Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

QUATORZIÈME ÉPISODE – Le buste aux yeuxd’émeraude

CHAPITRE PREMIER –Résurrection !

Depuis le matin, les rues de San Franciscoprésentaient une animation inaccoutumée. D’heure en heure, descentaines de trains débarquaient des milliers de voyageurs venus detous les points de l’Amérique.

En dépit des efforts de quatre régiments depolicemen à cheval qui se livraient, de temps à autre, à devéritables charges, il était à peu près impossible de circuler àtravers cette multitude où se coudoyaient tous les peuples dumonde : Américains, Chinois, nègres, Océaniens et jusqu’à desEsquimaux, encore vêtus, malgré la chaleur, de leurs blouses depeau de phoque et de leurs épaisses fourrures.

Des fenêtres des hautes maisons, presquetoutes reconstruites en acier après le dernier tremblement deterre, des groupes nombreux se pressaient, et, dans certainsendroits, des spéculateurs avaient dressé des estrades dont lesplaces se louaient jusqu’à vingt, cinquante et cent dollars.

C’était sur le parcours des quais à la gare duCentral Pacific Railroad que l’animation était la plus grande. Là,les policemen devaient livrer de véritables combats ; la maréehumaine, sans cesse grossissante, se ruait par toutes les ruesadjacentes, et cherchait à envahir la large avenue par où devaitpasser le cortège dont l’attente excitait à un si haut degré lacuriosité des habitants de Frisco.

Au milieu de cette cohue, trois voyageurs,installés dans une automobile dont la plate-forme était chargée denombreux bagages, n’arrivaient pas, en dépit de tous les efforts deleur chauffeur, à se frayer un passage.

Dans une autre ville que San Francisco, quisert de rendez-vous à toutes les races de l’univers, le costume desvoyageurs et leur allure n’eussent pas manqué d’attirer lacuriosité des badauds ; mais ici, personne ne faisait lamoindre attention à eux.

De ces trois personnes la première était uncosaque, facilement reconnaissable à ses yeux bridés, à sespommettes saillantes et à son nez aplati ; il était vêtu d’unvieux costume de matelot, trop étroit pour sa grande taille, etcoiffé d’une toque de fourrure ; la seconde était un vieillardà la barbe et aux cheveux blancs, à la physionomie pleined’intelligence et de bonté. Il portait un élégant complet de coutilblanc et un chapeau en fibres de Panama ; enfin la troisièmeétait une petite Océanienne, de quinze à seize ans tout au plus,tête nue, les cheveux relevés à la japonaise et retenus par delongues épingles ; elle se drapait dans un luxueux kimono desoie rouge brodé d’or.

– Je crois, dit tout à coup le vieillard,qui semblait observer cette foule avec un sourire ironique, quenous ne pourrons jamais arriver au Palace-Hotel. Qu’en penses-tu,mon brave Rapopoff ?

– Je pense, petit père, balbutia lecosaque, à qui cette multitude houleuse causait une sensationproche du mal de mer, ou tout au moins du vertige, que nous ferionsmieux de retourner en arrière.

– Impossible, répliqua le vieillard. Ilest aussi difficile de revenir sur ses pas que d’avancer.

À ce moment, une dizaine de voix hurlantesdominèrent le tumulte de la foule. C’était une bande de camelotsauxquels on venait d’ouvrir la porte d’une imprimerie et qui seruaient dans la bagarre, en criant :

– Demandez le numéro du San FranciscoHerald ! Avec le portrait de l’illustre Bondonnat et ledétail de ses obsèques !

On se battait pour leur arracher les feuilles,que certains badauds leur payaient jusqu’à un dollar. Cinq minutesne s’étaient pas écoulées qu’ils avaient épuisé leur provision dejournaux ; on dut leur jeter de nouveaux numéros, des fenêtresde l’imprimerie.

La petite Océanienne regardait ce spectacleavec une surprise qui n’était pas exempte d’une certaine terreur,voyant et écoutant tout avec une attention suraiguë. Brusquement,elle tressaillit, et se tournant vers le vieillard :

– Mais il me semble, s’écria-t-elle, quec’est votre nom qu’ils prononcent !

M. Bondonnat ne répondit pas à cettequestion. Le sourire légèrement ironique, qui avait un instantdéridé ses traits, avait disparu. Il était en proie à une fiévreuseimpatience.

– Il faut pourtant que nousavancions ! dit-il au chauffeur.

– Impossible ! fit l’autre avec ungeste résigné.

– Il y a cent dollars pour vous, si nousatteignons le Palace-Hotel ou seulement un café d’où je puissetéléphoner !

L’homme haussa les épaules :

– Quand vous m’en promettriez mille,répliqua-t-il, ce serait la même chose !…

Il ne put achever sa phrase. Un orchestre decinq cents musiciens, qui se trouvait à peu de distance, venaitd’attaquer la Marche funèbre de Chopin ; lerugissement des cuivres et les roulements lugubres des tambourscouvraient même la voix de la multitude.

Mais, à ce moment, il se produisit dans lacohue une poussée formidable. L’automobile, enlevée par cent brasvigoureux, parcourut une trentaine de mètres par-dessus les têtesdes spectateurs. Les trois voyageurs durent se cramponner à leurssièges.

L’auto, projetée avec une puissance presqueirrésistible, ne fut arrêtée dans son élan que par le régiment depolicemen qui barrait l’extrémité de la rue. Mais, grâce à cettepoussée brutale, elle se trouvait maintenant en bordure de l’avenuemême où le cortège allait commencer à se dérouler.

M. Bondonnat et ses compagnons montèrentdebout sur le siège pour mieux voir le spectacle qui s’offrait àeux. À peu de distance de là, ils apercevaient la gare du CentralPacific Railroad, toute tendue de velours noir orné de larmesd’argent et transformée en un gigantesque catafalque, éclairé parles flammes vertes de lampadaires de bronze. Toute la place quis’étendait devant la gare n’était qu’un immense bouquet de fleurs.Il en était venu des trains entiers, hommage de tous les savants del’univers à la mémoire de l’illustre Prosper Bondonnat !

L’avenue, de la gare aux quais, étaitégalement tendue de velours noir dans toute sa longueur. Tous lesglobes électriques étaient allumés et voilés de larges crêpesflottants, d’un aspect fantastique ; enfin, partout, à toutesles fenêtres, aux branches de tous les arbres, claquaient au ventdes milliers de drapeaux américains et français, également cravatésde noir.

Au centre de la place, une estrade protégéepar une tente de riches draperies était occupée par de gravespersonnages en habit noir, des diplomates et des généraux auxbrillants uniformes.

Tout à coup, des vivats saluèrent l’apparitiondu cortège, que précédait une imposante escorte de policemen àcheval accompagnés d’un corps de la garde civique, immédiatementsuivi par les cinq cents musiciens qui continuaient à jouer, enavançant lentement, la Marche funèbre de Chopin.

M. Bondonnat éprouvait un étrangesaisissement. Ses mains amaigries tremblaient d’émotion, et, quandmême la musique et le tumulte de la foule n’eussent pas couvert lebruit de sa voix, il n’eût pu parler, tant il avait la gorgeserrée. Il se frottait les yeux pour s’assurer qu’il était bienéveillé, qu’il n’était pas en train de se débattre contre uncauchemar. Et il ne put s’empêcher de se comparer à Charles Quintqui, suivant une tradition, voulut assister lui-même, couché dansun cercueil, à ses propres obsèques, au monastère deSaint-Just.

Ce cortège, digne d’un roi ou d’un prince,continua à défiler devant ses yeux comme une étincelantevision.

Après les musiciens venaient, par douzaines,des voitures chargées de fleurs. Puis le char funèbre lui-même,orné aux quatre angles de torchères où brûlaient des flammesvertes ; il était surmonté d’un dôme de drap d’argent soutenupar quatre colonnes d’ébène. Le chauffeur, qui le conduisait avecune lenteur solennelle, était revêtu d’un habit à la françaisepompeusement galonné.

Derrière venaient plusieurs voitures de deuil,aux stores baissés.

À la pensée que sa fille se trouvait dansl’une d’elles, M. Bondonnat sentit le vertige le gagner. Ilvoulut s’élancer, crier ; mais son geste et son cri seperdirent dans la puissante rumeur de la multitude, dans letonnerre des acclamations et des musiques.

Le vieillard se laissa retomber sur son siège,pâle, défait, à demi mort, regardant, d’un œil terne et commebrouillé par les larmes, la majestueuse cérémonie qui continuait àse dérouler selon les phases prévues.

Protégés par les policemen, dont la tâchedevenait de plus en plus difficile, les représentants des diversessociétés savantes, des États américains et des corps constituésétaient venus occuper, autour de la place, les estrades qui leuravaient été réservées.

Un petit groupe, au milieu duquel seremarquaient trois jeunes filles couvertes de longs voiles noirs,alla prendre place sur une petite estrade plus luxueusement décoréeque les autres. Et l’on se répétait, dans la foule, que ceux-làqu’on honorait d’une distinction aussi flatteuse n’étaient autresque les parents et amis du défunt. M. Bondonnat se sentaitdéfaillir.

– Ma fille ! ma chèreFrédérique ! bégaya-t-il. Comment lui épargner cettedouleur ?

Cependant le char funèbre s’était arrêté àcôté de l’estrade où se trouvaient les savants et les diplomates,et annonça d’une voix claire :

– M. le docteur Cornélius Kramm vaprendre la parole au nom des membres de la National Academy de NewYork…

M. Bondonnat, éperdu, vit alors se leverun personnage à la physionomie singulièrement caractéristique. Sonvisage, entièrement rasé, offrait des traits réguliers, et sonfront très haut, son crâne énorme annonçaient une puissanteintelligence ; mais ses lèvres minces indiquaient uneméchanceté froide et, derrière ses larges lunettes d’or, ses yeuxsans cils étaient à la fois fixes et obliques comme ceux decertains oiseaux de proie.

– Cornélius ! le fameux docteurCornélius ! se répétait la foule, le sculpteur de chairhumaine !…

Le silence attentif de la multitude étaitdevenu plus profond. Ce fut avec une aisance parfaite que ledocteur Cornélius Kramm commença son discours.

– Messieurs ! Le savant, auquel nousvenons rendre ici un juste et public hommage, fut une des plusnobles intelligences dont puisse s’honorer l’humanité. Grâce à lui,le savoir humain a accompli d’immenses progrès, et, si la mortn’était pas venue le frapper dans des circonstances assezmystérieuses, il aurait, sans nul doute, encore enrichi notrepatrimoine intellectuel de découvertes comparables à celles qui onttant contribué à sa gloire.

« M. Prosper Bondonnat est mortassassiné par les sinistres bandits de la Main Rouge, dans une îleperdue de l’océan Pacifique…

Le docteur Cornélius, en proie à un troublesoudain, s’arrêta net, et ne put achever sa phrase.

Ses yeux, qui erraient distraitement surl’assistance, venaient de rencontrer ceux de M. Bondonnatlui-même. Les deux regards s’étaient croisés, et Cornélius, malgrétoute son audace, était tout à coup devenu d’une pâleur livide. Ilne se rappelait plus un seul mot de ce qu’il avait à dire.

– Messieurs, balbutia-t-il, excusez uneémotion… bien légitime…

De longs murmures commençaient à s’élever dansla foule. Les uns s’extasiaient sur la sensibilité de ce bondocteur Cornélius, les autres trouvaient son attitude tout à faitétrange et incompréhensible.

La foule murmurait, mais sourdement. Ondevinait qu’il y avait, dans les esprits, comme une atmosphère dedrame. C’était un de ces moments où l’on sent, sans savoirpourquoi, qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire. Cet« événement extraordinaire », on l’attendait. Il seproduisit.

Dans la foule, à quelques mètres de l’estrade,un chien se mit à aboyer furieusement : un grand chien noir dela race des barbets. Puis il rompit sa chaîne que tenait un jeunehomme pâle et chétif, un peu bossu, et s’élançant à travers lesjonchées de fleurs, il atteignit en trois bonds l’automobile où setenait M. Bondonnat.

Il lui léchait les mains ; il avait sautésur ses genoux, et le vieillard, éperdu, ému jusqu’aux larmes,brisé par ces émotions successives, répétait d’une voix faible etcependant satisfaite :

– Pistolet ! Mais c’est mon bonchien Pistolet !

Des groupes nombreux commentaient l’incidentet se demandaient quel était l’étrange vieillard, quand deuxpolicemen, armés de leurs casse-tête de baleine à boules de plomb,s’approchèrent pour s’emparer de l’animal.

– Ce n’est pas ici la place d’unchien ! dit brutalement l’un d’eux.

Et il leva son casse-tête pour fracasser latête du barbet.

– Je vous en prie, messieurs, balbutiaM. Bondonnat. Ne faites pas de mal à ce chien quim’appartient !

Le vieillard n’aurait peut-être pas eu ledessus dans la querelle, si le petit bossu, qui tenait encore enmain le bout de la chaîne brisée, n’était intervenu tout àcoup :

– Monsieur, commença-t-il, ce chienm’appartient…

Mais, quand il aperçut le visage deM. Bondonnat qui tenait Pistolet sur ses genoux et leprotégeait de son mieux, il poussa un cri de surprise et dejoie.

Et, s’élançant impétueusement dansl’auto :

– M. Bondonnat ! c’estlui ! vivant !…

Il avait pris les mains de son vieux maître etil les couvrait de ses baisers et de ses larmes.

Les deux policemen étaient demeurésstupéfaits, ne sachant ce que signifiait cette scène. Mais lesparoles du petit bossu avaient été entendues de ses plus prochesvoisins, qui, presque tous, tenaient en main le numéro du SanFrancisco Herald, où se trouvait le portrait du savant.

Il leur suffit d’un coup d’œil pour découvrirla ressemblance du portrait et de l’original, et bientôt une rumeurcourut dans la multitude, s’enfla et grandit comme le roulementlointain de la foudre.

Bientôt le même cri s’échappa de cent millepoitrines :

– Vivant ! Bondonnat estvivant !…

– Oui, s’écriait le bossu, il estvivant ! Le voici ! Venez vite, mon cher maître, vousjeter dans les bras de vos enfants et de vos amis !

– Vive Bondonnat ! cria unevoix.

Ce mot fut le signal d’une acclamationgénérale. On voulait porter le vieux savant en triomphe. Uneescouade de policemen était heureusement accourue au triple galop,et c’est grâce à leur protection que M. Bondonnat et Oscar,que suivaient le cosaque et la petite Océanienne apeurés ettremblants, purent arriver jusqu’au pied de l’estradeprincipale.

En apercevant le vieillard, une jeune filles’était levée, pâle comme une morte sous ses longs vêtements dedeuil.

– Frédérique ! mon enfant !balbutia le vieillard.

– Mon père ! s’écria la jeune filleen étendant les bras.

Mais la secousse avait été trop brutale.Frédérique s’affaissa inanimée, morte peut-être, dans les bras deceux qui l’entouraient.

– Je l’ai tuée ! s’écriait levieillard avec désespoir.

Et, en proie à un véritable égarement, ilvoulait se précipiter sur le corps de la jeune fille.

À ce moment, deux policemen d’une tailleathlétique l’empoignèrent avec rudesse et l’entraînèrent.

– Que me voulez-vous ? cria lemalheureux savant. Laissez-moi, je vous en prie.

– Suivez-nous, lui répondit l’hommebrutalement. Au nom de la loi, je vous arrête !

– Qu’ai-je fait ?

– Vous avez une fière audace de ledemander ! Il faut que vous soyez vraiment effronté pourprendre le nom du grand savant et vous faire passer pour lui, aumoment même où toute l’Amérique s’est dérangée pour assister à sesobsèques !

– Mais je vous jure que je suis bienProsper Bondonnat, répondit le vieillard perdant toutsang-froid.

– C’est un fou, dit le second policemanqui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche. Et, de fait, il luiressemble un peu !

– Je vous jure que j’ai dit la vérité,répéta obstinément le vieillard.

– Allons, pas d’observations !reprit le premier policeman. Vous vous expliquerez avec le chef duposte.

Tout en parlant, les deux agentsqu’entouraient une vingtaine de leurs collègues avaient entraînéM. Bondonnat jusqu’au commissariat spécial de la gare. On lelaissa seul dans une sorte de cellule qui n’était meublée que d’unlit de camp et d’un escabeau.

Le vieillard se demandait avec tristesse, ense voyant de nouveau captif, si la série de ses malheurs allaitrecommencer.

Au-dehors, il entendait des cris furieux, delongues acclamations, tout le bruit d’une tempête populaire, d’unevéritable émeute.

Cependant, au milieu du désarroi qui s’étaitproduit lorsque Frédérique était tombée, le bossu, Oscar Tournesol,s’était aperçu qu’on arrêtait son maître, et aussitôt il en avaitprévenu l’ingénieur Paganot, le naturaliste Ravenel,Mlle Andrée de Maubreuil et miss Isidora, les deuxmeilleures amies de Frédérique.

– Mesdemoiselles, dit-il, occupez-vous,je vous prie, de soigner votre amie. M. Bondonnat vient d’êtrearrêté, il faut aller le plus vite possible à son secours. Jecrains qu’il n’y ait là-dessous encore quelque coup de la MainRouge.

Et Oscar, après leur avoir dit quelques mots àl’oreille, emmena avec lui l’ingénieur et le naturaliste.

Miss Isidora et Andrée de Maubreuil, quiavaient été presque aussi émues que Frédérique elle-même àl’apparition du spectre de M. Bondonnat, se raidirent contreleur émotion, et, en attendant que cet étrange mystère fût dissipé,s’empressèrent auprès de leur amie. Elles lui baignèrent les tempesd’eau fraîche, lui firent respirer des lavander salts,maistous ces soins furent inutiles, Frédérique demeurait inerte etglacée.

– Mon Dieu, elle est morte ! s’écriaAndrée. La joie et la surprise l’ont tuée !…

Les deux jeunes filles s’affolaient, perdantla tête, au milieu d’une foule de gens qui leur proposaientinutilement leurs bons offices.

Fred Jorgell survint heureusement. Il étaitparvenu à grand-peine à fendre la cohue pour arriver jusqu’àl’estrade. Miss Isidora lui expliqua la situation en quelques mots.Son premier soin fut de faire appel aux policemen, dont il étaitparfaitement connu, et qui, à l’aide de leurs casse-tête, firentplace nette autour de l’estrade ; puis deux d’entre euxtransportèrent Frédérique, qui ne donnait plus signe de vie,jusqu’au poste de secours dont la gare du Central Pacific Railroadest pourvue. Cornélius se faufila derrière en compagnie de FredJorgell, auquel il offrit obligeamment ses services, et celui-cin’eut garde de refuser les soins de l’illustre praticien.

Avant de suivre le milliardaire, Cornéliusavait eu le temps de dire quelques mots à l’oreille d’un correctgentleman qui avait suivi toute cette scène avec une anxiétévisible et qui n’était autre que Fritz Kramm, le marchand detableaux, le frère du docteur.

Cependant, dans toute la ville, le tumulteétait à son comble, la foule était exaspérée par la curiosité etaussi par l’attente et la déception.

– Voyons, criaient les uns, Bondonnatest-il mort ou vivant ? Il faudrait le savoir !

– On se fiche de nous ! Ce fameuxFrançais se porte aussi bien que vous et moi. Je l’ai vu !

– Je vous dis que non ! C’est unescroc qui lui ressemble !

– La preuve que Bondonnat est bienvivant, c’est que la musique ne joue plus, que les discours sontarrêtés, et que la fille de Bondonnat est morte de saisissement enapercevant son père !

Ce fait capital que musique et discoursavaient cessé avait fait une grande impression sur la foule. LesAméricains détestent, avant tout, qu’on se moque d’eux, et, danscette occasion, ils se croyaient à peu près sûrs d’avoir été lejouet d’une mystification.

Ils commencèrent à manifester leur mauvaisehumeur en cassant, à coups de pierres, les globes électriques et enculbutant les estrades d’où les notabilités étaient descendues, aumilieu du désarroi général. Les Chinois, très nombreux dans lacohue, avaient été, dès le début, frappés de la beauté du veloursnoir frangé d’argent. Ils commencèrent à en arracher de largesmorceaux, qu’ils emportaient sournoisement.

Ils furent, d’ailleurs, bientôt secondés dansce travail par des bandits de toutes les nations, qui abondent àSan Francisco. Comme par magie, l’avenue qu’avait suivie le cortègefunèbre se trouva dépouillée de tous ses ornements.

La foule, pour qui ce pillage n’avait été,pour ainsi dire, qu’un avant-goût, était maintenant déchaînée. Ellehoulait, comme la mer battue par l’ouragan. Les policemen nesavaient plus où donner de la tête. C’était une véritable émeutequi grondait ; quelques matelots commençaient déjà à briserles vitres des boutiques, et les commerçants fermaient leursdevantures en toute hâte.

Au milieu de ces scènes de désordre, les charsqui portaient les couronnes ne furent pas plus respectés que lereste, la multitude les culbuta et s’empara d’une partie desfleurs, foulant les autres aux pieds.

Une quarantaine de miliciens à chevaldéfendirent courageusement le char funèbre sur lequel se trouvaientles restes – authentiques ou non – de M. Bondonnat. Ilss’étaient retranchés à l’entrée d’une petite rue latérale ;mais ils allaient sans doute être obligés de céder à la canaille,qui tenait à s’emparer des torchères d’argent et des richesdraperies, lorsqu’une auto vint stopper derrière les miliciens.

Elle était escortée par une vingtaine derobustes matelots, et l’homme qui la conduisait était celui-là mêmeauquel le docteur Cornélius avait fait, une demi-heure auparavant,de mystérieuses recommandations. C’était Fritz Kramm.

Il fit entendre au chef des miliciens qu’ilavait mission de mettre en lieu sûr le cercueil du grandsavant ; on n’avait aucune raison de ne pas ajouter foi à sesallégations.

Le cercueil fut donc chargé dans l’automobilequi se perdit bientôt dans l’enchevêtrement des petites rues quis’étendent entre le port et la gare du Central Pacific Railroad.Les miliciens battirent en retraite, et la foule en profita pourdémolir entièrement le superbe char funèbre, dont elle se partageales débris.

Pendant que cette scène avait lieu,l’ingénieur Paganot, le fiancé de Mlle Andrée deMaubreuil, le naturaliste Roger Ravenel, le fiancé de Frédérique,avaient suivi le bossu Oscar Tournesol jusqu’au commissariatspécial de la gare. Là, ils demandèrent à être mis en présence del’homme qui se faisait passer pour M. Bondonnat ; lechien Pistolet les avait suivis en continuant à aboyerénergiquement, comme s’il eût été exaspéré de l’erreur dont sonmaître était victime.

L’officier de police se fit d’abord un peutirer l’oreille, mais quand Roger Ravenel, qu’il savait être un amidu milliardaire Fred Jorgell, eut déclaré qu’il se portait cautionpour la somme que l’on exigerait, si considérable fût-elle, toutesles objections tombèrent, et M. Bondonnat fut amené dans lebureau où se trouvaient déjà le commissaire spécial et les troisjeunes gens.

Le vieux savant était heureusement muni depièces qui établissaient son identité et qui se trouvaient dans sonportefeuille lorsqu’il avait été conduit à l’île des pendus. Deplus sa ressemblance avec une photographie de M. Bondonnat,dont l’ingénieur Paganot était porteur, formait un sérieuxargument. Enfin les aboiements et les caresses de Pistolet nepermettaient guère de conserver de doutes sur la personnalitéréelle du vieillard.

– Mais enfin, demanda le commissairespécial à qui cette aventure extraordinaire inspirait la plusgrande méfiance, pourquoi, si vous êtes bien le véritableBondonnat, n’avez-vous pas prévenu votre fille dès votrearrivée ? Vous auriez évité l’émeute qui, en ce moment, sedéchaîne dans la ville, et dont vous êtes responsable.

– Monsieur, cela m’a été absolumentimpossible. Il y a deux heures à peine que le vapeur lePacific, sur lequel je m’étais embarqué à l’île de Basan,a jeté l’ancre dans le port, et vous savez vous-même qu’il n’y apas moyen de circuler dans la ville. Puis j’ignorais où se trouvaitma fille. J’ai fait vainement les plus grands efforts pouratteindre le Palace-Hotel, d’où je comptais téléphoner.

Le commissaire spécial réfléchit uninstant.

– J’éclaircirai tout cela,murmura-t-il.

– Alors, demanda l’ingénieur Paganot,M. Bondonnat va être remis en liberté ?

– Soit ! mais à condition que vousrépondiez de sa personne. Je vous ferai connaître tantôt à quellesomme je fixe le chiffre de sa caution.

– Messieurs, je vous en supplie, balbutiale vieillard que cette succession d’émotions violentes avaitcomplètement anéanti, je vous en conjure, dites-moi si ma chèreFrédérique est sauvée !

– Vous allez le savoir à l’instant même.Le poste de secours où elle a dû être transportée se trouve dans lagare.

– Je vais prendre de ses nouvelles !s’écria impétueusement Roger Ravenel.

– J’y vais aussi, ajoutaM. Bondonnat.

– Non, cher maître, dit l’ingénieurPaganot. Restez ici. Il est plus prudent de ne pas exposerMlle Frédérique à une seconde commotion.

– Vous avez raison, murmura le vieillarden tombant anéanti sur un siège.

L’ingénieur n’avait pas dit le fond de sapensée et, s’il avait retenu M. Bondonnat, c’est qu’il sedisait avec angoisse que peut-être la jeune fille avait succombé auchoc terrible qu’elle avait ressenti en voyant se dresser devantelle le spectre de son père.

Heureusement, ses craintes étaient exagérées.Quelques minutes plus tard, le naturaliste revint, la physionomieradieuse.

– Rassurez-vous, mon cher maître, dit-il,notre chère Frédérique a enfin recouvré ses sens, et cela, je doisle dire, grâce aux soins du docteur Cornélius qui a tout mis enœuvre pour venir à bout de la syncope.

Dès lors, il ne fut plus possible de retenirM. Bondonnat. L’instant d’après, le père et la fille sejetaient en pleurant dans les bras l’un de l’autre. Quant audocteur Cornélius, il s’était modestement éclipsé, sans doute pouréchapper aux remerciements.

L’ingénieur Paganot, Roger Ravenel, missIsidora, Andrée, Fred Jorgell et le bossu, Oscar Tournesol,n’étaient guère moins émus que M. Bondonnat et sa fille.

Le commissaire central mit fin à cette scèneattendrissante en priant le milliardaire et ses amis de monter dansune auto qu’il avait fait venir et qui, sous bonne escorte, lesconduirait tous au Palace-Hotel.

Chacun s’empressa d’obéir. Une demi-heure plustard, tous les amis se trouvaient réunis dans un des salons duluxueux caravansérail, qui passe pour être le plus vaste de toutel’Amérique. Là, le premier soin de M. Bondonnat fut detéléphoner au Police-Office, en promettant une forte prime pourqu’on retrouvât le cosaque Rapopoff et la petite Océanienne, quis’étaient perdus dans la foule en cherchant à le suivre, et que,dans son émotion, il avait un instant complètement oubliés. Deuxpolicemen, d’ailleurs, les ramenèrent dans la soirée.

M. Bondonnat, qui, transporté de bonheuren se retrouvant au milieu des siens, avait oublié toute safatigue, fit le récit détaillé de ses étranges aventures.

– J’adopterai la petite Hatôuara, déclaraFrédérique. Je veux que cette pauvre orpheline soit instruite etéduquée convenablement par mes soins. Mais pourquoi, mon père,n’avez-vous pas amené avec vous, pour nous les faire connaître, lepeintre Grivard et la charmante guérisseuse de perles ?

– Je les ai priés tous les deux dem’accompagner, mais Lorenza a éprouvé de telles souffrances,pendant sa captivité chez les bouddhistes, que sa santé en a étéfortement ébranlée. Elle a dû demeurer à bord, d’où elle prendra lepremier train rapide en partance pour New York. Tous deux m’ontpromis, d’ailleurs, que nous nous reverrions en France, et il estentendu qu’aussitôt notre retour Lorenza et son mari viendrontpasser quelques semaines dans notre villa bretonne.

« Quant au cosaque, déclara lenaturaliste, nous en ferons un garçon de laboratoire émérite… s’ilparvient à se corriger de l’habitude de vider des flacons d’alcoolet de se confectionner des tartines avec certains produitschimiques.

M. Bondonnat, après avoir terminé lerécit de ses aventures, attendait avec impatience qu’on lui fîtconnaître la manière dont on avait découvert sa retraite et dont ons’était emparé de l’île des pendus.

Ce fut l’ingénieur Paganot qui se chargea decette narration, en donnant les plus vifs éloges à l’ingéniosité etau courage de lord Astor Burydan. Il dit comment l’excentriqueavait eu l’heureuse idée de prendre à son service tous les clownsdu Gorill-Club ; comment le nageur Bob Horwett avait détruitles torpilles ; enfin, comment les bandits, déjà terrifiés parles visions cinématographiques projetées du pont del’Ariel, avaient été vaincus et anéantis en bataillerangée.

– Mais, demanda M. Bondonnat, quesont devenus les bandits de la Main Rouge ? Il y en avaitparmi eux quelques-uns qui étaient d’assez braves gens.

– Le lendemain même de notre victoire, uncroiseur de l’État – que les démarches de Mr. Fred Jorgellavaient enfin décidé le gouvernement américain à envoyer à notresecours – est venu jeter l’ancre en face de l’île et a pris à sonbord tous les bandits ; ils doivent être jugés ultérieurement.Quant aux Esquimaux, on ne s’est pas occupé d’eux.

– Et les Russes ? Et le prophèteRominoff ? demanda encore M. Bondonnat.

– On a pris les mesures nécessaires pourqu’ils soient ramenés en Europe.

– En somme, reprit le vieillard, danscette étrange aventure tout s’est terminé mieux que nous n’aurionspu l’espérer ; mais il y a trois personnes qui manquent àcette réunion. D’abord l’ingénieur Harry Dorgan, dont j’aurais étéenchanté de faire la connaissance…

– Vous le verrez d’ici peu, répliqua FredJorgell. Il est en ce moment à New York, où l’extension qu’a prisela Compagnie des paquebots Éclair rend sa présenceindispensable.

– Mais lord Burydan et le fidèle Kloum,le Peau-Rouge, n’ont pas les mêmes excuses ! dit en riant levieux naturaliste, et il me semble que leur place était toutindiquée à mes obsèques ?

– Vous savez, répondit Roger Ravenel, quelord Burydan est l’homme le plus fantasque qui soit. Il n’en faitqu’à sa tête. Sitôt que nous avons été arrivés à San Francisco, ilnous a quittés sans dire où il allait, en compagnie de Kloum etd’un Français nommé Agénor Marmousier, qui est en même temps sonami et son secrétaire. Mais, soyez tranquille, lord Burydan est deceux qui ne restent jamais longtemps sans que l’on entende parlerd’eux.

M. Bondonnat et ses amis ne se couchèrentqu’à une heure fort avancée, le soir de cette mémorable journée.Tous étaient brisés de fatigue, mais enchantés que les choses sefussent terminées de si heureuse façon.

Le lendemain, le premier soin deM. Bondonnat fut de se rendre au Police-Office, d’abord pour ydéposer une caution comme il l’avait promis, puis pour savoir cequ’était devenu le cadavre embaumé auquel les bandits de la MainRouge avaient réussi à donner sa propre ressemblance. Il ne doutaitpas que l’examen attentif de cette curieuse pièce anatomiquen’amenât de singulières découvertes.

Malheureusement, ainsi que le lui apprit ledirecteur de la police de San Francisco, le cercueil où se trouvaitle corps du prétendu Bondonnat avait disparu dans la bagarre. Lesrecherches les plus minutieuses ne donnèrent aucun résultat. Onsupposa qu’à la suite de l’émeute le cercueil avait dû être jeté àla mer. Il fallut renoncer à savoir ce qu’il était devenu.

Est-il besoin de le dire, les poursuitescommencées contre M. Bondonnat ne furent pas continuées. Lasomme qu’il avait déposée en guise de caution lui fut rendue.

Bientôt, les journaux annoncèrent que levénérable savant, dont la santé était complètement rétablie, avaitconsenti à passer quelques semaines en Amérique dans les propriétésde son ami, le milliardaire Fred Jorgell, avant de regagnerdéfinitivement la France. Les mêmes journaux annonçaient le triplemariage de Mr. Harry Dorgan et de miss Isidora, deM. Roger Ravenel et de Mlle FrédériqueBondonnat, de M. Antoine Paganot et deMlle Andrée de Maubreuil.

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