Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE III – Le dément de la MaisonBleue

Le printemps canadien offre une vigueur et unepuissance que l’on ne trouve dans aucun autre pays du monde ;la couche épaisse de neige et de glace dont la terre a été couvertependant de longues semaines fond en quelques jours. Soudainementréveillée, la généreuse nature semble alors user de toute sapuissance créatrice et fécondante, et se hâte de recouvrir le sold’un décor verdoyant.

Alors s’épanouissent, comme par enchantement,les violettes blanches, bleues et roses, les orchidées, lestournesols, les lis tigrés et mille autres fleurs.

La majestueuse avenue d’érables, de frênesnoirs et de bouleaux qui conduisait au château de lord AstorBurydan, dans le district de Winnipeg, commençait à prendre unaspect attrayant. Les oiseaux voletaient joyeusement dans lestaillis, qui se couvraient de bourgeons et de poussesnouvelles ; un gai soleil montrait, dans le lointain, lestoits bleus et les girouettes dorées du château.

La matinée était radieuse, et lord Burydan,marié depuis quelques semaines à peine, contemplait, en proie à unedouce songerie, ces jeunes et printaniers horizons, lorsqu’unelourde automobile, peinte en gris et dont la construction n’offraitrien de luxueux, s’avança lentement dans l’avenue seigneuriale.

Le chauffeur qui la pilotait était d’unestature colossale. Sous son veston de cuir, on voyait se gonflerd’énormes biceps, et ses épaules, d’une imposante carrure,suggéraient tout de suite l’idée que cet hercule eût pu facilementsoulever le pesant véhicule qu’il conduisait.

À la vue de l’auto, l’excentrique avait eu ungeste brusque, et il n’avait pu réprimer un tressaillement. Sonvisage souriant était subitement devenu grave.

La voiture, après avoir traversé la courd’honneur, où rien ne subsistait plus des sordides vestigesqu’avait laissés derrière lui Mathieu Fless, vint stopper devant leperron, maintenant orné de deux nymphes de bronze et de beaux vasesde marbre.

– Bonjour, mon brave Goliath, fit lordBurydan en prenant la main du géant qui le gratifia d’un shake-handcapable de tordre une barre de fer. Eh bien ! le voyages’est-il passé sans incident ?

– Oui, milord ! Il ne s’est produitrien de remarquable. Suivant votre recommandation, on a faitrespirer au prisonnier, quelque temps avant de passer la frontière,le flacon qui nous avait été remis à cet effet. Nous avons dit auxdouaniers que nous escortions un gentleman dangereusement malade,et ils n’ont pas fait la moindre observation.

– Bien. J’aime mieux que les choses sesoient passées de cette façon.

– Où faut-il conduire notrehomme ?

– Je vais vous l’indiquer moi-même… Maisne demeurez pas en face du perron. Je serais désolé que ladyBurydan et ses amis aperçoivent la figure de ce hideux coquin.

Goliath remonta sur son siège, fit effectuer àl’auto un savant virage, et la conduisit dans une petite coursituée derrière une des ailes du château. Alors seulement Goliathouvrit la portière, qui était d’une solidité exceptionnelle et quifermait à clef.

Deux hommes descendirent de l’intérieur duvéhicule. L’un n’était guère moins robuste que Goliathlui-même ; l’autre portait le bras en écharpe et était pâle etaffaibli.

Le premier n’était autre que le nageur BobHorwett. Il était toujours au service d’Harry Dorgan. Celui-ci, àla demande de lord Burydan, lui avait confié la mission délicate deconduire Slugh de la villa de Mr. Bombridge jusqu’au châteauque l’excentrique possédait sur la rive du lac Winnipeg.

Le bandit gardait un silence farouche, et,quoiqu’il parût considérablement déprimé, il relevait de temps entemps la tête avec fierté et lançait un regard de défi à sesennemis.

– J’ai pris toutes les dispositionsnécessaires, expliqua lord Burydan, pour loger ce scélérat de façonqu’il lui soit impossible de s’échapper : les fenêtres de lachambre du premier étage, qu’il va occuper, sont munies de barreauxde fer gros comme le poignet ; la porte de chêne est blindéeet elle donne sur une pièce où l’un de vous deux, soit Goliath,soit Bob Horwett, devra se tenir en permanence.

– Nous nous relayerons de trois heures entrois heures, dit Bob Horwett.

– Faites comme il vous plaira.L’essentiel est que Slugh ne reste jamais sans surveillance… Simême vous avez besoin d’un renfort…

– Inutile, fit Goliath ; à nous deuxnous suffirons parfaitement à cette tâche… Et, si le misérablefaisait la moindre tentative pour s’échapper, je l’aplatirais commeune nèfle !

Et le géant leva ses formidables poings, aveclesquels il se faisait un jeu de briser une noix de coco d’un seulcoup ou de tuer un bœuf d’un horion bien asséné sur le crâne.

– Je vous le confie, dit lord Burydan enremettant à Bob Horwett les clefs de la chambre du premier.

Il ajouta, après avoir consulté samontre :

– Je vous quitte. Si vous avez besoin dequelque chose, ne vous gênez pas pour le demander.

– Ma foi, dit Goliath, je mangerais bienun morceau !

Il montrait une rangée de dents qui eussentfait honneur à un jeune requin.

– Je crois, fit lord Burydan, qu’il neserait pas prudent de vous laisser longtemps sans manger… Mais,rassurez-vous, vous étiez attendus, et votre couvert est mislà-haut. Vous verrez que vous serez contents de la cuisinecanadienne !

Lord Burydan, quittant en hâte Slugh et sesgardiens, traversa le château dans toute sa largeur et arriva surle perron où déjà se trouvaient Mr. Bombridge, son gendreOscar, Agénor et le célèbre naturaliste Bondonnat.

– Ces dames vont nous mettre enretard ! s’écria Bombridge avec impatience.

– Rassure-toi, père ! s’écria unevoix joyeuse.

Mistress Régine apparut au seuil de la portedu château.

Elle était suivie à peu de distance par ladyEllénor Burydan (la dame aux scabieuses) et ses amiesMme Andrée Paganot etMme Frédérique Ravenel. Étincelantes de beauté,radieuses de santé et de bonheur, les quatre jeunes femmesportaient de simples mais exquises toilettes de printemps.M. Bondonnat les contempla quelques instants avecattendrissement.

– Mesdames, dit lord Burydan, je vousannonce l’arrivée au château d’un hôte de distinction… une de nosvieilles connaissances, d’ailleurs.

– Qui donc ? demanda curieusementFrédérique.

– Le capitaine Slugh en personne. Cethonorable gentleman est venu villégiaturer quelque temps près denous pour se remettre des suites d’une blessure reçue au service dela Main Rouge.

– Vous voulez plaisanter, milord, murmuraFrédérique avec effroi. Je ne dormirai pas tranquille si je saisque cet exécrable bandit habite sous le même toit que nous.

– Rassurez-vous, belle dame ; il estdans une cellule solidement grillée, et, de plus, je lui ai donnécomme gardiens le champion des nageurs Bob Horwett et le géantGoliath, qui brise des chaînes et rompt une barre de fer entre lepouce et l’index comme si ce n’était qu’un bâton de guimauve.

– Pourquoi donc, mon cher Astor, dittendrement lady Burydan, vous préoccupez-vous de cesmisérables ? Ne sommes-nous pas heureux ?

– Oui, ma chère amie, vous avez raison,nous sommes très heureux. Mais nous ne continuerons à l’être qu’àla condition de triompher des ennemis qui nous ont fait tant demal, à vous comme à moi et à nos amis. Je me suis juré d’exterminerla Main Rouge, et j’y réussirai !

Pendant que ces propos s’échangeaient, unsuperbe mail-coach, attelé de quatre chevaux irlandais que lespalefreniers avaient peine à maintenir, vint s’arrêter en face duperron. Tout le monde s’installa sur les banquettes du véhicule.Lord Burydan prit en mains les guides. L’équipage partit à fond detrain, pendant qu’Oscar, embouchant la trompe, réveillait, par dejoyeuses fanfares, les échos endormis.

Régine s’était assise près de lady Ellénor,car il y avait entre la grande dame et l’ancienne écuyère uneprofonde sympathie. Ce n’était pas sans une vraie contrariété quela dame aux scabieuses voyait Régine et son mari quitter lechâteau.

Le mail-coach traversait en ce moment des boisde merisiers rouges en pleine floraison et de bouleaux dont la sèveexhalait une aromatique senteur.

– Regardez, Régine, fit Ellénor, vouspartez au bon moment. Jamais la campagne canadienne n’est plusagréable.

– Je n’oublierai jamais, croyez-le,milady, répondit Régine avec une sincère émotion, les heureux joursque j’ai passés près de vous. Mais notre villégiature ne pouvait seprolonger davantage. Mon père ne peut négliger plus longtempsl’exploitation qu’il dirige. Et, vous le savez, lord Burydanlui-même a chargé mon mari et M. Agénor de courses trèsimportantes à New York.

– Mais vous reviendrez ?

– Certainement. De votre côté, il nefaudra pas oublier que nous vous attendons cet hiver en Floride.Quand vos forêts canadiennes seront ensevelies sous une épaissecouche de neige et de glace, vous serez heureuse de vous retrouverà l’ombre des palmiers et des orangers, parmi les bosquets enfleurs de nos jardins.

– Je viendrai vous voir, je vous lepromets encore.

– Et nous aussi, dirent d’une même voixAndrée et Frédérique, qui avaient suivi distraitement laconversation.

Pendant que les quatre jeunes femmesarrangeaient pour l’avenir des projets de villégiatures etd’excursions, le mail-coach, dévorant la distance, entrait dans laville de Winnipeg, qu’il traversait en coup de vent, et venaits’arrêter en face de la gare.

Tout le monde mit pied à terre, et, pendantque les domestiques s’occupaient de l’enregistrement des bagages,Régine fit ses adieux à ses trois amies.

Pendant ce temps, lord Burydan etM. Bondonnat adressaient à Oscar et à Agénor leurs dernièresrecommandations.

– Avant tout, dit M. Bondonnat, jevous prie de m’envoyer les rapports détaillés qui doivent existerau Police-Office sur la façon dont a été opérée l’arrestation del’assassin Baruch.

– Un autre document qui nous seraindispensable, interrompit lord Burydan, c’est une liste à peu prèscomplète des guérisons et transformations officiellement opéréespar le docteur Cornélius.

– Je ferai de mon mieux, répondit Oscar,pour vous adresser des notices intéressantes.

– D’ailleurs, interrompit Agénor, voussavez sans doute que Fred Jorgell a mis en campagne plusieursdétectives habiles, qui certainement découvriront des faitsnouveaux…

Cette conversation durait encore lorsque letrain entra en gare avec un fracas de tonnerre. Mr. Bombridgeet Régine, Oscar et Agénor adressèrent un dernier adieu à leursamis et prirent place dans le compartiment de luxe qui leur avaitété réservé.

Le train allait s’ébranler lorsque lordBurydan cria de loin à Mr. Bombridge, qui le saluait à l’unedes portières :

– J’ai oublié de vous dire qu’il ne fautpas manquer de m’envoyer des nouvelles de Dorypha et de sonmari.

Mr. Bombridge fit un signe d’assentimentau moment où le train partait.

Lady Ellénor et ses deux amies avaientquelques emplettes à faire à Winnipeg : il fut convenu que lesdomestiques conduiraient le mail-coach jusqu’à la sortie de laville, lord Burydan et M. Bondonnat ayant de leur côté desvisites à faire.

Pendant que les trois jeunes femmes couraientles magasins, l’excentrique et le vieux savant se dirigeaientpédestrement vers la demeure de Mr. Pasquier, un homme de loitrès intègre et en même temps un ami de lord Burydan, auquelcelui-ci avait confié l’administration d’une part importante de sesrevenus. C’était Mr. Pasquier qui avait aidé lord Burydan,après son internement au Lunatic-Asylum, à faire reconnaître sesdroits et à expulser le baronnet Mathieu Fless des domaines de sonparent, dont il était indûment entré en possession.

Le légiste canadien fit à son riche clientl’accueil le plus cordial, et il introduisit ses visiteurs dans lecabinet de travail, simple mais confortable, où il passait engénéral toutes ses matinées.

– Eh bien ? demanda lord Burydan,les politesses ordinaires une fois échangées, comment va votrepensionnaire ?

Mr. Pasquier hocha la tête.

– La santé de Mr. Clark,murmura-t-il, est excellente, sauf sur un point : il esttoujours aphasique, et je crois bien qu’il ne recouvrera jamais laparole.

– Qui sait ? murmuraM. Bondonnat, devenu tout à coup pensif. J’ai vu des guérisonsplus extraordinaires. La science connaît à peine ce que sont lesmaladies nerveuses. Je crois, moi, que nous pouvons encoreespérer.

– Vous voudriez peut-être voir lemalade ? demanda Mr. Pasquier.

– Mais oui, fit lord Burydan. Je suis sûrque ma visite lui fera plaisir. J’ai d’ailleurs à m’entendre aveclui sur certains points.

– Je crois, déclara M. Bondonnat,qu’il vaut mieux que je ne vous accompagne pas.

– En effet…

– Inutile de me montrer le chemin, ditl’excentrique à Mr. Pasquier qui s’était levé ; jeconnais la maison.

Lord Burydan sortit du cabinet de travail,traversa un beau jardin à la mode française, aux allées bordées debuis, et alla frapper à la porte d’un corps de logis isolé,construit un peu en retrait du bâtiment principal.

À la demande de son ami, Mr. Pasquieravait consenti à céder cette partie de sa maison à Mr. Clark,ou plutôt au milliardaire William Dorgan dont il ignorait lavéritable personnalité.

Un domestique attaché spécialement au servicedu malade introduisit lord Burydan dans un luxueux petit salon oùbientôt William Dorgan lui-même ne tarda pas à paraître.

Depuis la terrible catastrophe du pont deRochester où il avait failli périr, le vieillard avait beaucoupchangé.

Ses cheveux étaient devenus complètementblancs et sa physionomie, sillonnée de rides, était empreinte decette mélancolie que l’on rencontre chez presque tous ceux qui sontprivés de la parole.

William Dorgan s’était levé avec empressementen apercevant lord Burydan, pour lequel il avait une affectiontoute paternelle.

Le vieillard s’était emparé de ses tabletteset il traça rapidement :

« Ma réclusion va-t-elle bientôt prendrefin ? Touchons-nous au dénouement ?… »

– Encore un peu de patience, réponditl’excentrique. Vous savez que, dans la partie que je joue contre laMain Rouge, une démarche imprudente pourrait avoir les conséquencesles plus graves. Je suis venu précisément vous trouver avant deprendre certaines résolutions…

« Ne vous ai-je pas dit cent fois,écrivit le milliardaire, que j’approuvais d’avance tout ce que vousferiez ? »

– Il y a pourtant des choses au sujetdesquelles il faut que je vous consulte.

Une discussion s’engagea et ce ne fut qu’aubout d’une demi-heure que lord Burydan sortit de chez WilliamDorgan. Il paraissait très satisfait.

Dans le cabinet de l’homme d’affaires, ilretrouva M. Bondonnat, et tous deux, après avoir échangéquelques paroles de politesse avec Mr. Pasquier, prirent congéde lui et se rendirent à l’endroit où le mail-coach lesattendait.

Les trois jeunes femmes étaient déjà aurendez-vous et les domestiques achevaient de les débarrasser desnombreux cartons dont elles s’étaient chargées chemin faisant.

On remonta en voiture et l’on se dirigea à unevive allure vers le château.

À moitié route, lady Ellénor et ses amiesdéclarèrent qu’elles voulaient descendre et regagner le château àpied.

Par ce beau soleil, dans cette campagnediaprée de fleurs, égayée par le ramage de milliers d’oiseaux, lapromenade serait charmante.

Lord Burydan accéda de grand cœur à la demandede sa femme.

– Accordé, dit-il. Nous ne déjeuneronsdonc guère que dans une heure et demie. Je vais en profiter pourpousser jusqu’à la Maison Bleue avec M. Bondonnat.

– Avec M. Bondonnat, répétaFrédérique un peu surprise.

La jeune femme savait en effet que son pèreavait toujours refusé d’aller à la Maison Bleue, en ce momenthabitée par Noël Fless, chez lequel était soigné l’assassin Baruchdepuis son évasion du Lunatic-Asylum.

Jusqu’à ce jour le vieillard avait éprouvé unehorreur insurmontable à la seule pensée de se trouver en présencedu meurtrier de son ami, M. de Maubreuil.

– Oui, s’écria lord Burydan,M. Bondonnat m’accompagne.

– Il le faut ! dit le vieillard d’unton grave.

Les trois jeunes femmes s’étaient disperséesdans le sous-bois. Longtemps encore, on aperçut leurs robes clairesbriller comme de grandes fleurs à travers les taillis qui n’avaientpas encore de feuillages, longtemps on entendit leurs rires joyeuxjeter dans l’air limpide leurs notes cristallines.

Lord Burydan et M. Bondonnat setrouvaient seuls sur la plate-forme du mail-coach ; lesdomestiques, qui s’étaient assis à l’intérieur du véhicule, nepouvaient les entendre ; aussi, leur entretien prit-il tout desuite une allure confidentielle.

– William Dorgan, dit M. Bondonnat,sait donc maintenant que vous m’avez appris qu’il vivaitencore ?

– Oui, et il n’en a paru nullementmécontent. Mais il tient beaucoup à ce que vous soyez la seulepersonne qui soit au courant de ce secret.

– Cependant, Harry Dorgan et mistressIsidora, ne faudrait-il pas les prévenir ?

– Leur père s’y oppose formellement.« Il n’est pas encore temps », a-t-il dit.

– Peut-être a-t-il raison, sommetoute ? murmura le vieux savant.

Il y eut un moment de silence. On n’entenditplus que le grondement d’un torrent qui coulait à gauche de laroute et dont le bruit se rapprochait de minute en minute.

– C’est ce Ruisseau rugissant dont vousm’avez parlé ? demanda le vieillard.

– Oui, c’est ce cours d’eau qui séparemes domaines de ceux de Mr. Pasquier. Vous verrez tout àl’heure le joli pont de pierre que j’ai fait construire à la placede la passerelle vermoulue dont ce vieux coquin de Mathieu Fless –justement surnommé le baron Fesse-Mathieu – avait fait scier lespoutres pour que je me noie dans le torrent ; de cette façon,il serait demeuré seul en possession de mon château et de mesdomaines.

– Qu’est devenu ce vieux ladre ?

– Il s’est retiré sur ses terres qui sontpresque aussi vastes que les miennes. Il n’est pas à plaindre,croyez-le. J’ai appris qu’il était furieux de mon mariage.

– Je comprends cela.

– Ne parlons pas trop haut du baronFesse-Mathieu !

Montrant de loin, à travers les arbres, lamasse élégante d’un chalet à balcons, à larges auvents et au toitcouleur d’azur, lord Burydan ajouta :

– Voici la Maison Bleue. Et c’est là quedemeure mon cousin, Noël Fless, le fils du baron Fesse-Mathieului-même.

Le mail-coach roulait, en ce moment, dans unchemin de traverse tapissé de gazon et qui courait en zigzag àtravers les futaies. Lord Burydan laissait ses chevaux marcher aupas.

De même que M. Bondonnat, au moment defranchir le seuil de la Maison Bleue, il éprouvait une profondeémotion.

– Je vous avoue, dit le savant, que jevais avoir besoin de tout mon courage pour supporter la présence dece misérable.

– Soyez ferme jusqu’au bout. Je vous aifait part de l’étrange conclusion à laquelle, de raisonnement enraisonnement, de déduction en déduction, j’ai fini par aboutir. Ilse pourrait bien que je sois dans le vrai. Et, pour en arriver àune certitude, vos lumières me sont absolument indispensables.

– Eh bien, soit ! ditM. Bondonnat avec fermeté. Nous sommes arrivés. Je suisprêt !

Les domestiques s’élancèrent à la bride deschevaux. Le lord et son ami descendirent et furent accueillis, dèsle seuil de la maison, par une robuste et souriante jeune femme,qui se hâta de poser sur un coussin l’enfant qu’elle était en traind’allaiter pour aller au-devant du lord.

Mistress Ophélia était blonde, avec un teintdélicatement rosé et des yeux d’un bleu limpide, qui exprimaient latendresse et la bonté. Elle trouvait le moyen d’être distinguée,tout en offrant une splendeur de formes et une robustesse biencanadiennes.

– Comment allez-vous, ma cousine ?s’écria lord Burydan en déposant un baiser sur les joues rebondiesde mistress Ophélia.

– À merveille, mon cher cousin !Mais que nous vaut le plaisir de votre visite ? Vous nousdélaissez, ainsi que mistress Ellénor et ses gentilles amies lesFrançaises. Il y a huit jours au moins que l’on ne vous a vus.

– Nous avons été si occupés ! Maisnous ne vous oublions pas. Noël est-il ici ?

– Hélas ! non, répondit mistressFless. Il est parti ce matin, de très bonne heure, pour visiter unecoupe de bois, et ne rentrera que ce soir.

– Tant pis ! Sa présence n’est dureste pas absolument nécessaire.

– De quoi s’agit-il ?

– Voici mon savant ami M. Bondonnat,que j’ai amené tout exprès pour examiner notre malade.

– Je doute fort que personne puisse leguérir. Le pauvre innocent est, en ce moment, dans le jardin, où ilprend beaucoup de plaisir à sarcler, à émonder les haies… Je vaisl’appeler.

M. Bondonnat était retourné, pendant cetemps, jusqu’au mail-coach, et il avait pris dans la caisse de lavoiture une longue boîte. Il rejoignit lord Burydan au moment mêmeoù l’évadé du Lunatic-Asylum se présentait tout effaré devant lesvisiteurs. Il était vêtu d’un habit de gros drap, sa physionomieétait fine et distinguée, mais ses yeux conservaient une expressionde vague et d’hébétude.

M. Bondonnat l’examina quelque temps avecattention et, tout à coup, un cri s’échappa de seslèvres :

– Ce n’est pas Baruch ! Je ne lereconnais pas ! Il est impossible que ce soit là l’assassin deM. de Maubreuil !…

– Regardez, dit lord Burydan à l’oreilledu vieux savant.

Et il tendit au jeune homme un carnet et uncrayon.

– Inscrivez votre nom, lui dit-il.

Sans hésitation, l’innocent écrivit trèslisiblement ces mots : Joë Dorgan.

– Que dites-vous de cela ? fit lordBurydan.

– C’est effrayant ! murmura levieillard. Je n’ose croire encore que vous ayez raison. C’est d’uneinvraisemblance presque folle. Voulez-vous que j’essaye d’examinerle malade à l’aide des rayons X ? C’est peut-être comme celaque nous arriverons à connaître la vérité.

– Ah ! encore un instant, s’il vousplaît ! Voici une lettre écrite par Joë Dorgan avant sacaptivité chez les tramps. Comparez les deux signatures.

– Elles sont absolument identiques !Il faut vraiment que vous ayez raison…

– Attendez ! je n’ai pas fini !Je vais ordonner à ce malheureux d’écrire le nom de Baruch Jorgell,soi-disant son propre nom.

Le dément obéit avec docilité, mais il mitbeaucoup de temps et d’effort à tracer les deux mots. Et leslettres dont il se servit ressemblaient exactement à celles de lasignature Joë Dorgan.

– Vous comprenez, expliqua l’excentrique,qu’il n’a ni dans la mémoire ni dans la main cette signature qui,j’en ai la certitude maintenant, n’est pas la sienne.

– Et vous concluez ? demandaM. Bondonnat en proie à une violente émotion.

– Que l’homme qui est devant nous n’estpas Baruch Jorgell ! Il ne peut être que Joë Dorgan.

M. Bondonnat ne répondit pas. Ilréfléchissait.

– Dans ce cas, s’écria-t-il brusquement,le Joë Dorgan que nous connaissons serait…

– Baruch Jorgell, l’assassin lui-mêmemerveilleusement transformé par la science diabolique deCornélius !

– C’est presque impossible, murmuraM. Bondonnat hésitant et stupéfait. Si Cornélius a été capablede réaliser un pareil tour de force, il mérite presque qu’on luipardonne.

– C’est aller un peu loin… Avant toutechose, voyons quel va être le résultat de l’examen par les rayonsX.

M. Bondonnat prit la boîte qui renfermaitses appareils, et passa dans la salle à manger où l’accompagnèrentlord Burydan, le dément et même mistress Ophélia, dont toute cettescène excitait vivement la curiosité.

Il y eut quelques instants de silence, pendantlesquels M. Bondonnat disposait méthodiquement l’écran, lestubes et les autres accessoires.

À peine l’appareil était-il braqué que deslignes confuses se précisèrent sur la surface blanche del’écran.

– Regardez ! s’écriaM. Bondonnat, c’est bien ce que je pensais !… Ce malade aété traité selon la méthode du docteur Garsuni ! Tenez !on distingue parfaitement, sous l’épiderme, les masses de vaselineparaffinée, à l’aide desquelles on a, pour ainsi dire, remodelé unnouveau visage au sujet. Voyez encore, à certains endroits dusquelette, les bourrelets et les déformations qui résultentd’opérations chirurgicales !

« Maintenant, je puis affirmer sans lamoindre hésitation que nous nous trouvons en présence d’un fauxBaruch, d’un homme dont le visage a été remanié, retouché par ungrand chirurgien, qui lui a donné une physionomie toute différentede celle qu’il possédait auparavant.

« Reste à savoir quel est le virtuosecapable d’obtenir un résultat si merveilleux…

– N’appelle-t-on pas Cornélius Kramm lesculpteur de chair humaine ? répondit simplement lordBurydan.

– Ma conviction, d’ores et déjà, estfaite. Cornélius est coupable, et Baruch, le vrai Baruch, est soncomplice !

– Quelles sont vos intentions, chermaître ? demanda lord Burydan.

– Il me semble qu’il y a tout d’abord unechose à faire, c’est de rendre à ce pauvre diable la physionomiequ’on lui a volée.

– Est-ce possible ?

– Ce n’est pas très difficile, puisque jeconnais les moyens dont on s’est servi. Dès aujourd’hui, ce maladeva être soumis à un traitement énergique. Je viendrai le voir deuxfois par jour, et je suis sûr que, dans un délai très rapide, ilaura recouvré le visage que la nature lui avait primitivementdonné.

– Mais lui rendrez-vous aussi la mémoire,la raison ?

– Non, je ne le crois pas. L’opérationqui a été pratiquée sur son cerveau a dû produire des lésionstelles que le mal est irrémédiable…

« Puis, s’écria le vénérable savant enproie à une légère impatience, n’allons pas si vite en besogne, quediable ! Je m’engage à restituer à cet homme sa vraiephysionomie, c’est bien déjà quelque chose, ce me semble. Plus tardnous verrons.

Tenant son enfant dans les bras, mistressOphélia avait suivi les phases de cette scène avec une stupéfactionoù se mêlait une terreur respectueuse. L’application des rayons X,à laquelle elle assistait pour la première fois, lui paraissait unechose diabolique et merveilleuse.

D’un mouvement irraisonné, elle s’était peu àpeu écartée le plus loin possible de cet appareil étrange, quipermettait de voir ce qui se passait dans l’intérieur du corps.

M. Bondonnat lut sur son visagel’impression qu’elle ressentait, et il ne put s’empêcher desourire.

– Ne croyez pas, mistress, dit-il, que jesois un suppôt du diable ! Mes bottines, je vous prie de lecroire, ne recèlent pas un pied fourchu. Je n’emploie d’autresortilège que la connaissance – hélas ! bien incomplète – deslois de la nature.

– Alors, demanda la jeune femme, rassuréepar les paroles de M. Bondonnat et par l’expression de sestraits empreints d’une sereine bonhomie, notre« innocent » guérira ?

– Nous ferons du moins tout ce qu’il fautpour cela. Et, tenez, donnez-moi du papier et de l’encre ! Jevais vous libeller une ordonnance que vous voudrez bien faireexécuter le plus tôt possible.

Le vieillard couvrit toute une page de sagrosse écriture nette et claire comme de l’imprimé.

– C’est que, objecta mistress Ophélia,Noël est absent et ne rentrera que ce soir… Je ne pourrai l’envoyerà Winnipeg que demain matin.

Lord Burydan intervint.

– Donnez-moi l’ordonnance, fit-il, jevais expédier un domestique à la ville et la faire exécuter. Il iraet reviendra à franc étrier et sera de retour dans deux heures.

M. Bondonnat était retombé dans lesilence.

Il considérait attentivement ce jeune hommeaux joues roses, au regard vague, qui devait être Joë Dorgan.

Il ne retrouvait dans ce visage, d’uneexpression très douce, rien de la physionomie, énergique jusqu’à lacruauté, qui était celle de Baruch Jorgell.

– Je comprends ce qui est arrivé, dit-ilà lord Burydan. La ressemblance a dû demeurer parfaite tant queCornélius a eu son sujet sous la main, tant qu’il a pu contenir lesefforts de la nature, qui tendaient à détruire son œuvre !

« Depuis de longs mois, le malade esthors des griffes du sculpteur de chair humaine. La nature a pureprendre sourdement, sournoisement pour ainsi dire, son lenttravail de reconstruction. Ce n’est pas encore Joë Dorgan que nousavons devant les yeux, mais ce n’est déjà plus BaruchJorgell !

– À vous de compléter l’œuvre de lanature ! répliqua lord Burydan.

– J’y ferai tout mon possible !s’écria modestement l’illustre savant. Le dément semblait avoircompris le sens de cette phrase.

Un éclair d’intelligence passa dans ses yeuxéteints. Il se leva, s’avança jusqu’auprès de M. Bondonnat et,lui prenant la main :

– N’est-ce pas, sir, balbutia-t-il d’unevoix sourde, que vous ferez tout votre possible ?

– Pourquoi donc, mon ami ? demandale vieillard avec une violente émotion.

– Pour me guérir ! Là !là !…

Et le dément porta la main à son front avec ungeste égaré, puis il s’enfuit dans le jardin de la Maison Bleue, enpoussant un hurlement sauvage.

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