Le Magasin d’antiquités – Tome II

Chapitre 10

 

Il faut maintenant nous élancer rapidement surles traces de la mère de Kit et du gentleman, de peur qu’onn’adresse à cette histoire le reproche de manquer de suite et delaisser les personnages dans des situations douteuses etincertaines. La mère de Kit et le gentleman allaient grand traindans la chaise de poste à quatre chevaux, dont nous avons racontéle départ lorsqu’elle s’éloigna de la maison du notaire, ne tardantpas à laisser la ville derrière elle et à faire jaillir lesétincelles du pavé de la grande route.

La bonne femme n’était pas médiocrementembarrassée de la nouveauté de sa situation. En outre, elleéprouvait certaines appréhensions maternelles à l’endroit du petitJacob, ou du poupon, ou de tous deux peut-être. Elle craignait, parexemple, qu’ils ne tombassent dans le feu ou ne dégringolassent duhaut de l’escalier, ou ne fussent pris entre les portes, ou qu’ilsne s’échauffassent la gorge en essayant de calmer leur soif augoulot des théières : ces préoccupations lui faisaient garderun silence pénible. Quand elle promenait ses regards à travers laglace sur les gardiens de barrière, les conducteurs d’omnibus etautres, elle éprouvait le sentiment de la dignité de sa nouvelleposition, à peu près comme on voit dans les obsèques solennellesces pleureurs qui, sans être autrement affligés de la perte dudéfunt, tout en saluant par la portière les gens de leurconnaissance, se sentent en conscience obligés de conserver unegravité décente et un air d’indifférence pour tout ce qu’ilsaperçoivent.

Au reste, pour demeurer calme en la compagniedu gentleman, il eût fallu être doué de nerfs d’acier. Avec cethomme toujours en mouvement, jamais la voiture n’était fermée,jamais les chevaux ne marchaient assez vite. Il ne pouvait resterdans la même position plus de deux minutes, il remuaitcontinuellement ses bras et ses jambes, levant les châssis puis leslaissant retomber avec violence, mettant la tête à la portière pourl’en retirer et l’y remettre un instant après. Il avait aussi danssa poche une boîte à allumettes, de forme mystérieuse etinconnue ; et pour s’assurer si la mère de Kit tenait les yeuxfermés, cric, crac, cric, voilà que le gentleman consultait samontre à la clarté d’une allumette, laissant les étincelles tombersur la paille comme s’il n’eût pas songé au danger de brûler toutvif avec la bonne dame, avant que les postillons pussent arrêterles chevaux. Si l’on faisait halte pour le relais, aussitôt ils’élançait hors de la voiture sans qu’on eût le temps de baisser lemarchepied, se ruait dans la cour de l’auberge comme un pétardenflammé, tirant sa montre sous le réverbère, oubliant de laconsulter et la tirant de nouveau ; en un mot, faisant tantd’extravagances, que la mère de Kit finissait presque par avoirpeur de lui. Quand les chevaux étaient attelés, il se jetait dansla voiture avec l’agilité d’un arlequin, et avant que la chaise deposte eût parcouru un mille, sa montre et sa boîte à allumettesrecommençaient leur train, si bien que la mère de Kit étaitéveillée encore une fois sans espoir de pouvoir fermer l’œil detout ce relais.

« Comment vous trouvez-vous ?demandait le gentleman se tournant brusquement vers elle, aprèschacun de ces manèges répétés.

– Parfaitement bien, monsieur, je vousremercie.

– Ne vous manque-t-il rien ? Avez-vousfroid ?

– Je suis un peu frileuse, monsieur, réponditla mère de Kit.

– Je le savais ! s’écria le gentlemanbaissant une des glaces de devant. Elle aurait besoin d’un petitgrog ! C’est bien naturel. Comment ai-je pu oubliercela ? Hé ! postillon, vous arrêterez à la plus prochaineauberge, et vous demanderez qu’on apporte un verre d’eau chaude etd’eau-de-vie. »

Vainement la mère de Kit s’épuisait àprotester qu’elle n’avait aucun besoin de ce genre. Le gentlemanétait inexorable ; et toutes les fois qu’il ne savait plusquel autre cours donner à sa pétulance, il finissait invariablementpar se rappeler et par conclure que la mère de Kit avait besoind’un petit grog.

Ce fut de cette manière qu’ils voyagèrentjusqu’à près de minuit. Ils s’arrêtèrent alors pour souper. À cerepas, le gentleman demanda tout ce qu’il y avait dans lamaison ; et parce que la mère de Kit ne pouvait manger de toutà la fois ni tout manger, il se mit en tête qu’elle devait êtremalade.

« Vous êtes triste, dit le gentleman quine faisait lui-même que se promener autour de la chambre. Je voisbien ce qui vous préoccupe, madame. Vous êtes triste.

– Vous êtes trop bon, monsieur ; je nesuis pas triste.

– Je sais que vous l’êtes. J’en suis sûr.J’arrache brusquement cette pauvre femme du sein de sa famille, etje m’étonne de la voir devenir de plus en plus triste ! Jesuis gentil ! Combien d’enfants avez-vous, madame ?

– Deux, monsieur, sans compter Kit.

– Des garçons, madame ?

– Oui, monsieur.

– Sont-ils baptisés ?

– Jusqu’à présent ils n’ont été qu’ondoyés,monsieur.

– Je serai le parrain de l’un d’eux.Souvenez-vous-en, s’il vous plaît, madame. Vous auriez peut-êtrebesoin de vin chaud, madame ?

– Je n’en pourrais boire une goutte,monsieur.

– Vous en avez besoin, dit le gentleman. Jevois que vous en avez besoin. J’aurais dû y songerd’abord. »

Aussitôt courant à la sonnette et demandant duvin chaud avec autant de précipitation que si l’on eût appelé, àl’instant même, au secours d’une personne asphyxiée ou noyée, legentleman fit avaler à la mère de Kit une rasade de ce breuvage àune si haute température, que mistress Nubbles en eut les larmesaux yeux ; puis il l’entraîna de nouveau vers la chaise deposte, où, sans doute par l’effet de cet agréable sédatif, elle netarda pas à devenir insensible à l’agitation perpétuelle de soncompagnon de voyage et s’endormit presque tout de suite. Lesheureux effets du remède ne furent point de nature passagère ;car, bien que la distance fût plus considérable, le voyage pluslong que le gentleman ne l’avait prévu, la mère de Kit ne s’éveillapas avant qu’il fît grand jour et que les roues de la voitureretentissent sur le pavé d’une ville.

« Nous voici arrivés !… cria legentleman baissant toutes les glaces. Droit aux figures de cire,postillon. »

Le postillon qui était sur le cheval debrancard toucha le bord de son chapeau et fit jouer ses éperons demanière à imprimer à l’attelage une allure brillante. Les quatrechevaux partirent au grand galop, et parcoururent les rues avec unfracas qui attira aux portes et aux fenêtres les bonnes gensstupéfaits, et domina même le timbre des horloges publiques commeelles sonnaient huit heures et demie. La voiture s’arrêta devantune porte autour de laquelle une certaine quantité de personnesétaient réunies en groupe.

« Qu’est-ce que c’est ?… dit legentleman mettant sa tête hors de la portière. Qu’est-ce qu’il y aici ?

– Une noce, monsieur, une noce ! crièrentplusieurs voix, hourra ! »

Le gentleman, tout hors de lui en se voyant aucentre de ce rassemblement bruyant, descendit avec l’aide d’un despostillons, et présenta la main à la mère de Kit. À l’aspect demistress Nubbles, la populace s’écria :

« Encore un mariage ! » et semit à hurler et à sauter de joie.

« Le monde est devenu fou, jepense, » dit le gentleman traversant le flot populaire aveccelle qu’on lui prêtait pour fiancée. Il ajouta :

« Restez derrière, s’il vous plaît, etlaissez-moi frapper. »

Tout ce qui fait du bruit a le don de plaire àla foule. Une vingtaine de mains sales se tendirent à l’envi etfrappèrent pour le gentleman, rarement fut-il donné à un simplemarteau de porte de produire un bruit aussi discordant quecelui-ci. Après avoir rendu ces services volontaires, la foule seretira modestement un peu en arrière, préférant laisser augentleman seul la responsabilité du tapage.

Un homme qui avait un gros bouquet blanc à saboutonnière, ouvrit la porte et regarda d’un air impassible legentleman en lui disant :

« Eh bien ! monsieur, qu’est-ce quevous voulez ?

– Qui est-ce qui se marie ici, mon ami ?demanda le gentleman.

– C’est moi.

– Vous !… et qui diableépousez-vous ?

– De quel droit me faites-vous cettequestion ? répliqua le fiancé en le regardant de la tête auxpieds.

– De quel droit !… s’écria le gentlemanpressant avec plus de force contre son bras celui de mistressNubbles, car la bonne femme semblait ne songer qu’à s’échapper.D’un droit que vous ne soupçonnez guère. Songez-y bien, bravesgens, si ce particulier a épousé une mineure…

– Fi ! fi ! cela ne peut avoirlieu.

– Où est l’enfant que vous avez ici, mon braveami ? Elle s’appelle Nelly ; oùest-elle ? »

Comme il émettait cette question, à laquellese joignit la mère de Kit, on entendit partir d’une chambre voisineune sorte de cri perçant, et aussitôt une grosse dame tout habilléede blanc accourut vers la porte et vint s’appuyer sur le bras deson fiancé.

« Où est-elle ? dit la dame,m’apportez-vous de ses nouvelles ? Qu’est-elledevenue ? »

Le gentleman se retourna et considéra d’un airde sinistre appréhension, de désappointement et d’incrédulité lestraits de l’ex-mistress Jarley, mariée de ce matin même auphilosophe Georges. Jugez de l’éternelle rage et de l’irrémédiabledésespoir de M. Slum, le poëte ! Enfin le gentlemanbalbutia :

« C’est à vous qu’il faut demander oùelle est ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Oh ! monsieur, s’écria la fiancée, sivous venez ici avec l’intention de lui faire du bien, quen’êtes-vous venu il y a une semaine !

– Elle n’est pas… morte ? dit legentleman qui était devenu très-pâle.

– Non, monsieur, oh ! non, ce n’est pasça.

– Dieu soit loué !… dit-il d’une voixétouffée. Permettez-moi d’entrer. »

Mistress Jarley et Georges s’écartèrent pourle recevoir chez eux. Quand le gentleman et la mère de Kit furententrés, la porte se referma immédiatement.

« Vous voyez en moi, braves gens, dit legentleman en se tournant vers le nouveau couple, un homme qui tientaux deux personnes qu’il cherche plus qu’à sa propre vie. Elles neme reconnaîtraient pas. Mes traits leur sont étrangers ; maissi elles sont ici, ou si l’une d’elles s’y trouve, prenez avec vouscette brave femme, et qu’elles puissent la voir d’abord, car ellesla connaissent toutes deux. Si vous refusez de me les montrer parsuite d’une fausse tendresse ou d’une crainte inutile, vous pourrezjuger de mes intentions lorsqu’elle reconnaîtra cette femme pourune vieille amie, dévouée à leurs intérêts.

– Je l’avais toujours dit ! s’écria lafiancée. Je savais bien que ce n’était pas une enfantordinaire !… Hélas ! monsieur, nous ne possédons aucunmoyen de vous assister ; car tout ce que nous pouvions fairenous l’avons vainement essayé déjà. »

En même temps Georges et mistress Jarleyracontèrent au gentleman, dans les plus grands détails et sans lamoindre réserve, tout ce qui était à leur connaissance au sujet deNelly et de son grand-père, depuis leur première rencontre jusqu’aujour où ils avaient disparu subitement Ils ajoutèrent, et c’étaitl’exacte vérité :

« Nous avons fait tous les effortspossibles pour retrouver leurs traces, mais nous n’y avons pasréussi. D’abord, nous fûmes très-alarmés pour leur sûreté, de mêmeque nous redoutions les soupçons auxquels pouvait les exposer leurbrusque départ. Nous arrêtâmes notre pensée sur la faiblessed’esprit du vieillard, sur l’inquiétude que l’enfant avait toujourstémoignée quand son grand-père était absent, sur la société qu’onsupposait qu’il recherchait, et sur la consomption qui peu à peus’était emparée d’elle et qui la minait au physique comme au moral.Que dans la nuit elle ait perdu la trace du vieillard et que,sachant ou bien se doutant de quel côté il s’était dirigé, elle aitcouru à sa poursuite, ou qu’ils aient quitté la maison ensemble,voilà ce qu’il nous est impossible de savoir au juste. Mais nouscroyons pouvoir affirmer qu’il n’y a que peu d’espoir d’entendrejamais parler d’eux, et qu’il ne faut pas compter sur leur retour,que leur fuite soit venue du fait du vieillard ou de celui del’enfant. »

Le gentleman avait écouté tous ces détails del’air d’un homme accablé par le chagrin et trompé dans son attente.Des larmes lui vinrent aux yeux quand on parla du grand-père, et ilparut éprouver une affliction profonde.

Pour ne pas trop étendre cette partie de notrerécit, et afin d’abréger cette longue histoire, disons en peu demots qu’avant la fin même de l’entrevue le gentleman parutcomprendre qu’il en avait assez entendu pour être convaincu de lasincérité de ces renseignements, et qu’il s’efforça de faire agréeraux deux mariés une marque de sa reconnaissance pour labienveillance qu’ils avaient témoignée à l’enfant sansressources ; mais l’un et l’autre refusèrent d’accepter ceprésent. À la fin, l’heureux couple partit avec force cahots dansla caravane pour aller passer sa lune de miel en excursionschampêtres, tandis que le gentleman et la mère de Kit se tenaienttristement devant la portière de leur voiture.

« Où allons-nous, monsieur ? demandale postillon.

– Menez-moi, dit le gentleman, auD… »

Il ne voulait certainement pas dire :« à l’auberge ; » mais il substitua ce mot parrespect pour la mère de Kit, et ils se rendirent à l’auberge.

Déjà le bruit s’était répandu au dehors que lapetite jeune fille qui montrait les figures de cire était l’enfantd’une grande famille, à laquelle on l’avait soustraite dès son basâge, et qui venait seulement de retrouver ses traces. L’opinionpublique se divisait sur la question de savoir si c’était la filled’un prince, ou d’un duc, ou d’un comte, ou d’un vicomte, ou d’unbaron ; mais on était unanimement d’accord sur le faitprincipal, et l’on s’accordait à reconnaître le gentleman pour sonpère. Chacun s’avança pour jeter sur lui un regard, bien qu’on nepût voir que le bout de son noble nez, pendant qu’il s’éloignaitdans sa chaise de poste à quatre chevaux, accablé sous le poids desa douleur.

Que n’eût-il pas donné pour savoir (et que dechagrin cela ne lui eût-il pas épargné,) qu’en ce moment mêmel’enfant et son grand-père étaient assis sous le porche d’unevieille église, attendant patiemment le retour du maîtred’école !

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