Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE III – Le musée secret

Dès lors, une existence toute nouvellecommença pour M. Bondonnat. Il ne revit aucun tramp en factiondevant la porte de son laboratoire. On avait renoncé à lesurveiller ; on le négligeait tellement qu’à plusieursreprises on oublia de lui apporter à manger.

Le vieux savant dut se faire conduire, par lepère Marlyn, jusqu’à l’endroit où se trouvait le nouveaucommandant, un certain Mongommery, que M. Bondonnat avait euaussi l’occasion de guérir d’un commencement de deliriumtremens.

Mongommery était un personnage insouciant etaussi paresseux qu’il était ivrogne. Sa manière de voir se résumaitdans une formule qui répondait à tout, et qu’il répétait cent foisdans le cours de la journée : ne compliquons pas leschoses.

– Savez-vous, monsieur Bondonnat, dit-ilau savant, que cela fait un grand dérangement d’aller vous porter àmanger deux fois par jour !

– Je ne puis pourtant pas mourir de faim.Si je vous embarrasse, rendez-moi la liberté.

– Ça, c’est une autre affaire. Necompliquons pas les choses. Le cosaque ira deux fois par jourchercher vos vivres à la cantine.

Et Mongommery ajouta, à la grande satisfactionde M. Bondonnat :

– Il y a des camarades qui auraient vouluque je vous boucle plus étroitement, mais à quoi bon ! Çam’est bien égal que vous connaissiez l’île, puisque vous devezprobablement y finir vos jours, et je ne serai pas si bête que monprédécesseur, Sam Porter, qui avait laissé un aéroplane à votredisposition ! Il ne faut rien compliquer. Je suis bien sûr,moi, que vous ne vous évaderez pas d’ici.

M. Bondonnat se sépara du nouveaucommandant, qui voulait à toute force lui faire boire un verre dewhisky, dans des termes presque cordiaux ; le savant étaitenchanté d’avoir reconquis une liberté relative, et il en usa, cejour-là et les suivants, en entreprenant, en compagnie de sonfidèle Rapopoff, d’interminables promenades d’exploration dansl’intérieur de l’île.

Il fut surpris de voir que ce territoire,qu’il avait cru stérile, abondait en richesses de toutes sortes etqu’il était parfaitement outillé, fortifié et organisé.

Dans la région du nord qui comprenait unevaste baie parsemée d’îlots rocheux, se trouvait la colonie desphoques à fourrure, soignés par une centaine d’Esquimaux quis’occupaient aussi de la pêche et de la préparation des peaux.Leurs cahutes de gazon formaient un pittoresque village au fond dela baie. M. Bondonnat avait soigné quelques-uns de ces pauvressauvages, aussi l’accueillirent-ils avec enthousiasme.

Plus tard, il visita, au centre de l’île, unvéritable village où se trouvaient les casernes des tramps,maintenant presque vides, l’arsenal, les magasins de vêtements, devivres et de munitions ; il vit aussi, à peu de distance deson laboratoire, le luxueux cottage réservé aux Lords de la MainRouge, quand ils séjournaient dans l’île.

Il n’y eut que la partie sud qu’il ne puttraverser, car c’était là que se trouvait l’atelier des faussaireset les fabriques de bank-notes et de faux dollars ; enfin, ilinspecta les batteries de canons dernier modèle installées sur leshauteurs et qui mettaient l’île en état de soutenir un longsiège.

Mais ce qui le charma le plus, ce fut lacampagne admirablement cultivée et coupée, çà et là, de bois debouleaux, de sorbiers et de saules, les essences qui résistent lemieux au froid. Le gibier abondait, les rennes, les castors, lesrenards à fourrure et tous les oiseaux aquatiques pullulaient. Desruisseaux d’eau vive, qui couraient à travers les prairies, étaientremplis de saumons et de truites. Grâce au bienfaisant courantd’eau chaude, cette île, que l’on eût cru désolée, eût pu passerpour un véritable éden.

Dans ses promenades, M. Bondonnat n’eutgarde d’oublier le prophète Rominoff et ses adeptes, campés augrand air dans une clairière bien abritée du vent. Là, il reçut lesfélicitations de toutes les dames, qui le remercièrent de sonélixir capillogène, dont elles commençaient à ressentir lesbienfaisants effets.

C’est en quittant le prophète vitaliste queM. Bondonnat et Rapopoff atteignirent une région inculte etdésolée, située tout à fait à l’ouest de l’île. Le sol tourmentéétait hérissé de blocs de granit et couvert seulement, parendroits, d’un gazon rare.

À certaines places, il y avait des maresstagnantes, bordées de saules nains, où s’ébattait tout un monded’oiseaux aquatiques, canards sauvages, vanneaux, pilets,sarcelles, pluviers. M. Bondonnat remarqua, même, quelquescygnes et quelques oies sauvages qui s’envolaient à grandsbattements d’ailes. Il était évident que cette région n’était querarement visitée par les habitants de l’île, et il en comprit laraison en apercevant, sur un rocher, une main rouge grossièrementtracée avec de la peinture.

– Ce doit être, dit-il, un coin interditaux bandits et que les Lords se sont réservé.

– Peut-être pour y chasser, petitpère ? dit le cosaque.

– Je ne crois pas cela. Cetteinterdiction doit avoir une cause plus sérieuse, et nous allonstâcher de la deviner.

Ils dépassèrent le rocher sur lequel étaitpeinte la main rouge, et ils s’engagèrent dans un vallonprofondément raviné, bordé de falaises de roc où des eiders et desaigles de mer avaient installé leurs nids.

Au fond de ce vallon, il y avait un sentierbien tracé, sur lequel se remarquaient des empreintes de pas et deroues de voiture. Ils le suivirent pendant quelque temps. Ilss’aperçurent bientôt qu’il allait en se rétrécissant, se changeaiten une sorte de défilé ou de ravin, que des rochers abruptsenserraient de toutes parts, ne laissant entre eux qu’un étroitpassage.

Ils avancèrent encore, mais leur déception futgrande en trouvant le chemin barré par un bloc de granit quecinquante hommes eussent eu de la peine à remuer.

– Voilà qui est singulier, ditM. Bondonnat, ce sentier avait pourtant bien l’air de conduirequelque part.

– Le bloc est peut-être tombé à la suited’un éboulement ? fit le cosaque.

– Cela ne se peut. On voit, à la couleurgrise de la mousse, qu’il y a longtemps, des années peut-être,qu’il occupe la même place.

– Et, pourtant, petit père !… ditRapopoff, regardez !…

Il montrait des traces de pas nettementcoupées par le granit, comme si quelqu’un eût marché à la place oùse trouvait maintenant l’énorme bloc.

– Il y a peut-être un passage secretdissimulé dans la pierre, dit le cosaque.

– Je ne le crois pas.

Rapopoff s’était approché du bloc comme s’ileût voulu le déplacer, mais autant aurait valu essayer de remuerune montagne.

– Je crois, dit M. Bondonnat, qu’ilvaut mieux retourner sur nos pas !…

Mais, au moment même où il prononçait cettephrase, un dernier effort du cosaque fit virer la gigantesquemasse. Le savant poussa une exclamation de surprise. Il luiparaissait impossible matériellement qu’avec ses seules forcesRapopoff eût pu obtenir un pareil résultat. Il eut bientôtl’explication de cette anomalie.

Pareil à ces pierres qui tournent, que l’onvoit dans le pays de Galles et en Bretagne, le bloc de granit étaiten équilibre. Quand on le touchait à un certain endroit, le doigtd’un enfant eût suffit pour le déplacer, c’était cet endroit que lamain du cosaque avait enfin trouvé.

En tournant, le bloc avait démasqué uneouverture ténébreuse.

– Entrons ! déclara hardimentM. Bondonnat.

– C’est cela, petit père, entrons !…répéta le fidèle cosaque.

Et, tout en parlant, il glissait quelquesgalets plats dans l’interstice du rocher, pour empêcher le bloc dereprendre, de lui-même, la place qu’il occupait.

Les deux explorateurs étaient, heureusement,pourvus d’une lampe électrique de poche. Ils l’allumèrent ets’enfoncèrent dans ce trou noir, qui ressemblait au soupirail d’unecave.

Mais ils avaient fait à peine une dizaine depas dans l’étroit corridor, aux parois scintillantes de salpêtre,qu’ils débouchèrent dans une salle souterraine de forme ronde,entièrement emplie d’armoires vitrées disposées de façonconcentrique.

Tout d’abord, ils ne virent pas bien ce querenfermaient ces armoires ; mais, quand ils s’en furentapprochés, ils reculèrent avec un frisson de dégoût et d’horreur.Cette salle souterraine, dont le hasard leur avait livré le secret,était un véritable musée anatomique. Il y avait là des centainesd’organes, des corps entiers conservés en apparence dans toute leurfraîcheur par des procédés inconnus.

Immergés dans de vastes bocaux, d’après laméthode du docteur Carrel sans doute, encore perfectionnée, descœurs palpitaient au milieu d’un liquide incolore, des poumonss’enflaient et se dégonflaient avec un bruit haletant, des massesd’entrailles bleues et vertes se tordaient, encore agitées desmouvements reptiliens qui accompagnent la digestion chez les êtresvivants.

Il y avait encore, dans une grande éprouvettede cristal, des fœtus vivants dont les vaisseaux ombilicaux étaientprolongés par des tubes de caoutchouc qui venaient aboutir à uneétrange pompe de cristal, pleine de sang tiède.

Le premier mouvement de stupeur passé,M. Bondonnat se trouva puissamment intéressé par cetteeffarante collection. Jamais il n’avait vu d’aussi admirablespièces anatomiques.

Il constata là le résultat de découvertesencore complètement inconnues de la science officielle, et il sedemanda, tout pensif, quel était le grand savant qui, capabled’opérer d’aussi prodigieuses trouvailles, était en même temps unchef de bandits. Il s’expliquait maintenant qu’on l’eût enlevé,lui, savant, dans le seul but de s’approprier ses découvertes.

– Il fallait, en somme, pensait-il, queces bandits fussent parfaitement au courant de mes travaux. Maisquel dommage qu’un pareil homme préside à une tourbe d’assassins etn’agisse pas franchement, en travaillant au grand jour !

Plongé dans ses réflexions, M. Bondonnatcontinuait à examiner les pièces anatomiques. Il était arrivé à unepartie de la salle où se trouvaient debout, dans leur cercueil decristal, des corps admirablement embaumés. La peau avait conservéson coloris, et les membres leurs dimensions exactes ; lesvisages, aux lèvres rouges, n’étaient ni ternis ni décomposés. Oneût dit que tous ces êtres humains vivaient encore d’une viemystérieuse et n’attendaient qu’un ordre du maître pour quitterleur immobilité pensive.

Rapopoff, pendant tout cet examen, donnait lessignes de la plus vive terreur ; ses dents claquaient, et ilregardait M. Bondonnat d’un air suppliant, comme pourl’adjurer de sortir au plus vite de cet antre diabolique.

Tout à coup, il se rejeta en arrière, avec unvéritable hurlement.

– Petit père ! petit père !s’écria-t-il, il est là !…

Il montrait du doigt une vitrine dans laquelleM. Bondonnat, stupéfié d’épouvante à son tour, aperçut sonexacte ressemblance, son double, un autre Bondonnat en chair et enos, qui, admirablement embaumé, semblait le contempler avec unsourire tranquille.

– Ça, par exemple, s’écria le vieuxsavant, c’est trop fort ! Je me demande comment l’on a putruquer un sujet de façon à obtenir une si effarantesimilitude !

M. Bondonnat et le cosaque demeurèrentcinq bonnes minutes dans un silence profond, littéralementidiotisés de stupeur ; mais brusquement le vieillard se frappale front avec un cri de triomphe :’

– Le voilà ! s’écria-t-il, le moyend’évasion sûr, remarquable et pratique !

– Que voulez-vous dire, petitpère ?

– Tu verras ! Mais il va faire nuitdans une heure ; nous ne partirons d’ici que quand l’obscuritésera complète.

– J’aimerais mieux m’en aller, protestaRapopoff avec énergie.

– Non, tu vas me comprendre. Quand nousnous en irons, nous emporterons avec nous l’autre, leBondonnat que tu vois là dans la vitrine !

Ce ne fut pas sans peine que le cosaque selaissa persuader. Mais enfin, à force d’arguments et dedémonstrations, il finit par céder.

Quand tous deux quittèrent le musée anatomiquesouterrain, dont ils eurent soin de refermer la porte de roc,Rapopoff portait sur ses épaules un lourd fardeau, enveloppé d’unetoile grise.

*

**

Deux jours plus tard, le doyen des tramps, lepère Marlyn, entra, comme il le faisait quelquefois, dans lelaboratoire, pour prendre des nouvelles de M. Bondonnat.

Trouvant toutes les portes grandes ouvertes,il traversa successivement la salle d’expériences et labibliothèque, et arriva ainsi à la chambre du savant, mais ils’arrêta sur le seuil, stupéfait et consterné.

M. Bondonnat était mort, et son cadavre,jeté en travers du lit défait, pendait lamentablement la tête enbas.

Le père Marlyn appela :

– Rapopoff, au secours !

Et comme Rapopoff ne venait pas, le vieuxtramp se mit, mais vainement, à sa recherche. Le cosaque avaitdisparu.

Très remué par ce qu’il venait de voir, etmême sincèrement affligé – car le vieillard, comme tous les gens del’île, adorait M. Bondonnat –, le père Marlyn s’empressad’aller avertir le commandant Mongommery.

Celui-ci sortit de son apathie habituelle etse rendit en hâte au laboratoire pour procéder lui-même à uneenquête ; et le premier résultat de ses investigations fut dedécouvrir, à l’angle de la tempe du cadavre, une blessure assezprofonde.

Il était encore occupé de ses macabresinvestigations lorsqu’un Esquimau, qui le cherchait depuis uneheure, vint lui annoncer que deux des meilleurs pêcheurs de la baieavaient disparu la nuit précédente, en emmenant avec eux la plusgrande des embarcations.

Personne ne les avait vus partir ; maisil était hors de doute qu’ils s’en étaient allés sans esprit deretour, car ils avaient emporté leurs blouses en peau de phoque,ornées de verroteries, leurs colliers de dents de morse et tout cequ’ils avaient de plus précieux dans leur case.

Cette révélation fut un trait de lumière pourle commandant Mongommery. Avec une perspicacité dont il s’étonnaitlui-même, il venait de reconstruire d’un seul coup le drame dansson cahier.

– Je vois ce qui s’est passé comme si j’yavais assisté, déclarait-il aux tramps qui l’entouraient, c’est lecosaque qui a tué ce pauvre vieux pour le voler, sans nul doute. Etil a dû décider les Esquimaux à l’accompagner dans sa fuite.

– C’est dommage, dit le père Marlyn,qu’on ne puisse tordre le cou à ce gueux de Rapopoff.

– Bah ! fit Mongommery, à quoibon ? Il doit être loin à l’heure qu’il est. Nous ne savonspas quelle direction il a prise, d’ailleurs, et je ne voudrais pasaventurer une de nos embarcations dans une pareille poursuite.

L’hypothèse de Mongommery se trouva vérifiéepar une autre circonstance. On constata qu’un petit meuble, oùM. Bondonnat avait serré une liasse de bank-notes que lesLords de la Main Rouge – bien malgré lui, d’ailleurs – lui avaientremises dans un précédent voyage, avait été fracturé et que lesbank-notes avaient disparu.

Mongommery était assez embarrassé. Pour sondébut dans les fonctions de gouverneur, c’était là une désagréablehistoire ; mais il ne pouvait laisser passer un tel fait sansen avertir les Lords de la Main Rouge.

Grâce à l’appareil de télégraphie sans filinstallé au centre de l’île, il expédia aussitôt une dépêchechiffrée et, une heure après, il en recevait la réponse. Elle étaitainsi conçue :

Les Lords de la Main Rouge sont trèsmécontents de votre négligence, au sujet de laquelle ils seréservent de faire une enquête. Les coupables seront sévèrementpunis. En attendant, redoublez de vigilance. Tenez-vous sur lequi-vive. L’île peut être attaquée d’un moment à l’autre.

Mongommery fit la grimace à la lecture de cemessage. L’assassinat du vieux savant le plaçait dans une positionsingulièrement fausse. En effet, lors du départ de Job Fancy, ilavait été convenu que les Lords de la Main Rouge ne seraientprévenus de cette désertion que lorsque les fugitifs auraient eu letemps de se mettre en sûreté.

Mongommery avait fidèlement tenu parole ;mais il s’apercevait un peu tard que, faute d’avoir dit la vérité,c’était lui qui allait être rendu responsable non seulement de lamort du vieux savant, mais encore de l’évasion du commandantJob.

Il regagna son logis, furieux, se demandantcomment il sortirait de cette ornière ; et, dans sapréoccupation, il oublia même de donner les ordres nécessaires pourqu’on procédât à l’inhumation du vieux savant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer