous êtesenfuie ?

– Oui… dit la marquise, et ils m’ontavisée.

– Ils vous ont… ? Je vous demande pardon,qu’est-ce qu’ils ont fait ?

– Ils m’ont avisée, vous savez ?avisée dans les journaux.

– Ah ! oui… Ils ont publié un avis pourvous retrouver. »

La petite servante fit une inclination de têteet cligna des yeux. Ses pauvres yeux ! les veillées et leslarmes les avaient tellement rougis, que la muse tragique elle-mêmedont ce n’est pas le métier aurait eu, je crois, meilleure grâce àcligner de l’œil. Dick fut frappé de cette idée.

« Dites-moi, ajouta-t-il, comment sefait-il que vous ayez pensé à venir ici ?

– Mais vous sentez, répondit lamarquise ; vous parti, je n’avais plus d’ami ; car lelocataire n’était pas revenu, et j’ignorais où je pourrais voustrouver l’un ou l’autre. Mais un matin, comme j’étais…

– Au trou de la serrure ? dit Swivellerpour la tirer d’embarras.

– Tout juste, répondit-elle en baissant latête. Comme j’étais au trou de la serrure de l’étude où vous m’aveztrouvée, vous savez, j’entendis une femme dire qu’elle demeuraitici, et qu’elle était la maîtresse de la maison où vous étiez logé,que vous étiez tombé dangereusement malade, et demander s’il n’yavait personne qui voulût venir vous soigner. M. Brassdit : « Ce n’est pas mon affaire. » Miss Sallydit : « C’est un drôle de corps, mais cela ne me regardepas. » La femme s’en alla indignée, et ferma la porterudement, je vous en réponds. Cette nuit-là même, jem’enfuis ; je vins ici, je dis aux gens de cette maison quevous étiez mon frère, ils me crurent, et depuis je suis restéeauprès de vous.

– Cette pauvre petite marquise ! s’écriaDick. Elle s’est tuée de fatigue !

– Non, dit-elle, pas du tout. Ne vousinquiétez pas de moi. Je me trouve bien de m’asseoir dans un de cesfauteuils et, Dieu merci, j’y ai souvent fait un somme. Mais, sivous aviez pu voir comme vous vous efforciez de sauter par lafenêtre, si vous aviez pu entendre comme vous chantiez sans cesse,comme vous faisiez de grands discours, vous ne le croiriez pasencore. Oh ! que je suis heureuse que vous soyez mieux,monsieur Viverer !…

– Oui, Viverer, dit Richard devenupensif. Je suis vivant, en effet ; mais c’est bien grâce àelle. Je soupçonne fort, marquise, que sans vous je seraismort. »

En disant cela, M. Swiveller saisit denouveau la main de la petite servante : faible et triste commeil l’était, il n’eût pas manqué, en voulant lui exprimer sesremercîments, de se rendre les yeux aussi rouges que l’étaient ceuxde la jeune fille : mais celle-ci coupa net à l’émotion enforçant Richard à s’étendre dans son lit et le pressant de se teniren repos.

« Le docteur, dit-elle, a recommandé quevous soyez bien tranquille, et qu’on ne vous fasse pas de bruit.Allons, faites un somme ; nous causerons ensuite. Je resteraiassise auprès de vous. Fermez vos yeux, vous vous endormirezpeut-être. Cela vous fera du bien, essayez. »

La marquise tira alors une petite table contrele lit, s’assit auprès, et avec l’adresse d’une vingtaine depharmaciens se mit en devoir de préparer des boissonsrafraîchissantes. Quant à Richard, fatigué comme il l’était, il netarda pas à s’endormir. Au bout de quelque temps il se réveilla etdemanda quelle heure il était.

« Juste six heures et demie, »répondit la marquise en l’aidant à se remettre sur son séant.

Richard appuya la main sur son front et setourna tout à coup, comme s’il venait de lui passer une idée subitepar la tête.

« Marquise, dit-il, qu’est devenuKit ?

– Il a été condamné à je ne sais combiend’années de déportation.

– Est-il parti ?… et sa mère ?… quefait-elle ?… qu’est-elle devenue ? »

La petite garde-malade secoua la tête etrépondit qu’elle n’en savait rien du tout.

« Mais, ajouta-t-elle, si vous vouliez mepromettre de rester tranquille, et de ne pas vous donner encore unerechute, je vous conterais… Mais non, pas à présent.

– Si, si, contez toujours… cela medistraira.

– Oh ! non, je suis sûre du contraire,répondit la petite servante, d’un air effaré. Attendez que voussoyez mieux portant, et alors je vous raconterai tout. »

Dick attacha sur sa petite amie un regardpressant. Ses yeux agrandis et creusés par la maladie prirent uneexpression telle, que la jeune fille en fut épouvantée ; ellele supplia de ne plus songer à cela. Mais le peu de mots qu’elleavait prononcés n’avaient pas seulement piqué la curiosité deRichard ; ils avaient fait naître en lui de sérieusesinquiétudes. Aussi la pressa-t-il de tout lui dire, quelquefâcheuses que pussent être les nouvelles.

– Oh ! il n’y a rien de fâcheux làdedans, dit-elle. Rien du tout qui vous concerne.

– Mais ça concerne peut-être ?… Enfinest-ce que vous n’avez rien entendu à travers les fentes des portesou les trous de serrure, qu’on n’aurait pas été bien aise que vouspussiez entendre ? »

En faisant cette question, Dick respirait àpeine.

« Oh ! que si.

– Dans… dans Bevis-Marks ? ajoutavivement Richard Quelque conversation entre Brass etSally ?

– Oui. »

Richard tira hors du lit son brasdécharné ; et, saisissant la jeune fille par le poignet, il lapressa de s’expliquer ; sinon, il ne répondrait pas de ce quipourrait arriver, dans l’état d’agitation et d’angoisse où il setrouvait et qu’il était incapable de supporter davantage. En levoyant si inquiet, la marquise comprit qu’il y aurait plus dedanger à différer sa révélation que d’inconvénients à la faire toutde suite. Elle promit d’obéir, à condition que le malade setiendrait parfaitement tranquille et s’abstiendrait de remuer ou dese tourner brusquement comme il faisait.

« Mais si vous recommencez, dit-elle, jelaisserai là l’histoire. Je vous en préviens.

– Vous ne pouvez la laisser avant de l’avoircommencée. Commencez, ma mignonne. Parlez, ma sœur, parlez.Gentille Polly, dites. Dites-moi tout. Je vous en prie, marquise.Je vous en supplie. »

En présence de ces ardentes prières, queRichard Swiveller jetait d’un ton aussi passionné que s’ils’agissait des vœux les plus solennels et les plus terribles, lajeune fille ne put résister davantage.

« Eh bien ! dit-elle, avant le jouroù je me suis enfuie, je, couchais ordinairement dans la cuisine oùnous avons joué ensemble aux cartes, vous savez. Miss Sally avaitl’habitude d’avoir dans sa poche la clef de la cuisine, et le soirelle ne manquait jamais de venir prendre la chandelle et couvrir lefeu. Cela fait, elle me laissait gagner mon lit dans l’obscurité,fermait la porte en dehors, remettait la clef dans sa poche, et metenait ainsi enfermée jusqu’au lendemain matin où elle revenait detrès-bonne heure, je vous assure, me rendre ma liberté. J’avaisterriblement peur de me savoir ainsi calfeutrée ; car jesavais bien que, si le feu prenait à la maison, ils m’oublieraientpour ne songer qu’à eux. Aussi, quand je pouvais trouver unevieille clef rouillée, je la ramassais bien vite pour l’essayer àla porte. Enfin dans un coin poudreux de la cave je rencontrai uneclef qui fit mon affaire. »

Ici M. Swiveller agita violemment sesjambes. Mais comme, devant cette démonstration, la petite servantes’était interrompue sur-le-champ dans son récit, il cessa de remueret, s’excusant d’avoir oublié un moment leur convention, il pria lajeune fille de continuer.

« Allez, dit-elle, ils étaient bienregardants pour ma nourriture. Oh ! vous ne sauriez vousimaginer comme ils me serraient de près. Aussi j’avais l’habitudede sortir la nuit quand ils étaient au lit et de rôder dansl’ombre, à la recherche de quelque morceau de biscuit ou desandwich que vous auriez laissé dans l’étude, ou même de peluresd’orange pour les mettre dans de l’eau chaude et m’en faire censédu vin. Avez-vous jamais goûté de la pelure d’orange infusée dansde l’eau ? »

M. Swiveller répondit qu’il n’avaitjamais goûté de cette liqueur brûlante, et pressa de nouveau sonamie de reprendre le fil de son récit.

« Avec beaucoup de bonne volonté on finitpar trouver cela agréable : autrement, on regrette de ne pas ysentir un peu plus de goût, comme de raison. Eh bien ! donc,quelquefois je sortais quand mes maîtres étaient allés se mettre aulit ; et une ou deux nuits avant qu’il y eût ce fameux bruitdans l’étude quand on arrêta le jeune homme, je montai l’escaliertandis que M. Brass et miss Sally étaient assis devant le feude l’étude ; et pour dire la vérité, confiante dans ma clefqui protégeait mon retour, je me mis à écouter à laporte. »

M. Swiveller leva ses genoux comme pourfaire un dais conique des draps et de la couverture ; la plusgrande impatience se trahit dans l’expression de ses traits. Maisla petite servante s’arrêtant et le menaçant du doigt de ne pascontinuer, le cône disparut ; l’air d’impatience seulresta.

« Ils étaient là tous deux, lui et elle,dit la petite servante, assis près du feu et causant tout doucementensemble. M. Brass dit à miss Sally : « Ma foi,c’est une chose dangereuse, qui peut nous mettre bien desdésagréments sur les bras, et je ne m’en soucie guère. » Maiselle, elle lui disait, vous savez son genre, elle lui disait :« Il faut que vous soyez un vrai cœur de poulet, l’homme leplus faible, le plus mou que j’aie jamais vu, et c’est une grandeerreur de la nature que nous ne soyons pas nés plutôt moi le frèreet vous la sœur. Quilp, dit-elle encore, n’est-il pas notreprincipal client ? – Oui certainement, répondit M. Brass.– Et, ne sommes-nous pas toujours occupés à ruiner quelqu’un pourson compte ? – Oui certainement, répondit M. Brass. – Ehbien, dit-elle, qu’importe la ruine de Kit, puisque Quilp ladésire ? – Au fait, oui, qu’importe ? » ditM. Brass. Alors ils se mirent à chuchoter et à rire longtempsentre eux en se disant qu’il n’y aurait aucun danger pourvu que lachose fût bien menée M. Brass tira son livre de poche etdit : « Voilà l’affaire, tenez ! justement le billetde banque de cinq livres que m’a remis Quilp. Il ne nous en fautpas davantage. Kit doit venir demain matin, je le sais. Tandisqu’il sera en haut, vous sortirez, et j’enverrai en courseM. Richard. Kit étant seul vis-à-vis de moi, j’engagerai laconversation avec lui et mettrai ce billet dans son chapeau. Jem’arrangerai de manière à faire trouver le billet parM. Richard, qui deviendra notre témoin. Et ce sera bien lediable si avec tout cela nous ne réussissons pas à débarrasserM. Quilp de Kit pour satisfaire son ressentiment. Miss Sallyse mit à rire en approuvant le plan. Mais comme ils firent mine devouloir se retirer et que j’avais peur d’être surprise en restantplus longtemps, je redescendis bien vite mon escalier.Voilà ! »

En parlant ainsi, la petite servante s’étaitpeu à peu animée autant que M. Swiveller ; aussi nefit-elle pas d’effort pour le contenir lorsqu’il se dressa dans sonlit et demanda vivement :

« Cette histoire n’a-t-elle été confiée àpersonne ?

– Comment l’aurait-elle été ? répondit lagarde-malade. Rien que d’y penser j’en étais toute saisie, etj’espérais que le jeune homme serait renvoyé absous. Quand je leurentendis dire qu’on avait déclaré Kit coupable d’un vol dont je lesavais innocent, vous étiez parti, le locataire aussi, etd’ailleurs je crois bien que j’aurais eu peur de lui raconter lachose, même s’il avait été là. Quant à vous, depuis que je suisvenue ici, vous avez été si malade, qu’il n’y avait pas moyen desonger à vous en parler.

– Marquise, dit M. Swiveller arrachant desa tête son bonnet de nuit qu’il envoya à l’autre bout de lachambre, faites-moi le plaisir d’aller voir quelques moments sur lepalier, si j’y suis. Il faut que je sorte.

– Vous !… s’écria sa garde-malade. Vousn’y pensez pas ?

– Il le faut, reprit-il en promenant sonregard autour de la chambre. Où sont mes habits ?

– Oh ! que je suis heureuse !… Vousn’en avez plus du tout.

– M’dame !… dit M. Swivellerprofondément étonné.

– J’ai été obligée de les vendre les uns aprèsles autres afin de me procurer les médicaments qui vous étaientordonnés. Mais ne vous occupez pas de cela, ajouta vivement lamarquise en voyant Richard retomber en arrière sur sonoreiller ; vous n’auriez seulement pas la force de vous tenirdebout.

– Je crains bien, dit tristement Richard, quevous n’ayez raison. Que faire ? Mon Dieu ! quefaire ? »

Il lui suffit naturellement d’un moment deréflexion pour sentir qu’avant toute chose il fallait se mettre enrapport avec un des MM. Garland. Il n’était pas impossible queM. Abel ne fût pas encore sorti de l’étude. En moins de tempsqu’il n’en faut pour le raconter, la petite servante eut l’adresseécrite au crayon sur un bout de papier, avec un portrait verbal,véritable signalement du père et du fils, assez frappant pourqu’elle pût reconnaître sans la moindre difficulté, soit l’un soitl’autre des MM. Garland ; enfin une recommandationspéciale de se méfier de M. Chukster, vu son antipathie bienconnue pour Kit. Munie de ces minces renseignements, elle s’élançaavec ordre de ramener M. Garland ou son fils M. Abel.

« Je suppose, dit Richard au moment oùelle fermait lentement la porte et jetait un dernier regard dans lachambre pour s’assurer si le malade était bien à son aise, jesuppose qu’il ne reste plus rien ici, pas même une veste ?

– Non, rien.

– C’est embarrassant, dit-il, en casd’incendie ; un parapluie au moins eût servi à quelque chose.Mais c’est égal, ce que vous avez fait est bien fait, chèremarquise. Sans vous, je serais un homme mort. »

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