Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

TREIZIÈME ÉPISODE – La fleur dusommeil

CHAPITRE PREMIER – Le voleurinvisible

Les quais du petit port de Basan présentaientce matin-là une vive animation. Des coolies japonais, tagals,chinois et malais s’occupaient activement à décharger une grandejonque à la poupe dorée, aux voiles de bambou tressé, dont lacargaison se composait de porcelaines venues de la grande île deNippon, de nids d’hirondelles récoltés dans les cavernes deSumatra, d’holothuries, de confiture de gingembre, de pousses debambou confites dans du vinaigre et d’autres aliments exclusivementasiatiques.

L’arrivée de la jonque, qui mettait en émoitous les négociants de la petite ville, n’était pas la seule causequi excitât la curiosité des badauds.

Peu de temps après la jonque, une grandebarque de pêche était entrée dans le port. Elle était montée parquatre hommes : deux Esquimaux, un cosaque – ou un Kalmouk, autype tartare très accusé –, enfin, un Européen, que l’on supposaitêtre anglais ou français, et dont la physionomie, encadrée par delongs cheveux d’un blanc de neige et de larges favoris, exprimaitla douceur et l’intelligence.

Ce vieillard – sans nul doute le propriétairede l’embarcation – était luxueusement vêtu d’une pelisse doublée derenard bleu et coiffé d’une toque de la même fourrure. Il avaitavec lui de nombreux bagages, que ses trois serviteurs se hâtèrentde tirer hors de la barque et de déposer sur le quai.

Ils avaient à peine terminé lorsque legouverneur du port – un Japonais nommé Noghi – s’avança, au milieud’une grande affluence de curieux, pour demander des explications àl’étranger.

M. Noghi, prétentieusement vêtu d’uncomplet à carreaux de fabrication américaine, parlait trèscouramment l’anglais. C’est dans cette langue que la conversations’engagea.

Le nouvel arrivant, d’ailleurs, lui fournitimmédiatement les explications les plus satisfaisantes.

Il se nommait Prosper Bondonnat. C’était unsavant français connu dans le monde entier par ses travaux sur lamétéorologie et aussi sur la botanique et la médecine.

Il déclara qu’en se rendant de San Francisco àVancouver il avait été victime d’un naufrage, dont il n’avait pusauver que ses papiers les plus précieux, quelques appareils dephysique et une certaine somme d’argent.

À la demande du Japonais, M. Bondonnatexhiba diverses pièces qui ne laissaient aucun doute sur sonidentité.

Une fois fixé sur ce point, le gouverneur semit obligeamment à la disposition du vieux savant pour tous lesrenseignements dont il pouvait avoir besoin.

– L’île de Basan, expliqua-t-il, estcelle des possessions japonaises qui est située le plus au sud.Complètement isolée dans le Pacifique, elle se trouve à descentaines de lieues de toute terre habitée, entre les Philippineset le groupe des îles Hawaii.

– Voilà qui est regrettable, ditM. Bondonnat. Comme vous devez le supposer, mon plus vif désirserait de rentrer en France aussitôt que possible.

– Vous n’aurez pas trop longtemps àattendre. Dans trois semaines, vous pourrez prendre le paquebotaméricain qui fait le service régulier entre Shanghai et SanFrancisco.

– Voilà qui me rassure un peu. Je vaisimmédiatement télégraphier à mes enfants, qui doivent être trèsinquiets à mon sujet.

Le Japonais eut un sourire ambigu quidécouvrit ses dents pointues et releva l’angle de ses sourcilsobliques.

– Malheureusement, fit-il, l’île de Basann’est pas encore reliée au Japon par un câble électrique.

– Tant pis ! murmura le savant dontla physionomie exprima un vif désappointement. Puisqu’il en estainsi, monsieur le gouverneur, je compte sur votre obligeance pourm’indiquer les moyens de me loger confortablement.

– Pour cela, rien de plus facile. Il y aprécisément à louer, dans la banlieue de notre petite capitale,plusieurs villas toutes meublées et entourées de beaux jardins.

– Je ne regarderai pas au prix, pourvuque l’habitation soit convenable ; car je ne vous cacherai pasqu’après les émotions d’un naufrage, plusieurs nuits passées enpleine mer, j’ai besoin de me reposer : je ne suis plus jeune,hélas !

– Vous verrez que vous serez très bien.Et cette villégiature forcée vous permettra de visiter notre paysqui, très peu connu certainement en Europe, mérite, par beaucoup depoints, d’attirer l’attention d’un savant tel que vous. La faune etla flore sont très variées et n’ont guère été, jusqu’ici, beaucoupétudiées. Enfin, vous trouverez partout de pittoresques points devue et, dans l’intérieur, des ruines de temples bouddhiques quisont, dans leur genre, de vraies merveilles.

M. Bondonnat, qui s’était attendu à nerencontrer dans cette île perdue que des espèces de sauvages, sedéclara enchanté de la courtoisie du gouverneur. Au bout d’unedemi-heure, ils étaient les meilleurs amis du monde et, au boutd’une heure, le savant était devenu, moyennant la somme devingt-cinq dollars, locataire d’une délicieuse habitation entouréed’un vaste jardin.

Cette affaire une fois conclue, il revintjusqu’au quai où était amarrée l’embarcation, et, sur son ordre, lecosaque et les Esquimaux chargèrent les bagages sur leurs épaulesafin de les transporter à la nouvelle demeure.

Tous quatre traversaient les rues étroites dela petite ville, toujours accompagnés du gouverneur Noghi, quis’était constitué l’obligeant cicérone du Français.

– L’île de Basan, expliquait-il, est,grâce à sa situation toute spéciale entre l’Asie et l’Océanie,habitée par une population extrêmement variée. Il y a ici sept ouhuit races différentes : d’abord les Japonais qui sont lesmaîtres du pays et occupent les fonctions publiques, puis lesanciens habitants qui appartiennent à la race malaise ou chinoise,enfin des émigrants venus de tous les points de l’Océanie :Canaques, Tahitiens, Papous, Maoris et Fidjiens.

– Il ne manquait plus, ditM. Bondonnat, que moi et mes serviteurs pour compléter cettecollection ethnologique !

Leur conversation fut brusquement interrompuepar une série de gémissements et de cris plaintifs qui s’élevaientà l’autre extrémité de l’étroite rue qu’ils étaient en train detraverser.

Ils pressèrent le pas et se trouvèrent tout àcoup en présence d’un Océanien déjà vieux, et qui tenait entre sesbras, presque inanimée, une jeune fille au teint cuivré, sonenfant, sans doute.

C’était lui qui poussait les gémissementslamentables qu’ils venaient d’entendre.

– Que se passe-t-il donc ? demandavivement le gouverneur japonais à l’indigène.

L’homme leva les bras au ciel avecdésespoir.

– Ma fille, s’écria-t-il, ma chèreHatôuara !… morte ! perdue !… Elle vient d’êtrepiquée par une vipère à crête rouge ! Il n’y a pas deremède !

M. Bondonnat s’était avancé.

– Ma venue est vraimentprovidentielle ! dit-il. Par une chance extraordinaire, j’aiprécisément dans mon bagage quelques flacons du sérum du docteurYersin contre la morsure des serpents !

Et se tournant vers le cosaque :

– Vite, Rapopoff ! ordonna-t-il enlangue russe, ma trousse et la boîte numéro 17 où se trouvent lessérums.

Le cosaque s’empressa d’obéir.

– Sauvez ma fille, murmurait l’indigène,et tout ce que j’ai vous appartient !

Sans lui répondre, M. Bondonnat se mitimmédiatement à l’œuvre.

À l’aide de la seringue de Pravaz, il pratiquaplusieurs injections de sérum ; puis il agrandit la blessuredu bras – c’était là que la jeune fille avait été piquée – enpratiquant avec le scalpel une incision cruciale. Il fit saigner laplaie, puis la cautérisa avec quelques gouttes d’hypochlorite dechaux.

Il avait pratiqué toutes ces opérations avecune prestesse qu’on n’eût jamais soupçonnée d’un homme de sonâge.

– Oui ! fit-il, maintenant, je croisque l’on peut considérer cette charmante enfant comme à peu prèshors de danger… Y a-t-il longtemps qu’elle a été piquée ?’

– Dix minutes à peine, monsieur ledocteur, répondit en mauvais anglais l’indigène, tellement éperdude joie qu’il en demeurait stupide.

– Au revoir, mon ami, ditM. Bondonnat, vous coucherez la malade et lui ferez prendredes infusions chaudes et, à moins que mon sérum ne soit éventé – cequi arrive malheureusement quelquefois –, je crois qu’elle enréchappera.

Laissant les deux indigènes encore sous lecoup de la violente émotion qu’ils venaient d’éprouver,M. Bondonnat continua son chemin avec le gouverneur Noghi, quitint à l’accompagner jusqu’au seuil de sa demeure et qui, cheminfaisant, le remercia chaudement de son obligeance et de sa présenced’esprit.

Tous deux se séparèrent enchantés l’un del’autre.

Les maisons des Japonais ne sont généralementconstruites que de bambous et de planches légères, et les cloisonsintérieures sont ordinairement formées par des feuilles de papiertendues sur des châssis. Il n’y existe, d’ailleurs, aucun moyen dechauffage sérieux.

La maison que venait de louerM. Bondonnat était heureusement plus solide. Elle avait étébâtie quelques années auparavant par un Anglais et les murailles enétaient de briques solides. Le toit était couvert de tuiles verteset jaunes, d’un effet très pittoresque, et, ce qui fit grandplaisir à M. Bondonnat, elle était munie de portes fermant àclé.

Elle ne comprenait que quatre pièces, deux aurez-de-chaussée, séparées par un couloir qui aboutissait au jardin,et deux au premier étage.

L’ameublement était demeuré tel que l’avaitlaissé son premier propriétaire. Les sièges, très commodes, étaientde bambou et de rotin. Les gros meubles, de ce bois de camphrierrose qui est abondant dans ces parages. Enfin, la chambre àcoucher, munie d’un cabinet de toilette avec un appareil à douches,offrait un lit de fer et de cuivre protégé par unemoustiquaire.

En somme, M. Bondonnat ne pouvait espérertrouver mieux.

Le jardin, surtout, l’enchanta, avec saluxuriante végétation qu’entourait une solide palissade debambou.

Il y avait là de belles collections de lis etde chrysanthèmes, des cycas et des bananiers, des cerisiers enfleurs, des palmiers, des orangers et de superbes cocotiers chargésde fruits.

Au centre, un bassin, orné de rocailles, étaitrempli de dorades de la Chine et de poissons aux gueulesmonstrueuses, dont quelques-uns portaient de petits anneauxd’argent passés dans les ouïes.

M. Bondonnat s’installa joyeusement. Ilrangea ses papiers dans le petit meuble de camphrier à tiroirs quise trouvait dans sa chambre à coucher. C’est là aussi qu’il déposaun appareil qui servait à constater la présence des radiationsultraviolettes, et qu’il avait inventé pendant son séjour à l’îledes pendus. Cet appareil, d’une excessive sensibilité, étaitrenfermé dans un écrin.

Sans l’impatience qu’il éprouvait à la penséede passer encore trois semaines sans donner de ses nouvelles à safille, le vieux savant eût été parfaitement satisfait.

Il se proposait, d’ailleurs, de rapporter deson séjour dans cette île de Basan, qui n’avait été étudiée paraucun savant, les documents les plus curieux et peut-être, quisait ? une plante ou un animal inconnu. Après avoir fait,comme on dit, le tour du propriétaire, M. Bondonnat appela lecosaque Rapopoff et le chargea d’aller aux provisions.

Rapopoff s’empressa d’obéir, emmenant avec luiles deux Esquimaux. Il ne revint qu’au bout d’une heure, pliantsous le poids de victuailles de toutes sortes : les négociantsjaponais et tagals avaient abusé de la naïveté du cosaque pour luifaire acheter toutes sortes de comestibles hétéroclites.

Il rapportait des mets si bizarres queM. Bondonnat lui-même en demeura rêveur ; il y avait desailerons de requin confits dans la saumure, des pots de grès quirenfermaient des jeunes chiens mort-nés préparés au miel – ce quiest considéré par les mandarins comme un manger fort délicat –, duvin de riz dans des bouteilles entourées de soie violette, descocons de vers à soie dont on fait, paraît-il, des crèmesdélicieuses, enfin des vers de terre salés, de l’alcool de Kawadans une calebasse et de la confiture d’algues marines.

Nous allions oublier des conserves de bœuf deChicago, des salaisons allemandes et une foule d’autres articlesd’épicerie européenne dont l’énumération serait interminable.

Heureusement, M. Bondonnat aperçut, danstout ce fatras indigeste, une belle langouste et des fruitsmagnifiques : ananas, goyaves, nèfles du japon, noix de coco,mangues, pommes-crèmes, et jusqu’à deux des fruits volumineux del’arbre à pain, qu’il suffit de mettre au four quelques instantspour avoir un délicieux gâteau.

– Que de choses ! s’écria le savant,mais tu es fou, mon pauvre Rapopoff, il y a presque de quoi monterune boutique. Jamais nous ne pourrons manger tout cela !

– Ceux-là s’en chargeront, petit père,répondit le cosaque en montrant d’un geste éloquent les Esquimauxqui riaient d’un rire béat, la bouche fendue jusqu’auxoreilles.

M. Bondonnat était, ce jour-là, de sibelle humeur qu’il ne songea pas à gronder Rapopoff.

– Tu as raison, lui dit-il, ces deuxbraves Esquimaux, grâce auxquels, somme toute, nous devons notreliberté, reprennent la mer demain pour regagner l’île des pendus.Il est juste qu’on leur fasse fête avant de leur direadieu !

Le cosaque était devenu tout à couppensif.

– J’aime mieux, fit-il, qu’ils yretournent que moi, dans cette île maudite. Je suis sûr qu’ils yseront très mal accueillis.

– Non, dit M. Bondonnat, si jecroyais qu’il leur arrivât quelque désagrément, je les garderaisavec moi, mais il n’en sera pas ainsi ; lorsqu’ils vont à lapêche, ils restent parfois plusieurs jours en mer, pour peu qu’ilssoient entraînés par un vent contraire. Puis, comme on aura trouvémon prétendu cadavre, on n’aura pas la pensée de les inquiéter.

Les Esquimaux dépassèrent les espérances deM. Bondonnat. Ils trouvaient tout délicieux, petits chiens,vers de terre, ailerons de requin, ils dévorèrent tout. On voyaitleur panse s’arrondir à vue d’œil et M. Bondonnat redoutait, àpart lui, qu’ils ne vinssent à éclater.

Il n’en fut rien, heureusement. Les deuxpêcheurs, dont l’estomac était sans doute aussi robuste que celuides serpents boas, passèrent une nuit paisible et le lendemainmatin, frais et dispos, ils se présentèrent devant le savant pourlui faire leurs adieux.

M. Bondonnat leur permit d’emporter lesrestes du dîner oriental en guise de provisions de voyage et, cequi leur fit encore plus plaisir, il leur remit à chacun centdollars en bonne monnaie d’argent.

Rapopoff alla les reconduire jusqu’à leurembarcation et revint d’un air satisfait apprendre à son maître queles Esquimaux avaient repris la mer, favorisés par une excellentebrise du sud-ouest qui devait les mener rapidement à bon port.

Le lendemain et les jours suivants furentemployés par le naturaliste à s’installer dans sa villa, dont il semontrait de plus en plus content, puis il visita la ville, uneincohérente petite cité où les palais de brique coloriée faisaientvis-à-vis à des cahutes couvertes de feuilles de palmier et à desmaisonnettes de bambou et de papier, jolies et frêles comme desjouets.

D’ailleurs, le vieillard n’excitait plus lacuriosité de personne. Depuis qu’on savait qu’il était en bonstermes avec le gouverneur Noghi, chacun lui montrait la plusaimable prévenance.

Au cours de ses promenades, le savant put seconvaincre que M. Noghi n’avait pas exagéré en parlant dupittoresque de l’île. Placé en dehors des grands chemins de lacivilisation, ce coin de terre avait gardé toute son originalité,toute sa couleur propre ; de plus, le climat, très chaud maistempéré par la brise du Pacifique, en faisait un véritable Éden oùpoussaient à la fois toutes les plantes du Japon et une grandepartie de celles de Java et des îles polynésiennes.

L’air était délicieusement embaumé d’un parfumléger et subtil où se combinaient le musc, l’ambre et les fleurs ducitronnier. Dans cette atmosphère enchantée, le seul fait d’existerétait un véritable bonheur.

M. Bondonnat, amolli par ce climatperfide, perdait de son énergie, se laissait aller à de longuesrêveries, à des heures entières de paresse, dans son jardin touffucomme une clairière, ou sur le rivage où retentissait l’éternelleet bruissante chanson du vent dans le feuillage des filaos et desgrands cocotiers.

Le savant, en allant faire une visite augouverneur Noghi, avait appris avec plaisir que la petite indigèneHatôuara se portait aussi bien que possible, mais il n’avait plusentendu parler d’elle ni de son père.

Huit jours s’écoulèrent ainsi sans que levieux savant s’ennuyât une minute. Il fut agréablement surpris unmatin en voyant entrer chez lui sa gentille malade accompagnée deson père, qui, pour cette visite importante, avait jugé bon derevêtir un complet à grands carreaux de couleur voyante quisemblait emprunté à la garde-robe d’un clown ; un chapeau defibres de cocotier, imitant le panama, complétait ce déguisementmondain.

Hatôuara, elle, soit par bon goût naturel,soit par impossibilité pécuniaire, n’avait pas jugé à propos defaire appel aux modes européennes pour sa parure ; sescheveux, un peu crépus et d’un noir bleuâtre, étaient relevés à lamode japonaise et retenus par des épingles de corail, et ellen’avait pour tout vêtement qu’un léger kimono de soie où couraientdes arabesques de feuillage et de fleurs et qui lui laissait lesbras nus jusqu’aux coudes.

La jeune fille avait le teint couleur decuivre clair, le nez droit et délicatement modelé. Ses lèvres unpeu fortes et ses langoureux yeux noirs lui donnaient une grâcesauvage dont rien, parmi nos pâles beautés, ne peut donner uneidée.

Hatôuara était admirablement faîte ; etdans toute sa personne, de ses seins menus qui pointaient sousl’étoffe légère jusqu’à ses hanches déjà opulentes, un sculpteurn’eût rien trouvé à critiquer. Ce beau corps avait la pureté dedessin d’un vase grec ou d’une svelte fleur.

Puis il y avait en elle une vivacité demouvements, une franchise de regards et de gestes d’un charmepresque animal qui ajoutaient encore à ses autres séductions.

Hatôuara était chargée d’un filet de raphiatressé rempli des fruits les plus magnifiques. C’était un présentqu’elle venait apporter à son sauveur et qu’elle promettait derenouveler très souvent.

Rapopoff disposa dans une corbeille cesavoureux cadeau, dont la salle à manger se trouva tout embaumée.M. Bondonnat régala ses visiteurs d’une tasse d’excellent théjaune, accompagné de confitures et de gâteaux secs, et l’oncausa.

Amalu, le père de Hatôuara, avait amassé unecertaine fortune en faisant le trafic dans les îles polynésiennessur une petite goélette dont il était le propriétaire. Maintenant,ses économies solidement placées à la succursale de la banqued’Yokohama, il vivait paisiblement de ses rentes, et son seul souciétait de trouver à sa fille un époux digne d’elle.

Il accabla M. Bondonnat de questions surl’Europe, sur la France et sur Paris, et le vieux savant lerenseigna avec sa patience et sa bonté accoutumées. Quant àHatôuara, elle se tenait silencieuse, contemplant avec admirationle mobilier de la salle à manger ; puis elle alla visiter lejardin, et elle revint au moment où Amalu voulait à toute forcefaire accepter au docteur, à titre d’honoraires, plusieurs piècesd’or anglaises. M. Bondonnat refusa énergiquement, au grandchagrin du brave homme.

– Que pourrais-je donc faire pour vousêtre agréable ? demanda-t-il au savant.

– Eh bien, tenez, au moment où vous êtesentré, je me préparais justement à aller à la pêche. Venez avecmoi ! Vous me montrerez les bons endroits.

– Je vais vous laisser ma petiteHatôuara. C’est une pêcheuse fort habile et elle sera très heureusede vous accompagner.

– J’accepte avec grand plaisir. Allons,Rapopoff, apporte les lignes et le panier.

Dix minutes après, tous trois descendaient surle rivage, qui n’était qu’à quelques pas de la clôture du jardin,et l’on s’installait dans une petite anse que Hatôuara déclara trèspoissonneuse. Le ciel et la mer étaient d’un azur admirable et lesvagues venaient presque caresser la racine des cocotiers et destamariniers au feuillage d’un vert éclatant.

L’eau était si calme qu’on apercevait dans lesprofondeurs les broussailles blanches des coraux, au-dessusdesquelles se balançaient les méduses étincelantes de toutes lescouleurs du prisme. De temps en temps, des vols de poissons roses,lilas, jaune d’or filaient entre les grandes algues, au pieddesquelles s’attachaient les holothuries azurées et les oursinsvert et violet.

C’était, sous le cristal de l’ondetransparente, une série de fantastiques paysages d’une richesse detons et d’un éclat presque irréels.

M. Bondonnat jeta sa ligne armée dequelques vermisseaux marins, et bientôt il eut ramené des triglesd’un rouge vif et une murène au corps de velours noir constellé detaches d’or.

Hatôuara le regardait faire avec un sourire depitié.

– Vraiment, songeait-elle, ce vénérableétranger qui lui avait sauvé la vie n’entendait rien à la pêche, ilfallait lui donner une leçon.

Sans rien dire, elle avait pris l’épuisette –article anglais trouvé par Rapopoff dans un magasin de la ville –et elle capturait de tout petits poissons qu’elle déposait dans uncreux du rocher à côté d’elle. Quand elle en eut assez, elle lesmit dans sa bouche ; puis, rejetant d’un seul geste sonpyjama, elle plongea hardiment dans la mer.

M. Bondonnat, quelque peu estomaqué, lavit filer comme une sirène entre les coraux et les varechspolycolores.

Elle reparut bientôt à la surface, sourianteet tenant dans la main deux grosses dorades au ventre d’argent.

– Je suis une petite sauvage, moi,expliqua-t-elle dans son mauvais anglais. Tout enfant, j’ai apprisà pêcher de la sorte !

– Comment fais-tu ? demandaM. Bondonnat très amusé.

– Ce n’est pas difficile. Je laisse allerun à un les petits poissons et, quand il s’en approche un gros, jele tue d’un coup de dent sur le haut de la tête.

– J’avoue, dit M. Bondonnat avec unpaternel sourire, que je serais bien incapable d’en faire autant.Ma ligne me suffit.

Maintenant qu’elle avait montré ses talents audocteur, Hatôuara, sans honte comme sans coquetterie, s’étaitétendue sur le roc pour sécher son beau corps. Elle allait etvenait, vive et pétulante comme un oiseau, cueillant des fleurs,ramassant des cocos tombés des arbres ou courant après lespapillons et les insectes.

M. Bondonnat était enchanté de lagentillesse de sa petite camarade, et, quand ils se séparèrent, illa força d’accepter la moitié des poissons qu’ils avaient prisensemble.

Elle promit de revenir le lendemain à la villaavec de nouveaux présents.

Dès lors il ne se passa pas un seul jour sansque M. Bondonnat reçût sa visite ; tantôt elle apportaitdes fruits, tantôt de beaux coquillages ou des poissons péchés parelle.

Occupé d’études et de promenades, le vieuxsavant voyait s’écouler les journées sans ressentir le moindreennui. Et il se promettait plus tard de revenir avec ses deuxenfants, sa fille Frédérique et sa fille adoptive Andrée, pour leurfaire visiter cette île enchanteresse. Basan était décidément unpays sans défaut. Les habitants mêmes, presque tous bouddhistes, yétaient très doux, très bons et très serviables. Le gouverneurNoghi avait bien prévenu M. Bondonnat que les voleurs étaientnombreux dans l’île et d’une habileté stupéfiante, mais jusqu’icile savant n’avait eu à se plaindre de personne ; cependant,par mesure de prudence, il faisait coucher le fidèle Rapopoff surune natte en travers de la porte de sa chambre et, cette précautionprise, il dormait aussi paisiblement dans son lit de cuivre ques’il ne se fût pas trouvé dans une île perdue, à deux ou troismille lieues de son pays natal.

Un matin, M. Bondonnat constata avec laplus vive surprise que les tiroirs du petit meuble de camphrierétaient demeurés entrouverts, et il s’aperçut bientôt que sespapiers avaient été fouillés, bouleversés comme par une mainimpatiente.

– Voilà qui est étrange !s’écria-t-il.

Et s’approchant de Rapopoff, fort occupé en cemoment à épousseter :

– Tu n’es pas sorti cette nuit ?

– Non, petit père.

– Tu n’as pas quitté ta place ?

– Je n’ai pas bougé du seuil de la porte.Je n’ai fait qu’un somme.

– Tu n’es pas somnambule ?

Le cosaque ouvrit de grands yeux. Il fallut unquart d’heure pour lui expliquer ce qu’est un somnambule, et, quandil eut compris, il déclara qu’il était absolument indemne de cettesingulière infirmité.

– Voilà qui est extraordinaire. C’estpeut-être moi, après tout, qui suis somnambule !

M. Bondonnat se plaisantait lui-même, caril avait les nerfs parfaitement équilibrés et n’avait jamais eu àen souffrir.

Un peu préoccupé, il remit en ordre ses noteset ses paperasses. Il n’avait pas encore terminé quand le cosaquelui demanda de l’argent pour aller aux provisions.

M. Bondonnat prit la petite clé quiouvrait un des tiroirs du meuble, celui qu’il avait fermé lui-mêmela veille au soir, et il constata avec une stupeur profonde que cetiroir, lui aussi, était ouvert.

Le portefeuille qui contenait les bank-notesétait bien à sa place, mais il paraissait considérablementdésenflé.

Très intrigué, il fit son compte. Dix billetsde banque manquaient à la liasse qui lui avait été jadis remise parles Lords de la Main Rouge.

Il était profondément stupéfait. Cette fois,sa perspicacité était en défaut. Il était impossible que quelqu’unfût entré sans réveiller le cosaque et, d’un autre côté, il nepouvait soupçonner ce brave Rapopoff, qui lui avait donné tant depreuves de dévouement et qui, d’ailleurs, avait toujours professéun profond mépris de l’argent.

M. Bondonnat examina la fenêtre. C’étaitune de ces fenêtres dites à guillotine, qui s’ouvrent de haut enbas et qui sont usitées dans toutes les colonies anglaises. Leverrou intérieur était poussé et ce n’était pas par cette voiequ’avait pu passer le voleur !

Il en était de même des fenêtres durez-de-chaussée, et, quant aux deux portes, celle qui donnait surla route et celle qui aboutissait au jardin, le savant les retrouvadans l’état où elles étaient la veille au soir, c’est-à-direfermées à clé.

C’était à n’y rien comprendre.

M. Bondonnat se livra aux suppositionsles plus folles, sans en trouver une qui fût vraisemblable.

En désespoir de cause, il alla jusqu’à sonderles murailles à coups de marteau pour voir si elles ne recelaientpas une issue secrète ; partout, les murailles sonnaient leplein et, d’ailleurs, elles étaient trop peu épaisses pour pouvoirdissimuler une trappe quelconque.

Le vieux savant passa une partie de la matinéeà essayer de deviner cette énigme, il ne put y parvenir ; ilfinit par y renoncer, en essayant de se persuader à lui-même qu’ilavait été le jouet d’une hallucination ou la victime d’une crisesubite d’amnésie.

Mais il était loin d’être convaincu.

– Décidément, fit-il en hochant la tête,je crois plutôt que j’ai eu affaire à un voleur invisible.

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