Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE II – Graves événements à l’îledes pendus

Le cosaque Rapopoff, à cause de sa blessure,avait été séparé du reste des naufragés. Il passa la nuit dans unepetite cahute située près du rivage, où on lui installa un matelasde varech, et, le matin, deux hommes le placèrent sur un brancardet l’emportèrent jusqu’à une maison de bois protégée par un doublerempart de palissades qui se trouvait à une certaine distance dulieu de l’atterrissement.

Des sentinelles, vêtues de cet étrangeuniforme qui les faisait ressembler à des Boers, montaient la gardedevant l’habitation.

On traversa une cour, puis une grande salleentourée d’armoires vitrées qui contenaient des flacons et desobjets de métal brillant dont le cosaque ne put devinerl’usage ; enfin on déposa le blessé dans une petite chambreuniquement meublée d’un lit de fer, d’une table et d’une chaise.Elle prenait jour par une fenêtre munie de gros barreaux, d’où lecosaque inféra tout de suite qu’il ne s’était échappé d’une prisonque pour entrer dans une autre.

On le laissa seul quelques instants, puis lecommandant Job Fancy entra, suivi d’un vieillard à la physionomiepleine de bonté ; son front très haut était ombragé par unechevelure d’un blanc de neige et, quoique son visage fût empreintd’une profonde mélancolie, il y avait dans ses yeux clairs uncharme souriant et ses traits, qu’encadraient de vastes favoris,blancs comme les cheveux, respiraient l’intelligence, la sérénitéet la bonhomie.

Autant l’homme rouge, dont la face n’exprimaitqu’une brutale énergie, était, d’instinct, antipathique à Rapopoff,autant il se sentit de confiance pour le vieillard qui s’avançaitvers son lit, vêtu d’une longue blouse de laboratoire et portantsous le bras une trousse de chirurgien.

– Voilà le blessé dont je vous ai parlé,dit le commandant Job. Je suis certain, monsieur Bondonnat, qu’avecvotre immense science ce sera pour vous la chose la plus facile dumonde que de le remettre sur pied.

– Nous allons voir cela, dit levieillard.

Et il se mit en devoir d’examiner la jambeblessée.

– Hum, fit-il au bout de cinq minutes, cen’est pas très grave, une fracture simple du péroné. Nous allonstâcher de la réduire, mais il faudra me procurer des planchettes,du plâtre à modeler et tout ce qui est nécessaire pour poser unappareil.

– On va vous envoyer tout cela, chermaître, dit le commandant d’un ton respectueux ; je laissedonc ce brave moujik confié à vos soins. Il occupera cette chambrequ’habitait avant lui ce coquin de Peau-Rouge, qui nous faussacompagnie en même temps que lord Burydan.

À cette allusion, que M. Bondonnatcomprenait parfaitement, le vieux savant soupira mélancoliquement.Le commandant Job s’était déjà retiré. Médecin et maladedemeurèrent seuls.

M. Bondonnat demanda, d’abord en anglais,puis en français, au cosaque comment il se nommait et d’où ilvenait, mais Rapopoff à chaque nouvelle question secouaiténergiquement la tête pour faire entendre qu’il ne comprenaitpas.

– Suis-je assez étourdi, s’écria lesavant, puisque c’est un cosaque, il doit parler russe, quediable !

M. Bondonnat était un remarquablepolyglotte ; il lisait ou parlait couramment sept ou huitlangues. Il réitéra donc sa question en russe et, cette fois, ileut la satisfaction de voir la physionomie de son malade s’éclairerd’un sourire. Une conversation s’engagea entre euximmédiatement.

Rapopoff raconta avec de minutieux détailstoutes les circonstances de son évasion et du naufrage de laBelle Dorothéa.

– Écoutez, mon brave, lui ditM. Bondonnat, quand il eut terminé son récit. Il est tout àfait important que l’on ne sache pas ici que je connais le russe.Chaque fois qu’il y aura ici une autre personne, il faut faire minede ne pas comprendre ce que je vous dirai.

– Mais pourquoi donc ? demanda lecosaque en ouvrant de grands yeux.

– Parce qu’ici vous êtes dans un repairede bandits. L’île des pendus n’est habitée que par des meurtrierset des voleurs, et je suis, comme vous, leur prisonnier. Ils m’ontarraché à ma famille et à mes amis pour me voler mes découvertes,et, jusqu’ici, toutes mes tentatives d’évasion ont échoué.

M. Bondonnat raconta ses étrangesaventures au cosaque, vers lequel il s’était senti tout de suiteentraîné par une sympathie naturelle.

Au bout de huit jours, médecin et maladeétaient les meilleurs amis du monde. Rapopoff, dont la jambe étaiten bonne voie de guérison, commençait à se lever et déjà rendait auvieux savant d’appréciables services en qualité d’aide delaboratoire.

À la grande surprise de M. Bondonnat, lecommandant Job n’était plus revenu. C’étaient des banditssubalternes qui apportaient chaque jour la nourriture des deuxprisonniers.

Jamais le commandant n’étant resté aussilongtemps sans venir au laboratoire, le vieux savant devina qu’ildevait se passer, dans l’île, des événements graves.

Le cosaque semblait avoir été complètementoublié.

D’ailleurs, Rapopoff, avec cette espèce defatalisme oriental qui fait le fond de l’âme russe, semblait setrouver très heureux de vivre en la compagnie du savant et ne sepréoccupait nullement de l’avenir.

Laborieux, exact, docile, il se donnaitbeaucoup de mal pour se rendre utile dans le laboratoire ;seulement, M. Bondonnat crut remarquer que certainessubstances disparaissaient à vue d’œil.

Un matin il eut la clé du mystère. Il trouvaRapopoff en train de déguster une tartine de pain noir enduite d’uncorps jaune et brillant. À côté de lui était un flacon d’alcool àbrûler.

– Que mangez-vous donc là ? demandaM. Bondonnat tout ébahi.

Rapopoff montra du doigt un bocal qui portaitl’inscription « vaseline boriquée » et il ajouta, en sepassant la main sur l’estomac avec un sourire degourmandise :

– Bon, ça, la vaseline, pour petitdéjeuner du matin !

M. Bondonnat ne put tenir son sérieux enface de cet appétit barbare.

– Mais, mon pauvre Rapopoff, lui dit-il,vous allez attraper une inflammation d’entrailles. Manger destartines de vaseline et boire de l’alcool de lampe, il faut quevous ayez un estomac d’autruche, mon ami !

– Alors, c’est mal ce que j’aifait ? demanda le cosaque consterné.

– Mais non ; moi, ça m’est égal.Seulement à force de goûter des substances que vous ne connaissezpas, vous finirez par vous empoisonner.

Rapopoff jura solennellement par la Vierge deKazan et les apôtres Pierre et Paul de ne plus toucher à l’alcoolet de ne plus manger de vaseline.

Le cosaque tint parole ; mais il serattrapa sur l’huile de ricin, ce qui causa de grandes inquiétudesà M. Bondonnat, car Rapopoff, entraîné par sa gourmandise, sepurgea de façon tellement énergique que le savant le crut un momentatteint du choléra. D’où nouvelle semonce et nouvelleinterdiction.

À part ce léger défaut, commun à tous sescompatriotes, qui, de temps immémorial, ont eu un faible pour leschandelles et le trois-six, Rapopoff était le plus fidèle desserviteurs.

Un matin, M. Bondonnat, qui étaitdescendu de bonne heure dans la cour du laboratoire, constata avecune profonde surprise que les sentinelles, qui montaientordinairement la garde en dehors des palissades, étaientabsentes ; c’était la première fois que les geôliers du vieuxsavant se relâchaient ainsi de leur vigilance. Il devait se passerquelque chose d’extraordinaire.

– Mon brave Rapopoff, ditM. Bondonnat au cosaque, tu vas sortir d’ici et te rendrejusqu’aux maisons que tu aperçois là-bas.

– Bien, petit père.

– Tu vas tâcher de savoir un peu ce quise passe dans l’île ; essaye de trouver quelques-uns de tescompagnons et, si tu le peux sans éveiller l’attention de la MainRouge, amène ici le capitaine. En tout cas, dis-lui mon nom etapprends-lui qui je suis ! Je trouverai peut-être moyen, grâceà lui, de faire parvenir une lettre à mes enfants et à mes amis deFrance.

– C’est entendu, petit père.

– Va, et sois promptement de retour. Jem’en rapporte à ton intelligence.

Rapopoff franchit l’enceinte des palissades,et, sans essayer de se cacher, se dirigea tranquillement vers lesmaisons, derrière lesquelles M. Bondonnat le perdit devue.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que lecosaque revenait, la mine consternée.

– Petit père, fit-il, il est arrivé ungrand malheur. Le bateau est parti.

– Tu veux parler du navire qui t’aamené ?

– Oui.

– Mais je croyais qu’il était à moitiédémoli.

– Les gens de la Main Rouge l’ontréparé ; beaucoup d’entre eux ont quitté l’île avec lecapitaine hollandais, et ils ont laissé ici le pauvre cosaque.

Rapopoff avait les larmes aux yeux.

– Ne te désole donc pas, lui ditM. Bondonnat ; cela t’ennuie donc bien de rester avecmoi ?

– Petit père, ce n’est pas cela que j’aivoulu dire.

– D’ici peu, je l’espère, nousparviendrons à nous évader ; et je te promets de t’emmeneravec moi en France.

Cette promesse sécha les larmes du cosaque quirendit fidèlement compte de la mission dont on l’avaitchargé ; il avait trouvé les habitations situées près de labaie presque entièrement abandonnées. Il n’y restait plus qu’unvieux tramp octogénaire qui lui avait appris le départ desHollandais.

– Comment se nomme-t-il ? demandaM. Bondonnat.

– Je ne sais pas. Comme il ne parle pasle russe, c’est par signes, en me montrant l’endroit où le navires’était échoué, qu’il m’a fait comprendre qu’ils étaient touspartis.

– C’est bien. Je vais moi-même aller voirce vieillard. Si c’est celui que je crois, il me fournira tous lesrenseignements possibles.

Le savant endossa sa pelisse, se coiffa de satoque de fourrure et, pour la première fois depuis qu’il habitaitl’île des pendus, il s’aventura en dehors de la palissade. Rapopoffl’avait suivi.

M. Bondonnat, prisonnier depuis de longsmois, considérait avec une vive curiosité le paysage quil’entourait. Devant lui se trouvaient un petit port où quelquescanots étaient à l’ancre, et des maisons de bois de chétiveapparence d’où partait une route bien empierrée qui s’enfonçaitdans l’intérieur en contournant une colline couverte de bouleaux,de sorbiers et de saules d’un aspect chétif et rabougri.

À la porte d’une des maisons, un vieillard àcheveux blancs fumait paisiblement sa pipe, assis sur unescabeau ; il accourut joyeusement au-devant deM. Bondonnat, qui peu de temps auparavant l’avait guéri d’unaccès de goutte.

Ce vieillard était le doyen des bandits de laMain Rouge. Il avait quatre-vingt-deux ans passés et, depuis saplus tendre enfance, il n’avait cessé d’être en lutte avec lasociété. Il avait été pendu et lynché tant de fois qu’il ne s’enrappelait même plus le nombre exact.

Malgré tant de fatigues et d’aventures, ilpossédait encore une santé excellente, mangeant avec appétit et,comme il se plaisait à le répéter, trouvant encore que le whiskyétait une bonne chose.

Il salua respectueusement M. Bondonnat,qui lui demanda des nouvelles de sa santé.

– Je vous remercie. On est toujourssolide au poste. Grâce à la bonté de Messieurs les Lords, je jouisd’une vieillesse heureuse et tranquille.

Il allait entamer un de ces longs récits dontil était coutumier, mais M. Bondonnat, impatient d’avoir desnouvelles, l’interrompit, en allant droit au fait :

– Est-il vrai, père Marlyn, que le navirehollandais soit parti ?

– Oui, monsieur, fit le vieillard enpoussant un soupir. Ah ! il se passe ici de drôles dechoses ! Je ne sais ce que vont dire les Lords de la MainRouge lors de leur prochain voyage, mais je crains bien que toutcela ne vienne à se gâter !

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lesavant dont la curiosité était vivement excitée par cepréambule.

– Eh bien, la majeure partie de lagarnison a pris la fuite avec les Hollandais, le capitaine JobFancy en tête.

– Pas possible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire ! fit le vieux bandit en secouant la tête. Ce Job n’étaitpas décidément un homme aussi sérieux que ses prédécesseurs,Mr. Slugh, Mr. Sam Porter, auxquels les Lords ont donnéde l’avancement. Il ne songeait qu’à boire et à organiser toutessortes de complots.

M. Bondonnat écoutait de toutes sesoreilles. Il comprenait qu’il allait apprendre des choses de laplus haute importance.

– Oui, reprit le père Marlyn, ils sontpareils ! Vous savez qu’il y a ici une fabrique de bank-noteset de fausse monnaie ; chacun d’eux s’en est pourvu largement,et je crois qu’ils doivent gagner l’Alaska, où ils pensent pouvoirécouler leur marchandise chez les mineurs et les aventuriers detous pays qui travaillent aux placers.

– Vous n’avez pas eu l’idée d’aller aveceux ?

– Ma foi, non. Je finirai mes jours ici.À mon âge on n’aime pas le changement. D’ailleurs, n’eût-ce pas étémontrer la plus noire ingratitude envers les Lords qui ont eu tantde bonté pour moi ?

Ces révélations remplissaient de joie le cœurde M. Bondonnat. Il comprenait que, désormais, il ne seraitplus surveillé aussi étroitement, et qu’une évasion deviendraitpeut-être possible. Il continua de questionner le vieux tramp.

– Oui, reprit celui-ci, la conduite deJob et de ses hommes est honteuse ; non seulement ils se sontlesté les poches de faux dollars et de fausses bank-notes, maisencore ils ont tout pillé dans l’île avant de s’en aller. Ils ontemporté une quantité considérable de fourrures de phoque, de renardbleu et de plumes d’eider. De plus, ils ont dévalisé les caves,l’arsenal, et raflé tous les objets de valeur qui se trouvaientdans le logement particulier des Lords.

– Ce n’est pas très honnête, fitM. Bondonnat qui tenait à ne pas laisser tomber laconversation.

– C’est ignoble ! Mais cela ne leurportera pas chance. La Main Rouge saura bien les dénicher n’importeoù qu’ils soient cachés, et alors, gare à eux ! La vengeancedes lords sera terrible !

– En somme, combien reste-t-il à peu prèsd’hommes dans l’île ?

– Une soixantaine, sans compter lesEsquimaux, bien entendu, et les femmes russes.

– Les femmes russes ne sont donc pasparties ?

– Non. Elles sont installées, avec leurprophète, dans une vallée de l’intérieur de l’île, et elles ontpris des amoureux parmi nos gens.

– Encore une question, fitM. Bondonnat, pourquoi vos camarades ne sont-ils pas touspartis avec le Hollandais ?

– C’est que les uns ont peur de désobéiraux Lords. Les autres sont des vétérans comme moi, qui ne demandentpas autre chose que de passer ici tranquillement leurs derniersjours. Puis il y en a qui espèrent que la Main Rouge leur donnerade grandes récompenses pour leur fidélité.

M. Bondonnat prit congé du vieux banditet, toujours suivi de son fidèle cosaque, s’engagea dans le sentierqui se dirigeait vers l’intérieur.

Il n’avait pas fait une centaine de pas qu’unétrange personnage se dressa devant lui. C’était un homme d’uncertain âge, dont les cheveux gris flottaient en désordre sur lesépaules ; sa barbe lui descendait jusqu’au milieu de lapoitrine, et, sauf une légère ceinture, il était complètementnu ; son nez camard était surmonté de solides besicles decuivre, et il semblait humble et craintif.

M. Bondonnat se frotta les yeux pour voirs’il n’était pas le jouet de quelque hallucination ; mais lecosaque faisait déjà des signes au nouveau venu, qui lui répondaitavec un amical sourire.

– C’est M. Rominoff, expliqua-t-il. Voussavez, le prophète dont je vous ai parlé.

– Ah ! fort bien ! Je suisenchanté de faire sa connaissance ! Il va sans doute nousapprendre, lui aussi, des choses intéressantes.

Le prophète s’était avancé. Rapopoff fit lesprésentations et, tout aussitôt, la conversation s’engagea enlangue russe ; M. Bondonnat, le premier, exposa sasituation et raconta ses aventures ; puis il pria soninterlocuteur de lui dire les siennes.

– Ah ! monsieur, dit tristementl’apôtre vitaliste, ce qui m’arrive est inimaginable. J’ai vraimentdu malheur, et je suis heureux de rencontrer un homme comme vous, àqui je puisse confier mes peines. Ces bandits de la Main Rouge sontd’infâmes coquins !

– Je m’étonne que vous soyez resté parmieux, au lieu de continuer votre voyage.

– Cela n’a pas été possible. Cesmisérables se sont emparés des jeunes femmes que j’avais convertiesà ma doctrine, et se les sont appropriées ! Je dois dire,d’ailleurs, qu’elles ne se sont pas fait beaucoup tirer l’oreillepour devenir les compagnes de ces bandits.

– À votre place, je ne m’en serais plusoccupé !

– C’est bien ce que je comptaisfaire ; mais ces drôles ont capturé ma respectable épouse,Mme Rominoff, et l’ont, comme ses compagnes, faitservir à l’assouvissement de leurs passions brutales ; je nepouvais abandonner ma femme dans une pareille circonstance, je suisdonc resté.

– Je vous plains très sincèrement, ditM. Bondonnat qui, malgré la gravité de cette confidence, avaitpeine à s’empêcher de rire.

– Vous ne connaissez pas toute l’étenduede mon malheur ! Ces misérables, au nombre de vingt-neuf, sontchacun, pendant dix jours, à tour de rôle, les époux d’une de mesélèves ; la seule faveur qu’ils m’aient accordée par amour del’égalité, c’est de me compter comme trentième, de sorte que jepasse dix jours par mois seulement en compagnie de ma malheureuseépouse.

Après avoir reçu le juste tribut decondoléances que M. Bondonnat accorda à sa lamentablesituation, le Russe raconta comment les bandits avaient forcé lecapitaine Wilhelm, le revolver sur la tempe, à les emmener dans sonnavire ; puis il ne résista pas au désir d’exposer à un savantaussi distingué que M. Bondonnat les grands traits de sathéorie vitaliste.

– Ce qui rend la vie de l’homme sicourte, expliqua-t-il, et ce qui le rend lui-même si malheureux etsi pervers, ce sont les raffinements maladifs qu’il a introduitsdans sa manière de vivre. Je prêche, moi, le retour à lasimplicité ; pas de vêtements inutiles et malsains, pasd’aliments épicés et indigestes, pas de feu, pas de maison, voilàle secret du vrai bonheur ! Ainsi, voyez, moi, je me portecomme un charme !

– Il me semble, objecta timidementM. Bondonnat, qu’il y a quelque exagération dans votre manièrede voir.

– Nullement, répéta le prophète avecaigreur. L’homme nu devient d’une force et d’une beauté admirables,et la nature, comme elle le fait pour les autres animaux, ne tardepas à recouvrir son corps d’un moelleux pelage naturel qui ledéfend contre la rigueur des saisons. Regardez, cettetransformation a déjà commencé pour moi.

Et le prophète Rominoff montra, avec orgueil,sa poitrine velue que le capitaine Wilhelm Van Blook avait comparéeau dessus d’une malle.

– De plus, continua-t-il avec véhémence,je couche toujours en plein air. Les maisons et les lits ne sontqu’une mauvaise habitude. J’ai vu, en Sibérie, des Kalmouks dormirdans la neige par un froid de dix degrés, et ils ne s’en portaientpas plus mal, bien au contraire !

« Je n’allume jamais de feu et je nemange jamais d’aliments cuits. Mon ordinaire se compose de fruitset de racines et, en cas de nécessité, de viande et de poissoncrus.

– Et, jusqu’ici, demanda le docteur,aucune de vos adeptes n’est morte de pleurésie, de grippe ou defluxion de poitrine ?

– Nullement. Elles se portent àmerveille, quoiqu’elles ne possèdent pas encore – mais cela netardera guère – l’épaisse fourrure dont la nature a doué tous lesanimaux des pays froids. Il est vrai que le climat de cette île estbeaucoup plus tempéré qu’on ne pourrait le croire, étant donné salatitude.

« Cela doit tenir à l’existence d’uncourant marin très chaud venu des régions équatoriales.

« Je vous ferai visiter le vallon oùhabitent mes dix élèves et leurs vingt-neuf époux ; vousverrez qu’au point de vue de la végétation, aussi bien qu’àd’autres égards, c’est un vrai paradis terrestre.

– J’irai voir cela, oui, mais pasaujourd’hui, et, tenez, il me vient une idée, accompagnez-moijusqu’à mon laboratoire.

– Pourquoi donc ?

– Je veux vous faire un cadeau. Vous vousêtes plaint tout à l’heure de l’insuffisance du système pileux chezvos adeptes. Je vais vous donner un élixir composé par moi et grâceauquel, en peu de jours, j’en réponds, vos charmantes élèves serontpourvues d’un vêtement naturel aussi chaud et aussi moelleux quecelui que possède la chèvre du Tibet ou même l’ours blanc.

Le prophète Stépan Rominoff accepta cetteoffre avec une vive gratitude, et il quitta le laboratoire chargéd’une bonbonne remplie du précieux élixir capillogène découvert parM. Bondonnat.

Resté seul avec le cosaque, le vieux savantlui déclara qu’il allait profiter du relâchement de la surveillanceet commencer le jour même à faire les préparatifs d’une évasion quidevait avoir les plus grandes chances de succès.

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