Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE II – Un enlèvement

Le lendemain de ce mémorable dîner defiançailles, Mr. Bombridge descendit de bonne heure, suivantsa coutume, pour se promener sous les grands arbres avant quel’ardent soleil eût entièrement fait évaporer la rosée, à cetinstant bref et charmant qui suit le lever du soleil sous lestropiques.

Il fut tout étonné de voir que lord Burydanl’avait devancé. L’excentrique était en train de parlementer avecun boy qui, chaque matin, venait de Tampa, à franc étrier, pourapporter le courrier.

– Eh bien, milord, quoi de neuf ?demanda Mr. Bombridge après avoir pris des nouvelles de lasanté de son hôte.

– Je vais, à mon grand regret, réponditlord Burydan, être obligé de vous quitter.

– Pas aujourd’hui, j’espère ?

– Aujourd’hui même. J’apprends àl’instant que mon yacht l’Ariel est arrivé hier soir àTampa, où il est ancré dans la rade. Il reprendra la mer sitôt queje serai à bord.

– C’est fort ennuyeux, murmura Bombridged’un air contrarié. J’avais espéré que vous assisteriez au mariagede Régine et de votre ami Oscar.

– C’était bien aussi mon intention, et,d’ailleurs, j’y assisterai peut-être.

Puis, changeant brusquement de ton :

– À propos, voulez-vous profiter de monyacht pour faire une promenade en mer : je projetais tout àl’heure pour vous une charmante excursion.

– Dont l’itinéraire ?…

– Consisterait à côtoyer le rivagejusqu’à Oyster Bay, ou même, si vous avez le temps, à contournertoute la presqu’île de Floride jusqu’à Sainte-Lucie, d’où vousregagneriez Tampa par le chemin de fer.

– Je ne dis pas non, murmura Bombridge unpeu hésitant. Je connais très mal cette partie de la côte.

– La surveillance de votre établissement,insista lord Burydan, ne réclame pas votre présence d’une façontellement impérieuse que vous ne puissiez vous absenter deux outrois jours.

– Ce n’est pas cela. L’organisation demes fermes à escargots est telle que je pourrais m’en aller pendantdeux ou trois mois sans qu’il y parût. Tous les directeurs, tousles surveillants que j’ai choisis sont des hommes de confiance.

– En ce cas, c’est entendu ! s’écriajoyeusement l’excentrique. Je vais prévenir Oscar et miss Régine.Ils seront, j’en suis sûr, enchantés de ce petit voyage.

On fit rapidement les préparatifs nécessaires,et, deux heures plus tard, un buggy déposait les quatre touristessur les quais du port de Tampa, d’où ils aperçurent la gracieusesilhouette de l’Ariel, ancré un peu en dehors du port, etdont les cheminées lançaient déjà des torrents de fumée noire.

Oscar et miss Régine échangèrent un furtifserrement de mains. À la vue du yacht, tous deux avaient éprouvé lamême charmante émotion : ils se rappelaient la longuecroisière qu’ils avaient faite ensemble, de Vancouver à l’île despendus, et ils ne pouvaient oublier que c’est au cours de cettetraversée qu’ils s’étaient fait pour la première fois le mutuelaveu de leur amour. Ce fut avec un vrai plaisir qu’ils montèrent àbord de l’Ariel.

Ils avaient à peine mis les pieds sur le pontdu yacht, suivis de près par Mr. Bombridge et lord Burydan,qu’un gentleman d’un certain âge vint à leur rencontre. Il étaitaccompagné d’un vieux Peau-Rouge qui, à la vue d’Oscar, laissaéclater sa joie.

– Bonjour, mon brave Kloum ! fit lejeune homme. Bonjour, monsieur Agénor.

Il ajouta non sans orgueil :

– Je vous présente miss Régine, mafiancée !

Pendant que la jeune fille, toute rougissante,recevait les compliments du poète Agénor Marmousier et duPeau-Rouge, lord Burydan causait avec le capitaine.

– Avons-nous suffisamment decharbon ? lui demanda-t-il.

– Nos soutes sont pleines, milord…

– Et les approvisionnements ?…

– J’ai fait embarquer tout ce que nousavons pu trouver de mieux à Tampa comme vivres frais ; avecles provisions du bord, nous pourrions presque faire le tour dumonde.

– C’est bien, capitaine. Je ne vois pastrop alors ce qui peut nous empêcher de partir ?

– Les feux sont allumés. On va leverl’ancre. Dans un quart d’heure nous aurons appareillé.

Après avoir donné des ordres, qui furentexécutés avec une rapidité et une précision toutes militaires, lordBurydan ne s’occupa plus que de ses invités.

Une grande tente de coutil avait été dressée àl’arrière du yacht. Chacun prit place sur de légers et confortablessièges de bambou, et l’on se prépara à admirer les beaux paysagesqui allaient se succéder sans interruption jusqu’à la fin del’excursion.

Déjà les ancres avaient été levées, lemécanicien forçait ses feux et la ville de Tampa, avec ses maisonsblanches sur un ciel d’un bleu cru, ses palmiers et son petit portsomnolent, commençait à décroître à l’horizon.

La côte, profondément découpée, se déployaitdans toute sa majesté sauvage, avec ses récifs, ses golfes quebordaient de vieux palétuviers, dont les racines trempaient jusquedans la mer.

De loin en loin, sur ce rivage désert, onapercevait une hutte couverte de feuilles de palmier oul’embarcation d’un nègre pêcheur de perles.

– Pauvres Noirs ! murmura missRégine. Je les plains !

Elle montrait d’un geste effrayé deux ou troisrequins qui s’ébattaient dans le sillage du yacht, et le suivaientpatiemment dans l’espoir qu’on leur jetterait quelque chose enpâture.

– Ces Noirs n’ont pas aussi peur desrequins que vous le croyez, expliqua lord Burydan. Ils sonthabitués à cette pêche depuis l’enfance et ils sont tous armés decoutelas affilés à l’aide desquels ils savent parfaitement sedéfendre.

– Qu’est-ce que c’est que cesruines ? interrompit tout à coup Agénor, et comme ce paysage al’air désolé !

L’Ariel côtoyait, en ce moment, unerégion du plus sinistre aspect ; le rivage était parsemé d’unamoncellement de roches déchiquetées qui devaient le rendreinabordable. Derrière cette bande de récifs s’élevait une côtemarécageuse, au centre de laquelle se dressait un clocher entouréde maisons en ruine.

– Voici la tour fiévreuse, dit gravementBurydan à son ami Agénor, qu’il attira un peu à l’écart. C’est àcette place même qu’ont péri plusieurs des navires de la Compagniedes paquebots Éclair.

– Je sais déjà, par votre dernièrelettre, que vous avez brillamment et rapidement conduit cetteenquête. Vous êtes toujours sûr que c’est bien la Main Rouge qui acausé ces naufrages ?

– Absolument. Vous allez comprendrecomment les choses se passaient. Vous voyez là-bas, à une dizainede milles vers le sud, ce petit phare blanc ? Il commandel’entrée du golfe d’Oyster Bay qui, par les tempêtes, peut servirde refuge aux navires. Les gardiens de ce phare – deux Noirsactuellement sous les verrous – étaient affiliés à la Main Rouge.Lorsque l’un des paquebots de la compagnie de Fred Jorgell quittaitLa Nouvelle-Orléans, son départ était signalé aux naufrageurs.

« En cette saison-ci, les tempêtes sontfréquentes et terribles. Qu’arriverait-il ? Le capitaine dusteamer, croyant trouver un refuge dans le golfe d’Oyster Bay,gouvernait droit sur le feu qu’il apercevait et que lui signalaitsa carte marine. Mais ce feu n’était plus à la même place ;les gardiens du phare avaient éteint le leur, et il en brillait unautre au sommet même de cette tour fiévreuse, que nous apercevonsd’ici. Immanquablement le steamer allait se briser sur lesrécifs.

– Ce sont là des faits très graves,répliqua Agénor devenu pensif. Trois personnes seules peuvent avoirintérêt à faire sombrer les paquebots de Fred Jorgell.

– Je parie que vous avez la même idée quemoi ?

– Je ne sais. Mais la ruine de laCompagnie des paquebots Éclair ne peut intéresser que sesadversaires financiers, c’est-à-dire Joë Dorgan, Cornélius et FritzKramm.

– C’est bien ce que je m’étais dit. Etsavez-vous que c’étaient les mêmes bandits, qui ont pillél’hacienda de San-Bernardino et blessé presque mortellement PierreGilkin, qui attiraient les paquebots sur les brisants ?

– Voilà qui est extraordinaire !

– L’un d’eux, continua lord Burydan,n’était autre que ce Slugh qui joua si bien le rôle de capitaine dela Revanche et qui, à l’île des pendus, réussit, je nesais comment, à nous glisser entre les doigts.

– L’avez-vous capturé ?

– Non. Il nous a encore échappé, mais ildoit avoir eu le même sort que son complice, Edward Edmond, dont ona retrouvé le squelette parfaitement nettoyé par les fourmis rougeset par les reptiles du marais.

Lord Burydan raconta alors, dans le plus granddétail, la façon dont Dorypha avait été sauvée, et il lui appritque la gitane ainsi que son mari Pierre Gilkin, tous deuxgrièvement malades à la suite des privations et des blessures,étaient en ce moment soignés dans un pavillon isolé dépendant del’habitation de Mr. Bombridge.

Agénor, à son tour, mit lord Burydan aucourant des projets de Fred Jorgell. Celui-ci se proposaitd’acheter l’immense marécage qui entourait la tour fiévreuse, d’yfaire creuser des canaux qui transformeraient en eaux vives lesmares croupissantes, et d’assainir cette région maudite par desplantations d’eucalyptus, de peupliers et des cultures d’unevariété de pommes de terre d’origine brésilienne, le solariumcommersoni, qui réussit admirablement dans les terrainshumides.

Auparavant, les moustiques devaient êtredétruits par le pétrolage, et l’on devait pour exterminer lesreptiles, se servir de ces serpents chasseurs, inoffensifs pourl’homme, tels que la mussurana, qui débarrassent en peu detemps toute une région des animaux venimeux qu’elle renferme.

Ce projet, qui serait mis à exécution sitôtque Fred Jorgell serait affranchi de certains soucis immédiats,devait être complété par la construction d’un phare dont la tourfiévreuse fournirait les matériaux, et par la destruction desrécifs à l’aide de la dynamite.

Pendant que lord Burydan et Agénorconversaient ainsi, l’Ariels’éloignait à toute vapeur deces dangereux parages et la tour fiévreuse disparut bientôt dansl’éloignement.

Le paysage avait changé du tout au tout. Dehautes forêts de palmiers, d’acajous et de cèdres ondulaient àperte de vue, les plages étaient couvertes d’un sable fin etbrillant, et de jolis villages de pêcheurs se reflétaientindolemment dans l’eau bleue.

On déjeuna sur le pont. Miss Régine, dontl’air vif de la mer avait excité l’appétit, fit honneur à lacuisine du bord, qui, d’ailleurs, ne le cédait en rien à cellequ’on eût pu lui servir à la villa paternelle.

Dans l’après-midi, on doubla le cap Sable etl’on côtoya les petites îles dont est parsemé le canal de laFloride.

Vers le soir, chacun se retira dans sa cabine.Mr. Bombridge, en souhaitant le bonsoir à lord Burydan, luidemanda quand on atteindrait Sainte-Lucie.

– Demain, sans nul doute, réponditl’excentrique.

Tous deux se séparèrent en échangeant uncordial shake-hand.

Le lendemain matin, Mr. Bombridge montade bonne heure sur le pont. Quelle ne fut pas sa surprise enconstatant que les côtes de la Floride avaient complètementdisparu. De tous côtés, c’étaient le ciel et la mer immense etbleue.

Le « roi des escargots » – car telest le titre que les journaux commençaient à lui donner – demeuraabsolument stupéfait. Il se frottait les yeux pour s’assurer qu’ilétait bien éveillé, et il se demandait avec inquiétude si, une foisde plus, il n’était pas victime de quelque subtile machination desbandits de la Main Rouge.

Il remarquait avec une certaine inquiétude quel’Ariel, pourvu des nouveaux moteurs inventés par HarryDorgan, filait avec la rapidité d’un express ordinaire.

D’ailleurs, personne sur le pont.

De plus en plus inquiet, il se dirigea versl’avant, et, avisant un mousse, il lui demanda si on pouvait voirle capitaine. Le mousse répondit que le capitaine était toujoursvisible et conduisit Mr. Bombridge jusqu’à la cabine del’officier.

Celui-ci fit comprendre à son interlocuteur,avec la plus exquise politesse d’ailleurs, qu’il ne pouvait luifournir aucun renseignement sur la marche du navire, milord ayantrecommandé la plus grande discrétion à cet égard.

– Mais, répliqua Bombridge suffoquéd’étonnement, je suis un ami de lord Burydan.

– C’est peut-être, alors, dit lecapitaine, qu’il veut avoir le plaisir de vous renseigner lui-même.Et tenez, d’ailleurs, le voilà !

Il montrait lord Burydan qui, vêtu d’unélégant complet de flanelle rayée et coiffé d’un vaste panama, sepromenait nonchalamment à l’arrière.

Mr. Bombridge s’empressa d’aller letrouver.

L’excentrique ne put s’empêcher de sourire envoyant la mine déconfite de son passager.

– Ah ça ! lui dit-il, mon cherBombridge, vous avez ce matin un air d’enterrement.

– Dame, répliqua piteusement le roi desescargots, avouez qu’il y a de quoi. Je m’embarque hier pour unepetite excursion et je me réveille en plein Atlantique.

– Il est de fait, répondit lord Burydanavec le plus grand sang-froid, que nous côtoyons en ce moment-ci lamer des Sargasses…

– J’en étais à me demander si je n’étaispas victime de quelque complot de la Main Rouge.

– Non, dit en riant lord Burydan. Le seulcoupable, c’est moi ! Je n’ai pu résister au plaisir de vousjouer un tour de ma façon. Ne m’avez-vous pas dit, hier, que vouspourriez vous absenter plusieurs mois sans que vos intérêts eussentà en souffrir ?

– Oui, repartit l’ex-clown avecmécontentement. Encore faut-il que je prévienne mon monde, que jedonne des ordres !

– Soyez tranquille, l’Ariel estpourvu d’appareils de télégraphie sans fil. Vous voyez que tout aété prévu.

– Mais enfin, milord, demandaMr. Bombridge prêt à se fâcher, où meconduisez-vous ?

– Au Canada, répondit l’excentrique avecle plus grand sang-froid.

Le roi des escargots était tellement abasourdiqu’il ne trouva pas un mot à répondre.

– Ah ça ! murmura-t-il enfin, c’estune mauvaise plaisanterie ?

– Rien n’est plus sérieux, je vousassure.

– Mais que vont dire ma fille et monfutur gendre ? Et puis, d’abord, qu’est-ce que je vais faireau Canada ?

– Rassurez-vous. Primo, miss Régine etOscar sont du complot…

– C’est très mal de leur part.

– Et vous serez le premier à me remercierde vous avoir emmené. N’avez-vous pas manifesté le désir de me voirassister au mariage de miss Régine ?

– Oui, mais !…

– Non seulement j’assisterai à ce mariagemais vous assisterez au mien. Apprenez, mon cher Bombridge, que jevous invite à ma noce, qui aura lieu en même temps que celled’Oscar et de votre fille.

– Je vois, reprit Mr. Bombridge quiavait pris rapidement son parti de la situation, qu’il n’y avraiment pas moyen que je me fâche. Je vous dois assez dereconnaissance pour ne pas prendre mal cette facétie…

– Qui cache au fond une bonne intention…D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’on m’a surnommél’excentrique.

Miss Régine et Oscar, qui avaient attendu lafin de cette explication pour paraître sur le pont, se montrèrentalors en riant aux éclats et félicitèrent lord Burydan d’unenlèvement si bien conduit et si bien réussi.

À ce moment, un marin apporta à l’excentriqueun marconigramme que venaient d’enregistrer les appareils dubord.

– Tiens ! dit le jeune lord aprèsl’avoir parcouru, voici du nouveau. Savez-vous qui l’on vient deretrouver muré dans les décombres de la tour fiévreuse ?…Slugh lui-même, le fameux Slugh ! C’est un vieux Noir, dont lamanie est de chercher les trésors, qui s’est aperçu qu’une murailleavait été fraîchement réparée. Il a pratiqué un trou, et il adécouvert le bandit encore vivant, mais dans un étatlamentable.

– Et qu’en a-t-on fait ? demandaBombridge.

– On l’a transporté chez vous. Mais, s’ilen réchappe, je vais donner des ordres pour qu’il soit mené sousbonne escorte au Canada. C’est par lui, j’en suis sûr, que nousarriverons à découvrir les grands chefs de la Main Rouge.

– Hum ! le voudra-t-il ?

– Peu importe ! J’emploierai lesmoyens nécessaires pour arriver à mon but. À tout à l’heure. Jeveux moi-même m’occuper de ce gredin, à la capture duquel j’attacheune grande importance.

Et lord Burydan rentra précipitamment dans lacabine où se trouvaient les appareils de télégraphie sans fil, dontil connaissait à fond le maniement.

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