Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE III – Règlement de comptes

Joë Dorgan venait de passer la soirée chezCarmen Hernandez, dont il était, depuis plusieurs semaines déjà, lefiancé officiellement reconnu.

Le mariage, annoncé à grand fracas par toutela presse new-yorkaise, devait avoir lieu dans trois jours, et iln’était bruit que des merveilleux cadeaux que les membres du groupearistocratique des Cinq-Cents avaient envoyés à la jeune fille.

Baruch nageait dans la joie. L’avenirs’étendait devant lui comme un ciel sans nuages. Il avaitdécidément gagné la terrible partie qu’il avait jouée. Le matinmême, il avait signé, chez l’homme d’affaires d’Harry Dorgan, lesarrangements qui le mettraient définitivement en possession dutrust des maïs et cotons.

Il ne voyait aucune ombre à son bonheur.

– Encore trois jours ! avait-il dità doña Carmen en prenant congé d’elle. Ces trois jours vont mesembler bien longs.

– Je n’en doute pas, avait répondu lajeune fille avec un étrange sourire. Mais ne faut-il pas, en touteschoses, se montrer patient ?

Et, dans un geste digne d’une reine, la jeunefille avait tendu sa main à Baruch, qui, comme il faisait chaquesoir, y avait déposé un baiser à la fois respectueux et tendre.

Il pouvait être à ce moment dix heures dusoir. Le jeune homme remonta dans son auto et ne tarda pas às’absorber dans une agréable méditation.

– Carmen est charmante,songeait-il ; un peu fière, un peu dédaigneuse et froide, maisje finirai bien par me faire aimer d’elle. J’ai réussi des chosesplus difficiles que cela… Après tout, qu’elle reste aussicérémonieuse qu’elle voudra, une fois que j’aurai touché ladot…

Baruch prit le cornet acoustique quiaboutissait à l’oreille du chauffeur :

– Vous stopperez à l’entrée de laTrentième avenue, dit-il.

– Well, sir ! réponditl’homme obséquieusement.

Et l’auto fila à toute vitesse à travers lesavenues déjà désertes.

Un quart d’heure plus tard, Baruch mettaitpied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l’attendre,remontait à pied la Trentième avenue, le pardessus remontéjusqu’aux oreilles, comme s’il eût craint d’être reconnu.

Il passa en face du magnifique hôtel habitépar le docteur Cornélius, contourna les hautes murailles du jardinet se trouva dans une ruelle déserte, bordée de masuresbranlantes.

Il s’arrêta en face d’une cahute de planches,en bordure d’un terrain vague qu’entourait une palissade, et frappaquatre coups régulièrement espacés.

Une porte s’ouvrit, et Baruch se glissasilencieusement dans une salle basse qu’une lampe à huile,suspendue au plafond, éclairait d’une lueur tremblotante. C’estdans ce local qu’avaient lieu les répartitions de butin que lesLords de la Main Rouge faisaient à leurs affiliés à des époquesrégulières.

En entrant, Baruch aperçut Fritz et Cornélius,assis à une petite table sur laquelle s’empilaient des carrés depapier portant, à l’un des angles, la signature de la Main Rouge.Une petite boîte, encore à demi pleine de bank-notes et d’aiglesd’or, était à côté de Fritz.

– Eh bien ! demanda joyeusementBaruch, la répartition est-elle terminée ?

– Elle vient de finir à l’instant,répondit Cornélius.

– J’y aurais assisté aussi comme decoutume, mais un fiancé bien épris a des devoirs…

– Que nous comprenons parfaitement,murmura Fritz sur le même ton jovial. Vous êtes tout excusé, moncher !

– Nous n’avons, je pense, reprit Baruch,aucune raison de rester plus longtemps dans ce taudis. Nous seronsbeaucoup mieux ailleurs pour causer.

– C’est ce que j’ai pensé, fit Cornélius.J’ai fait servir un petit souper dans mon laboratoire ; là,nous ne serons dérangés par personne.

Les trois Lords de la Main Rouge sortirent unà un de la maisonnette et s’engagèrent dans la ruelle, en ce momenttout à fait déserte.

Ils rentrèrent dans le jardin de Cornélius parune petite porte dont celui-ci avait la clef, et bientôtl’ascenseur les déposa dans le vestibule du laboratoiresouterrain.

Cornélius ouvrit une porte.

Ce fut un éblouissement. Sans doute, en raisonde la solennité des circonstances, Cornélius avait ordonné demagnifiques préparatifs. La vaste salle voûtée était éclairée parune centaine de lampes électriques, dissimulées par des massifs defeuillage et de corbeilles de fleurs. Les cadavres à demidisséqués, les appareils effrayants ou étranges étaient cachés auxregards sous de lourdes tentures de velours orangé.

Cornélius n’avait laissé en évidence qu’unegrande vitrine, où se trouvaient des statues de cire, coloriéesavec tant d’art qu’elles donnaient l’illusion de la vie.

Au centre du laboratoire, se dressait unetable couverte de vaisselle plate et de cristaux rares, quedécoraient des gerbes de roses et d’orchidées. Deux dressoirs luifaisaient pendant : l’un chargé de flacons poudreux des crusles plus célèbres du monde, l’autre de pâtisseries et de fruitsmagnifiques disposés sur des compotiers de vermeil.

Léonello se tenait dans un coin, occupé auxderniers préparatifs.

– J’espère, fit Cornélius, que vousn’aurez pas trop à vous plaindre de mon hospitalité.

– Elle est digne des Lords de la MainRouge, s’écria Baruch avec enthousiasme.

– À table, messieurs ! La soiréed’aujourd’hui est doublement solennelle pour nous. Elle marque lecouronnement d’une des plus audacieuses entreprises qui aientjamais été tentées !…

Les trois bandits s’assirent, et, tout ensavourant les mets délicats que Léonello leur servait dans desplats recouverts de cloches de vermeil, ils commencèrent à discuterdes importantes affaires qui avaient motivé leur réunion.

Tout d’abord, on but aux fiançailles del’heureux Baruch, le futur époux d’une des plus belles héritièresde New York et la plus riche peut-être.

Cornélius, avec son ironie quelque peucaustique, ne se fit pas faute de rappeler au fiancé lescirconstances qui avaient accompagné l’assassinat de PabloHernandez, alors que Baruch habitait Jorgell-City. Il rappelaégalement comment, tenu en rigueur par son père, Baruch en étaitréduit à escamoter les bijoux de sa sœur, miss Isidora, ou àélectrocuter les passants pour se procurer quelques dollars etaller les jouer au club du Haricot Noir.

Baruch était si heureux, ce soir-là, qu’il nese fâcha même pas de cette évocation d’un passé sanglant.

– Qu’importe tout cela !s’écria-t-il. Ce sont des faits qui sont aussi loin de nous, aussihors de notre pouvoir, que peut l’être l’histoire de l’empereurNéron ou la destruction de Babylone… Baruch n’existe plus, grâce àla science toute-puissante du docteur Cornélius. Il n’y a plus,devant vous, que Joë Dorgan, l’homme le plus riche de toutel’Amérique dans quelques jours et, en ce moment même, le plusheureux peut-être !

« Je vous le déclare ici, mes amis, jen’ai pas l’ombre d’un remords. Je suis fier de l’énergie qui m’apermis d’accomplir des actes qui épouvanteraient le commun desmortels.

– Vous ne souffrez donc plus, demandasournoisement Cornélius, de ces « cauchemars du samedi »qui vous ont tant effrayé à une certaine époque ?

Baruch eut un haussement d’épaules.

– Bah ! fit-il, j’ai fini pardompter mes nerfs. Ma santé est en ce moment aussi bonne quepossible.

– À votre santé ! s’écria Fritz.

Tous trois rapprochèrent leurs coupes pleinesd’un vieux vin de lacrima-christi aux reflets d’or, et burent ensilence.

La conversation se continua ainsi jusqu’à lafin du repas.

Elle ne prit une allure plus sérieuse quelorsque Léonello eut enlevé le dessert et apporté le café, lesliqueurs et les cigares.

– Mes amis, dit Baruch en tirant de sapoche un carnet couvert de chiffres, il est temps de parler dechoses pratiques. Comme ma dépêche de ce matin vous l’a appris,nous sommes maintenant entrés en possession du trust des cotons etmaïs. Grâce aux sages précautions que nous avions prises, Harry n’atouché, en tout et pour tout, de l’héritage paternel que vingtmillions de dollars, tandis que la part de chacun de nous dépassequatre-vingts millions de dollars… Encore cette somme est-elleappelée à doubler dans un laps de temps très court, à cause del’extension, pour ainsi dire automatique, du trust qui, à un momentdonné, doit englober toute la production américaine. Voici lesdétails des chiffres que vous pourrez vérifier vous-mêmes.

Cornélius d’abord, puis Fritz examinèrent avecune attention méticuleuse le carnet de Baruch et le trouvèrentparfaitement en règle.

Par un scrupule, assez fréquent chez lescoquins de sa trempe, Baruch avait fait preuve, dans ce partage,d’une probité méticuleuse.

Ses deux complices le félicitèrentchaleureusement, et tous trois, sous l’influence des grands vins etdes mets de haut goût, s’abandonnèrent à leurs rêves ambitieux.

Baruch rêvait le trust des trusts,l’universelle royauté de l’argent.

– À nous trois, s’écria-t-il, nous sommesde taille à attaquer une entreprise aussi sublime. Quel roi, quelempereur posséderait une pareille puissance ? Quels rêvesgrandioses ne pourrait-on pas réaliser avec ce levier d’or entreles mains ?… Les concepts les plus audacieux, les pluschimériques deviendraient de réalisation facile !… Atteindreles planètes, pénétrer jusqu’au centre de la terre, rendre l’hommeimmortel, tout cela deviendrait possible !… La sciencen’est-elle pas souveraine maîtresse ?

Cornélius jeta quelques gouttes d’eau froidesur cet enthousiasme.

– En principe, dit-il, rien de tout celan’est impossible… Mais nous en reparlerons. Pour le moment, je suisd’avis que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de consolidernotre situation, de la rendre tout à fait inattaquable et d’éviterqu’on parle trop de nous.

– À propos, demanda brusquement Fritz,a-t-on des nouvelles de Joë ?

Ce fut Léonello qui se chargea derépondre.

– Il se trouve en ce moment, dit-il, dansla propriété que possède Harry Dorgan dans une île du lacOntario.

– N’est-ce pas là que se trouvait lebuste d’or massif aux prunelles d’émeraude ?

– Précisément. Mais la propriété est sibien gardée qu’il n’y a pas moyen d’y pénétrer. Comme je l’aiexpliqué au docteur, nous n’avons, je crois, rien à craindre delord Burydan et de ses amis. Ils sont complètement matés et ils ontbien d’autres soucis que de chercher à nous nuire.

– Parbleu, dit Baruch, je le sais bien.Les actions de la Compagnie des paquebots Éclair qu’Harry Dorganm’a intenté lui a porté un coup terrible. Il aura bien de la chances’ils sont en pleine baisse ! La perte du procès n’arrive pasà la faillite. D’un autre côté, j’ai appris que M. Bondonnatallait retourner en France, en emmenant avec lui Paganot etRavenel. Une fois livré à lui-même, Harry n’est pas de force àsoutenir la lutte.

– Je vais aussi, dit brusquementCornélius, m’arranger de façon à dissoudre la Main Rouge. Lesbandits dont elle se compose sont des alliés trop dangereux… Ilfaut faire peau neuve d’une façon complète. Nous sommes désormaisd’honnêtes milliardaires ; nous ne devons avoir rien de communavec la canaille !

Les trois bandits se séparèrent à une heureassez avancée. Baruch, en prenant congé des frères Kramm à lapetite porte de la grille, leur rappela qu’il comptait sur eux pourassister à son mariage, qui devait être d’une somptuosité sansprécédent, même dans le monde des milliardaires. Tous deuxl’assurèrent de leur exactitude. Il leur donna un derniershake-hand, et, le cigare aux dents, en flâneur, descenditnonchalamment la Trentième avenue.

Son auto l’attendait à la place où il l’avaitlaissée. Après y être monté, il s’étendit tout de son long sur lessomptueux coussins, les yeux mi-clos, savourant le plaisir de sesentir emporté avec une vertigineuse vitesse et se laissant bercerpar sa rêverie.

« Le trust des trusts ! songeait-il.Il faudra que j’arrive à convaincre Cornélius. Sa science m’estnécessaire pour mener à bien un projet aussi magnifique. Que seronttous les chefs d’État en présence de celui qui sera l’uniquedétenteur de ce métal magique, de cet or que les alchimistesappelaient « l’essence de soleil ». Et quand je seraidevenu le roi des rois, l’empereur des empereurs, qui osera mereprocher d’avoir sacrifié à la réalisation d’une idée aussigrandiose quelques existences inutiles !… »

La vitesse de l’automobile avait encoreaugmenté.

Elle était devenue vertigineuse.

Baruch regarda machinalement par la portièreet ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait. C’étaient descahutes de planches des terrains vagues, tout un misérable paysagede banlieue, que les rayons de la lune éclairaientsinistrement.

– Ah ça ! grommela-t-il, cechauffeur est ivre ! Ce n’est pas du tout le chemin…Chauffeur !

Un ricanement sardonique fut la seule réponsequ’il reçut à ses réclamations.

Au même moment, deux ressorts se déclenchèrentavec un bruit sec. Deux fortes plaques de tôle, glissant dans leursrainures, vinrent obturer complètement les glaces des portières.Une obscurité profonde régna dans l’intérieur du véhicule.

Baruch était pris comme un rat dans uneratière. Il cria, trépigna, menaça, sans qu’on fît la moindreattention à ce qu’il disait.

Voyant que tout ce qu’il faisait étaitinutile, le bandit se tint coi. Il comprenait maintenant que savoiture avait été remplacée par une autre exactement semblable enapparence. Son chauffeur avait sans doute été assassiné, et lui, ilétait prisonnier.

Prisonnier de qui ?

Là gisait l’angoissant mystère.

Il souhaitait de tout son cœur d’être tombédans les mains de véritables malfaiteurs. Avec ceux-là, il enserait quitte pour une rançon.

« Ce n’est pourtant pas la police,songeait-il en essayant de se rassurer lui-même. Si l’on avait dûtenter quelque chose contre moi de ce côté, j’en aurais déjà étéprévenu. La Main Rouge a, dans les bureaux du Police-Office, desagents dévoués ; comme elle en a partout… Qui sait ?C’est peut-être un amoureux de Carmen qui m’enlève pour empêchermon mariage ? »

Baruch se livra ainsi, pendant quelquesminutes, à toutes sortes de suppositions extravagantes, mais il neput en échafauder une seule qui lui parût vraisemblable en fin decompte.

L’auto qui lui servait de prison allaitmaintenant à une allure plus raisonnable. Enfin, elle ralentit samarche et, brusquement, stoppa.

Baruch eut une minute d’angoisse. Il sedemandait avec impatience si on n’allait pas bientôt le fairedescendre, lui expliquer à la fin ce qu’on voulait de lui.

Il avait pris en main son browning, en casqu’il eût affaire à des assassins, décidé à vendre chèrement savie.

Tout à coup, les deux portières s’ouvrirent enmême temps et, avant qu’il ait pu faire usage de son arme, quatrehommes d’une stature herculéenne l’empoignèrent et legarrottèrent.

– Où suis-je ? criait-il. Quiêtes-vous ? Vous vous trompez. Je suis le milliardaire JoëDorgan. Si vous êtes des bandits, je suis prêt à vous payer tellerançon que vous me demanderez !…

Personne ne lui répondit.

Mais, pour le réduire complètement au silence,un des hommes le bâillonna avec un mouchoir, pendant qu’un autrelui bandait les yeux. Puis il se sentit soulever de terre etemporter comme une masse inerte.

Bientôt, au bruit qu’il perçut, à la légèresecousse qu’il ressentit, il comprit qu’on l’avait déposé dans lacage d’un ascenseur.

Il entendit l’appareil s’arrêter.

De nouveau, brutalement saisi, emporté, on leposa à terre ; on lui arracha son bandeau et son bâillon.

Une porte se referma bruyamment, et Baruch setrouva au milieu d’épaisses ténèbres.

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