Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE VI – La« Revanche »

Mlle Andrée de Maubreuil, sonamie Frédérique, leurs fiancés l’ingénieur Paganot, le naturalisteRavenel et le poète Agénor, faits prisonniers par Slugh à la suitede l’incendie allumé par celui-ci, ne pouvaient sortir des cabinesqui leur avaient été assignées.

Sans l’intervention de la danseuse Dorypha, lagitane, il est hors de doute qu’ils eussent été tous massacrés,mais elle avait pris courageusement leur défense, puissammentsecondée en cela par son amant, le Belge Pierre Gilkin, et lespartisans de ce dernier.

Les Français, réunis dans la même cabine, seconfiaient mutuellement l’inquiétude à laquelle ils étaient enproie. Ils avaient entendu les coups de canon tirés par ordre deSlugh. Ils voyaient de loin la côte se préciser de minute en minuteà leurs regards ; ils se demandaient anxieusement quel allaitêtre leur sort.

Allait-on, ainsi que l’avait vaguement promisSlugh au Flamand Gilkin, déposer les prisonniers à terre et leslaisser libres d’aller où bon leur semblerait ?

Ils se l’étaient figuré un instant ;mais, quand ils avaient vu qu’en face de cette terre inconnue Slugharborait fièrement le pavillon noir à la main sanglante, qu’ilsavaient vu les habitants répondre à la salve de coups de canon dela Revanche par une autre salve, ils étaient devenusmortellement anxieux.

C’est à ce moment que Dorypha fit irruptiondans la cabine, le visage bouleversé et les cheveux épars.

– Nous sommes perdus !s’écria-t-elle. Ce misérable Slugh nous a menés à l’île des pendus.C’est le pavillon de la Main Rouge que je viens de voir flotterau-dessus de cette terre maudite !

Le silence de la consternation accueillit cesparoles.

– Il ne nous reste, dit l’ingénieur, enéchangeant avec Roger Ravenel un coup d’œil de désespoir, qu’àvendre notre vie le plus chèrement possible !

– Je vous en supplie, mon cher Roger,s’écria Frédérique, tuez-moi plutôt que de me laisser tombervivante entre les mains de ces bandits !

– Oui, tuez-nous, murmuramélancoliquement Andrée de Maubreuil.

La gitane tira de son corsage une lunettemarine qu’elle avait subtilisée dans la cabine de Slugh, et, latendant à Agénor :

– Regardez, dit-elle, rendez-vous comptepar vous-même de la vérité.

Le poète approcha l’instrument de ses yeux etle mit au point. Mais il avait à peine eu le temps de jeter unregard sur la côte qu’il poussa un cri de joie et de triomphe.

– Nous sommes sauvés ! balbutia-t-iléperdu, savez-vous qui je viens d’apercevoir, admirablement déguiséen tramp ? Je vous le donne en mille !

– Ne nous faites pas languir !s’écria Frédérique.

– Mon excellent ami, lord Burydanlui-même !

– Ce qui signifie ? demanda lagitane, tout étonnée de ce brusque revirement.

– Que l’île des pendus est maintenant aupouvoir de nos amis ! Mais pas un mot de ce que je viens devous dire ! Si Slugh se doutait d’une pareille chose, ilserait capable de nous massacrer tous !

– J’ai toutes les raisons possiblesd’être discrète, mais j’espère que vous n’oublierez pas ce que monbrave ami Pierre Gilkin a fait pour vous !

– Soyez tranquille ! Mais ne ditesrien à personne, même à Pierre Gilkin ; seulement, faites ensorte que lui et les siens, dans leur propre intérêt, se séparentde nous le moins possible !

Quelques minutes plus tard, Slugh en personnepénétrait dans la cabine des Français. Il avait l’air à la foisironique et menaçant.

– Maintenant, dit-il brutalement, laplaisanterie a assez duré. Vous allez obéir à mes ordres, et celasans faire la moindre observation ! À présent, messieurs etmesdames, vous êtes sur les domaines de la Main Rouge, et là, vosprotecteurs ne vous serviront de rien ! Allons, dépêchons-nousde monter sur le pont, tous !

Il ajouta avec un rire goguenard :

– Vous vouliez aller à terre, eh bien,soit ! Je vais vous y faire descendre ! Je suis un hommede parole, moi !

À la grande surprise du bandit, aucun desprisonniers ne fit la moindre observation. Tous montèrent sur lepont et, de là, descendirent dans la grande chaloupe où se tenaientdéjà sept ou huit tramps.

Dorypha avait pris place à côté d’eux. PierreGilkin et les plus dévoués de ses partisans l’y rejoignirent. Slughne fit rien pour les en empêcher. Il se disait qu’une fois à terretous seraient absolument à sa merci. Dorypha avait eu le temps dedire quelques mots à l’oreille du Belge, qui, très calme, attendaitsilencieusement les événements.

Slugh, qui s’était embarqué le dernier etavait pris place à la barre, demeurait silencieux lui aussi. Maisson visage exprimait un triomphe insolent.

La chaloupe vint se ranger contre le quai, etceux qui y avaient pris place débarquèrent dans l’ordresuivant :

D’abord, un groupe composé des partisans deSlugh, puis les prisonniers, enfin Dorypha, Gilkin et leursamis.

Slugh fermait la marche.

Les hommes de lord Burydan, rangés à droite età gauche, formaient la haie, la carabine sur l’épaule et lerevolver à la ceinture.

Slugh les dévisagea d’un regard perçant et, nereconnaissant pas les barbes touffues qui faisaient pour ainsi direpartie de l’uniforme des tramps, le rusé bandit eut un vaguesoupçon.

Sous prétexte d’amarrer la chaloupe à unanneau, il demeura un peu en arrière du groupe.

Bien lui en prit. Ses compagnons avaient àpeine fait quelques pas qu’ils se trouvèrent entourés, cernés etdésarmés.

Les partisans de Pierre Gilkin allaient subirle même sort si Paganot n’était intervenu. Les bandits, solidementgarrottés, furent jetés à terre aux pieds des deux jeunes filles,tellement émues de ce coup de théâtre qu’elles demeuraient sansparole.

Slugh, lui, en avait assez vu. D’un regard ilavait jugé la situation. Tout d’un coup, il se jeta à la mer,plongea et se mit à nager vigoureusement.

– Tirez donc ! ordonna l’ingénieur,c’est un des chefs de la Main Rouge. Il faut le prendre mort ouvif !…

Slugh, excellent nageur, avait plongé denouveau pour reparaître dix mètres plus loin. Quelques ballessifflèrent à son oreille. Mais on finit par le perdre de vue.

Avec sa rapidité de décision habituelle, ilavait compris qu’il eût été imprudent pour lui de revenir à bord dela Revanche, qui, ancrée sous le feu des canons de l’île,ne pouvait songer à regagner le large.

Après avoir nagé pendant un quart d’heureentre les récifs, il prit terre dans une baie isolée, et, secachant le long des buissons comme un lièvre poursuivi par leschasseurs, il s’enfonça dans l’intérieur de l’île, qu’ilconnaissait admirablement, et atteignit bientôt le musée souterrainoù se trouvait l’étrange collection de pièces anatomiques, visitéeauparavant par M. Bondonnat.

Après avoir constaté que personne ne l’avaitsuivi, il fit jouer la pierre de l’entrée et s’introduisit dans lacaverne.

Deux hommes, les seuls avec lui à connaîtreles secrets de cette retraite, l’y attendaient déjà :c’étaient Julian et Johnie, les deux graveurs en faux billets, dontl’un, on le sait, ressemblait trait pour trait au docteurCornélius, tandis que le second offrait la physionomie exacte deFritz Kramm.

La pierre une fois remise en place, ilsl’assujettirent inférieurement avec une lourde barre de fer. Ilsétaient sûrs désormais que personne n’irait les chercher dans cettecachette.

*

**

Pendant ce temps, lord Burydan et Oscars’étaient jetés dans les bras de leurs amis. L’excentrique commençapar prévenir discrètement l’ingénieur Paganot de la mort deM. Bondonnat, et le jeune homme et son ami Ravenel attirèrentà l’écart les deux jeunes filles pour les préparer doucement à laterrible nouvelle.

En même temps, lord Burydan racontait à Agénorles péripéties de la prise de l’île. Il lui expliquait comment, parun procédé très employé par les agences de publicité américaines,il avait cinématographiquement projeté, en se servant des nuages enguise d’écran, les apparitions qui avaient tant épouvanté lestramps. Les gambades des clowns dans la mâture et la peinturephosphorescente dont le yacht avait été enduit avaient complétél’effet de cette mise en scène fantasmagorique. Enfin, c’était leclown nageur qui avait, au péril de sa vie, fait exploser lestorpilles.

Une heure après, les bandits qui occupaient laRevanche, démoralisés par la perte de leur chef, serendirent à discrétion.

La Main Rouge était vaincue, battue pour ainsidire avec ses propres armes. Les Français allaient donc pouvoirinfliger aux bandits un sévère châtiment, récompenser, comme ils leméritaient, Dorypha et ses amis, enfin accorder un juste tribut delarmes à la mémoire du malheureux savant assassiné par lesbandits.

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