Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE IV – Un coin du voile

Amalu et sa fille Hatôuara s’étaient levés debonne heure pour apporter à M. Bondonnat de beaux ananas etdes pastèques. Ils furent fort étonnés, en arrivant à la villa, detrouver la porte ouverte et la maison vide.

– Le docteur n’est peut-être pas encorelevé, dit la petite indigène. Montons jusqu’à sa chambre ; ilne nous en voudra pas de l’avoir réveillé.

Amalu trouva cette proposition toutenaturelle. Avec cette naïveté et cette simplicité de mœurs qui fontle charme de certaines peuplades océaniennes, ni le père ni lafille ne croyaient commettre une indiscrétion en allant souhaiterle bonjour à leur ami dans sa chambre.

Ils montèrent l’escalier, très surpris de nepas rencontrer Rapopoff. La porte de la chambre à coucher étaitouverte. M. Bondonnat était étendu sur son lit, touthabillé ; mais il était d’une telle pâleur qu’Amalu etHatôuara le crurent mort.

– Comme il est pâle ! s’écria lajeune fille en se précipitant vers le corps inanimé du vieuxsavant. Son cœur ne bat plus !

La pauvre enfant avait les yeux humides delarmes.

– Tu te trompes, dit Amalu après unexamen plus attentif, le cœur bat encore, bien faiblement… Mais,quelle étrange odeur règne dans cette chambre !…

Il s’empressa d’ouvrir la fenêtre.

Comme il revenait près du lit, son pied glissasur quelque chose, et il trébucha.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?fit-il en se baissant pour ramasser l’objet qui avait failli lefaire tomber.

Il tenait entre ses doigts le pétale d’unefleur. Il l’approcha de ses narines pour le rejeter aussitôt avecune sorte d’horreur.

Hatôuara l’avait regardée faire avecsurprise.

– Je sais maintenant, dit Amalu, pourquoile docteur est malade. On a voulu l’empoisonner. Il est heureux quej’aie eu l’idée de venir le voir ce matin, car je suis peut-être leseul, dans l’île de Basan, à connaître le remède à son mal.

– Il m’a sauvée, s’écria l’adolescente.Comme je suis heureuse que nous puissions lui rendre le mêmeservice ! Crois-tu, père, que nous le guérirons ?

– Oui, ma chérie. Mais il n’y a pas detemps à perdre.

Amalu courut en hâte dans le jardin. Ilcueillit une demi-douzaine de fleurs et de racines différentes, lespulvérisa avec une râpe, qu’il prit dans la cuisine, et en exprimale jus dans un verre qu’il acheva de remplir avec de l’eau pure.Secondé par Hatôuara, il parvint, avec son couteau, à desserrer lesdents du malade, et, lui relevant la tête, il le força d’absorber àpetits coups tout le contenu du verre.

L’effet de cette médication fut immédiat.M. Bondonnat ouvrit les yeux, ses joues se colorèrentlégèrement, il jeta autour de lui des regards effarés.

– Oui, bégaya-t-il d’une voix faible, leBouddha… avec son auréole d’or… le jardin… Je suis pourtant chezmoi… Et la fille au casque noir, qu’est-elle devenue ?…

Amalu et sa fille comprirent que le vieillardavait le délire. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de sesfacultés, il reconnut ses amis et leur souhaita le bonjour.

– Je suis bien heureux de vousvoir ! murmura-t-il. Depuis l’autre jour, il m’est arrivéd’étranges, de terribles choses…

Amalu l’interrompit.

– Va jouer dans le jardin, ordonna-t-il àsa fille. J’ai à parler sérieusement à monsieur le docteur.

Hatôuara obéit à l’injonction paternelle, maisnon sans une petite moue qui prouvait combien elle était déçue desa curiosité. Dès qu’elle fut sortie, l’indigène dit en baissant lavoix :

– Vous avez failli mourir, monsieur ledocteur. Je suis parvenu à vous réveiller ; mais il étaittemps ! Il faut éviter le retour d’un pareil malheur. Et,d’abord, je vais vous demander de me raconter très franchement cequi vous est arrivé… Je pense que vous avez confiance enmoi ?

– Entièrement. Vous allez toutsavoir.

M. Bondonnat fit le récit très exact,d’abord des vols successifs dont il avait été victime, puis de sonexpédition dans les jardins du temple bouddhique. Son récits’arrêtait naturellement à l’instant où il avait perduconnaissance. Toutefois, il ne pouvait s’expliquer comment il seretrouvait étendu sur son lit, chez lui, dans sa maison ; etil en venait à se demander s’il n’avait pas été victime de quelquehallucination.

– Tout ce que vous avez vu est réellementarrivé, dit gravement Amalu. Ce sont les bonzes qui vous ontrapporté chez vous. Votre qualité d’Européen leur a fait sans doutecraindre quelques représailles, étant donné surtout que ce n’estpas la première histoire de ce genre qui leur arrive…

– Mais, demanda anxieusement lenaturaliste, comment se fait-il que je sois tombé ainsibrusquement ?

– Vous avez respiré la fleur dusommeil.

– La fleur du sommeil ? demanda lesavant avec surprise. Ce serait donc cette fleur aux grandescorolles blanches, dont le parfum est si délicieux ?

– Oui, dit Amalu en regardant autour delui avec précaution comme s’il eût craint d’être entendu. Ce parfumest si pénétrant qu’il endort tous ceux qui le respirent et, s’ilsle respirent trop longtemps, c’est la mort. Autrefois, avantl’occupation japonaise, beaucoup de crimes étaient commis grâce àcette fleur ! Les Japonais, en arrivant ici, ont fait détruiretoutes les plantes qui la produisent et, s’il en reste quelquespieds, ce ne peut être qu’au milieu des forêts vierges. C’est, dumoins, la version officielle.

– Mais, répliqua M. Bondonnat avecvivacité, j’en ai vu moi-même dans le jardin du temple bouddhiquedes parterres entiers, presque des champs !

– Vous avez raison, sans nul doute ;mais il ne serait pas prudent de proclamer trop haut cettedécouverte.

– Évidemment. Je m’en rends comptemaintenant, les bonzes se sont réservé le monopole de ces attentatsmystérieux qui restent toujours impunis… Pourtant, continuaM. Bondonnat avec indignation, si le gouverneur savait qu’ilscultivent en si grande quantité ces plantes vénéneuses…

– Il le sait probablement aussi bien quevous et moi ; mais il n’oserait ni ne voudrait leur ordonnerde les détruire. On ne peut pas supposer qu’un prêtre de Bouddhapuisse commettre une mauvaise action.

Le vieil indigène ajouta, avec unsoupir :

– Ah ! nos idoles d’autrefoisvalaient bien leur Bouddha !

M. Bondonnat demeurait silencieux. Aufond il était très satisfait. Le hasard et, aussi, son courage luiavaient permis de soulever un coin du voile du mystère. Il netarderait pas à connaître le secret tout entier.

– Enfin, demanda-t-il brusquement, vousconnaissez le contrepoison de la fleur du sommeil, mon braveAmalu ?

– Je vous indiquerai bien volontiers lesplantes qui servent à composer le breuvage que je vous ai faitabsorber. C’est une recette qu’avec d’autres du même genre je tiensde mon père qui, lui-même, la tenait de son aïeul ; mais cen’est pas celle-là qu’il faudrait connaître, elle est tout au plusutile, comme dans votre cas, pour rappeler à la vie ceux qui ontrespiré de trop près la fleur mortelle.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci simplement. Les bonzes doiventposséder un moyen de résister aux effets de l’asphyxiantparfum.

– Sans doute, s’écria le savant pour quicette réponse fut un trait de lumière, la jeune voleuse qui m’adépouillé connaissait ce moyen !…

« J’y suis ! C’est dans lecasque ! C’est là que devait se trouver l’antidote !

– Peut-être, fit Amalu ; maispourquoi les yeux étaient-ils bouchés ?

– Cela n’est pas plus difficile àexpliquer. La jeune fille qui s’est introduite chez moi devait êtreplongée dans le sommeil hypnotique ; probablement même qu’elleignore le rôle qu’elle a joué. On l’a endormie, on lui a donné desordres ; elle a obéi. Je commence à y voir clair dans cetteaffaire ; quelques fausses clés, qu’il a été facile defabriquer, ont fait le reste.

– C’est peut-être plus compliqué que vousne le pensez, dit Amalu dont le visage exprimait une vivepréoccupation.

M. Bondonnat ne l’écoutait pas, suivantl’enchaînement de ses idées.

– Je reconstitue très bien les faits,dit-il. Rapopoff, endormi le premier, n’a pu empêcher qu’on ouvrîtla porte de ma chambre, et, moi-même, j’ai été tout de suitevictime du subtil parfum, qui doit être beaucoup plus actif dans unespace enfermé comme l’est une chambre.

– La puissance de la fleur est si grandeque les insectes tombent engourdis au fond de sa corolle, en formede coupe, et que les oiseaux qui s’en approchent de trop prèsbattent des ailes et tombent. On a trouvé souvent des serpentsmorts parce qu’ils avaient eu l’imprudence de s’enrouler autour desa racine.

– Il faudra qu’à tout prix je me procurequelques exemplaires de ce bizarre végétal, s’écriaM. Bondonnat.

Puis, passant subitement à une autreidée :

– Mon cher Amalu, demanda-t-il, quecroyez-vous qu’ils aient fait du pauvre Rapopoff ? J’espèrequ’ils ne l’ont pas tué ?

– Non. Les bouddhistes ont horreur dusang. Il est presque sans exemple qu’ils commettent un assassinat,ou, quand cela arrive, c’est d’une façon tout à fait détournée.

– Comme dans mon cas, parexemple ?

– Précisément. Le cosaque doit êtreenfermé dans quelque crypte. Je ne serais pas étonné, d’ailleurs,qu’ainsi que beaucoup de ses compatriotes il n’appartînt ou n’aitappartenu à la religion bouddhiste.

À ce moment, Hatôuara fit irruption dans lachambre, avec sa vivacité habituelle.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, est-cefini, tous ces mystères ?

– Oui, mon enfant, dit Amalu.

M. Bondonnat demeurait silencieux. Sesyeux ne quittaient pas la petite indigène qui, insoucieuse à sonordinaire, avait laissé dans le jardin ses belles babouches brodéeset venait de sauter à pieds joints sur la natte, encore couverte defarine de riz.

Le vieillard était suffoqué par la découvertequ’il venait de faire.

– Retourne encore un peu jouer dans lejardin, dit-il à la jeune fille d’une voix toute changée.

Hatôuara obéit, mais avec un sourireboudeur.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Amaluqui avait saisi le regard étonné du savant.

– Dois-je vous le dire ?… C’estcette pauvre petite Hatôuara qui a servi d’instrument auxbonzes.

Le visage bruni d’Amalu devint d’une couleurgris de cendre. Le pauvre diable était consterné.

– Ah ! monsieur le docteur,bégaya-t-il, si je croyais jamais que ma fille…

– Rassurez-vous… Je ne l’accuse pas. Elleignore certainement tout ce qu’elle a fait. Elle ne s’estintroduite chez moi que plongée dans ce sommeil maladif dont jevous ai expliqué les causes et le résultat.

– Mais comment avez-vous pu voircela ?

– Regardez !…

M. Bondonnat fit voir au père d’Hatôuaral’identité des empreintes anciennement laissées sur la natte et decelles, toutes récentes, qu’avait tracées dans la farine de riz lepetit pied de la jeune fille.

– C’est effrayant ! murmural’indigène sincèrement consterné. Mais je vais appeler mafille !…

– Gardez-vous bien de lui dire un seulmot de ce que je viens de vous confier ! Il faut qu’elleignore tout ! Vous lui feriez du chagrin, sans que cela nousavance à rien. La pauvre petite m’aime beaucoup, je lesais !

– Que me conseillez-vous ?

– Gardez le silence. Et, cette nuit, siHatôuara se lève, il faut la suivre. Je suis sûr, moi, qu’elleviendra directement ici !

– Je vous obéirai, dit Amalu ens’inclinant respectueusement. Mais, je vous en prie, ne gardez pasrancune à la pauvre petite du mal qu’elle vous a causé.

– Au contraire, dit M. Bondonnat quiavait reconquis sa belle humeur. Elle m’aura rendu un très grandservice. Je suis sur la piste d’une découverte des plus curieuses,et c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

Après de dernières et minutieusesrecommandations, M. Bondonnat prit congé du père et de lafille, non sans les avoir régalés de gâteaux secs et d’un verre deson vin de riz.

Le savant était radieux.

– Décidément, murmura-t-il en aparté,tout va bien ! Aussi eût-ce été trop bête, à un homme commemoi, de se laisser rouler par des sauvages !

M. Bondonnat, après cette réflexion quiprouvait un certain amour-propre déjeuna avec un appétitformidable ; ce qui lui donna à penser qu’en outre de sa vertudormitive la fleur du sommeil possédait aussi peut-être despropriétés apéritives. Maintenant qu’il croyait que Rapopoffn’avait pas été assassiné, il se sentait allégé d’un poidsimmense.

Sitôt qu’il eut pris son café, qu’ilconfectionna lui-même, le savant s’arma de son parasol de papier,et se mit en route pour la caverne de son ami Grivard. Mais, cettefois, au lieu de suivre le rivage, il passa par le bois. Le cheminqu’il avait pris l’amena devant la façade du temple bouddhique.L’aspect en était majestueux. Un escalier monumental, ornéd’admirables monstres de bronze aux corps de reptile et aux têtesde chien, aboutissait à un péristyle soutenu par d’élégantescolonnes de granit cerclées de cuivre.

En avant, s’étendait une cour en hémicycle, oùétaient installées des cabanes de bambou où l’on vendait des bâtonsde parfum, des petites idoles d’ivoire et toutes sortes decuriosités et d’articles religieux.

M. Bondonnat s’arrêta longtemps àl’entrée de cette cour. Mais il ne fit pas qu’admirer exclusivementl’œuvre d’art, il tâcha de se faire une idée exacte de l’ensembledes bâtiments et de la manière dont ils étaient disposés. La façadequ’il voyait – il le comprit – devait être située à l’extrémité desjardins où il avait pénétré la nuit précédente, et c’était là unpoint de repère important.

Bien reposé par cette halte, M. Bondonnatcontinua son chemin. Il arriva bientôt à la baie qui servait deretraite à Louis Grivard. L’artiste était en train de déjeuner avecdes noix de coco, dont il suçait d’abord le lait et dont il brisaitensuite la coque pour en extraire l’amande.

– Vous ne savez pas, dit Louis Grivard,comme votre visite m’a fait du bien. Je suis tout à fait guéri dema mélancolie. J’ai reconquis toute mon énergie, et je suis sûrmaintenant que je retrouverai Lorenza !

– J’ai, de mon côté, des chosesintéressantes à vous raconter.

Pour la seconde fois, M. Bondonnat fit lerécit de ses fabuleuses aventures de la nuit précédente.

L’artiste l’écouta jusqu’au bout, le regardbrillant de fièvre, les traits crispés.

Le récit terminé, il se levabrusquement :

– Mon cher ami, dit-il, je vous prometsque c’est moi, demain, qui aurai du nouveau à vous apprendre.

– Quels sont vos projets ?

– Je ne puis rien vous dire. Je ne vousdemande qu’une chose, c’est de me prêter une barre de fer et un bonrevolver. Cela m’est indispensable pour ce que j’ai résolu.

– J’ai, à la villa, ce que vous medemandez. Vous pourrez les prendre quand vous voudrez.

– Tout à l’heure !… Mais, comme jene tiens pas à être vu, nous passerons par le rivage.

M. Bondonnat était passablement intrigué.Toutefois, il comprit qu’il était inutile de questionner LouisGrivard. Tous deux se mirent donc en route, paisiblement, ensuivant la plage et en causant de choses indifférentes.

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