Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE V – Une ronde de nuit

Les canaux électriques de l’île et lesprojecteurs du yacht l’Ariel, toujours ancré dans la baie,éclairaient le champ de bataille couvert de morts et de blessés.Lord Astor Burydan s’était assis, pour se reposer un instant, surun banc de gazon, et, à ses côtés, se tenaient le Peau-Rouge Kloumet le petit bossu Oscar Tournesol ; tous trois étaientcouverts de sang et de poussière, haletant de sueur. Un des marinsde l’équipage leur apporta un bidon rempli de café froid, dont ilsburent quelques gorgées avec délice.

Lord Burydan était radieux, malgré safatigue.

– Voilà, s’écria-t-il, ce qui s’appelleune vraie bataille. Si j’avais souvent des journées comme celle-ci,je crois que le spleen, ou, pour être plus moderne, la neurasthéniequi me tourmente, aurait vite fait de disparaître.

Lord Burydan fut interrompu par des aboiementsfurieux. C’était le chien Pistolet qui, après avoir vaillammentcombattu pour sa part, arrivait à toute vitesse, toujours revêtu desa cuirasse et de son collier à pointes de fer.

Oscar flatta l’animal ; mais Pistoletcontinuait à aboyer avec fureur.

– Il veut peut-être, fit lord Burydan,que nous le débarrassions de son harnachement de guerre.

– Non, dit Kloum sentencieusement.

– Non ! s’écria à son tour le petitbossu. Pistolet nous montre notre devoir. Il nous fait comprendre,à sa façon, que nous n’avons même pas le droit de prendre uneminute de repos avant d’avoir délivré M. Bondonnat.

– C’est juste ! dit lord Burydan ense levant impétueusement. Courons vite au laboratoire ; dansle désarroi qu’a causé notre venue, il est probable que lessentinelles qui le gardent habituellement ont pris la fuite.

– Il faut tout prévoir, répliqua lebossu. Emmenons avec nous quatre hommes solides et bienarmés !

D’un geste, il fit signe à l’hercule Goliath,à l’homme-projectile Romulus et aux frères Robertson de lesaccompagner.

Le laboratoire n’était distant du petit boisque d’un quart d’heure de marche, la petite troupe y arrivabientôt ; comme l’avait prévu lord Burydan, il n’y avaitaucune sentinelle dans le chemin de ronde, et les portesextérieures étaient grandes ouvertes.

– M. Bondonnat, dit Oscar, apeut-être profité de la bataille pour prendre le large.

– Nous allons voir, fit lord Burydan, quitout de suite avait trouvé le commutateur électrique.

Une vive lumière brilla. Le laboratoireapparut tout en désordre ; le plancher n’avait pas été balayéet portait de nombreuses traces de pas. Les bocaux et les vitrinesétaient recouverts de poussière.

– On dirait, fit lord Burydan avecinquiétude, que le laboratoire a été abandonné depuis longtemps. SiM. Bondonnat était encore ici, il serait déjà venu à notrerencontre.

– Cherchons, fit Kloum.

Le Peau-Rouge, parfaitement au courant desaîtres, ouvrit la porte des pièces adjacentes qui avaient servid’habitation au savant et où il avait logé lui-même pendant sacaptivité.

Mais, arrivé à la porte de la chambre deM. Bondonnat, il s’arrêta net et, avec un geste de désolationet d’épouvante, il montra le cadavre du savant gisant en travers dulit.

– Ils l’ont tué, murmura-t-il avec uneprofonde tristesse, nous sommes arrivés trop tard !

Lord Burydan et Oscar échangèrent un regardnavré. Ainsi donc, tout le courage, toute l’ingéniosité, toute lascience déployés au cours de l’expédition n’avaient servi de rien.Les bandits de la Main Rouge avaient lâchement assassiné levieillard après l’avoir dépouillé de ses découvertes ! Ilsdemeuraient silencieux et consternés.

– Croyez-vous, demanda lord Burydan avecagitation, qu’il y ait longtemps que les bandits ont assassinéM. Bondonnat ?

Oscar, qui s’occupait précisément à remettresur le lit le corps à demi tombé, poussa une exclamation :

– Oui ! s’écria-t-il, il y alongtemps qu’ils l’ont tué !

– Qui vous fait dire cela ?

– M. Bondonnat a étéembaumé !

– C’est incroyable !

Lord Burydan dut se rendre à l’évidence. Lecorps du vénérable savant exhalait un parfum puissammentbalsamique ; il était hors de doute qu’il n’eût été soumis àun procédé de conservation extrêmement savant, puisqu’il laissaitaux chairs toute leur souplesse et au visage toute son expressionet tout son coloris.

Tous trois s’étaient agenouillés près du corpsde leur ami et le contemplaient en silence.

Pistolet, lui, aboyait à la mort, et, chosesingulière, loin de lécher les mains de son maître défunt, commebeaucoup de chiens eussent fait en pareil cas, il tournait autourdu laboratoire et des chambres avec de sourds aboiements de menace.Puis, tout à coup, il s’élança au-dehors et disparut.

– Le chagrin a rendu ce pauvre chienabsolument fou, dit Oscar. Il n’a plus pour ainsi dire sa tête àlui.

– Ne nous en occupons pas ! s’écrialord Burydan. Nous devons, avant toutes choses, rendre honneur à ladépouille mortelle du grand savant que fut M. Bondonnat en lamettant à l’abri de toute profanation. Quatre hommes monteront lagarde près du corps nuit et jour, jusqu’à ce que le charpentier dubord ait confectionné un cercueil de chêne, car je pense queMlle Frédérique tiendra à ce que les restes de sonpère reposent en terre de France.

Sur l’ordre du lord, Goliath et ses troiscompagnons demeurèrent dans le laboratoire.

Lord Burydan se retira, avec Oscar et Kloum,pour prendre les dispositions exigées par la situation. Tous troisétaient profondément soucieux. En prononçant le nom de Frédérique,l’excentrique avait réveillé leurs inquiétudes.

– Il est pourtant singulier, dit Oscar,que la Revanchene se soit pas trouvée au rendez-vousassigné, et surtout que nos amis n’aient pas répondu aux nombreuxmarconigrammes que nous avons lancés.

– Je n’y comprends rien, répondit lordBurydan dont le front s’était rembruni. Il est vrai, ajouta-t-il,que ce retard peut s’expliquer d’une façon toute naturelle. Ilsuffit, par exemple, qu’ils aient eu une avarie à leurs machines,ou, qui sait ? que la présence d’un yacht de la Main Rouge lesait forcés à fuir beaucoup plus au sud.

– Mais, ce yacht, nous l’aurionsrencontré ?

– C’est juste !

– Tout cela ne nous donne pas la raisonqui les a empêchés de répondre à nos messages.

– Je suis, comme vous, très inquiet.Aussi, dès demain, l’Ariel va reprendre la mer et croiseradans les parages de l’île ; puis – ce que nous avons peut-êtreeu tort de ne pas faire jusqu’ici – nous enverrons un message àChicago, à Fred Jorgell, pour le mettre au courant de lasituation.

– Funèbre et inutile victoire que lanôtre ! soupira le petit bossu.

Tous trois continuèrent à cheminersilencieusement dans la direction du champ de bataille ; maispendant leur absence, l’équipage de l’Ariel n’était pasdemeuré inactif.

Une tente avait été dressée dans une clairièreet munie de couchettes de paille, sur lesquelles étaient déposésles morts et les blessés ; les tramps valides, soigneusementgarrottés, étaient conduits dans une des habitations situées prèsde la baie.

Au milieu de cette scène de désolation, lagentille écuyère, miss Régine Bombridge, vêtue de la simple blousede grosse toile des infirmières, se multipliait pour secourir lesblessés, partageant ses soins sans distinction entre les tramps etles marins de l’équipage.

Toute la tristesse d’Oscar s’évanouit à la vuede la jeune fille.

– Mademoiselle, lui dit-il en lui serrantla main avec effusion, vous êtes admirable !

– Il faut bien, murmura-t-elle enrougissant, que je me rende utile à quelque chose.

– Voulez-vous que je vous aide ?

– Bien volontiers… Mais quelleépouvantable chose que la guerre !…

– Lord Burydan, répliqua Oscar, pourra,grâce à son immense fortune, atténuer en partie les désastrescausés par cette bataille ! Il a promis de pensionnerlargement les veuves et les mères des marins tués, aussi bien queles blessés. Personne n’aura à se plaindre de lui, à cet égard.

Lord Burydan, lui-même, s’approchait en cemoment.

– Tous mes compliments, mademoiselle,dit-il courtoisement. Mais avez-vous besoin d’Oscar ?

– Oui, répondit la jeune fille. Je saisqu’il s’entend très bien à faire les pansements.

– En ce cas, je ne veux pas vous enpriver, fit le lord en souriant.

– Où vouliez-vous donc m’emmener ?demanda le bossu.

– Oh ! tout simplement faire uneronde avec une vingtaine d’hommes pour inspecter l’intérieur del’île et mettre la main sur ceux des bandits qui ont pu nouséchapper.

– Si vous croyez qu’il soit utile que jevous accompagne ?

– Nullement. Vous êtes fort bien avecmiss Régine, restez-y. Je prendrai avec moi les deux clowns Makokoet Kambo, le prestidigitateur Matalobos, le jongleur chinois etquelques matelots.

Peu de temps après, la petite troupe, forted’une vingtaine d’hommes, se mettait en route munie de lanternesélectriques à l’aide desquelles les moindres recoins étaientsoigneusement explorés ; cette précaution n’était pas inutile,et on ne tarda pas à s’en apercevoir, car c’est grâce aux fanauxélectriques que l’on put capturer une dizaine de tramps qui, lesuns blessés, les autres pris de panique, avaient cherché un refugedans les bois et dans les cultures.

La petite troupe était arrivée au centre del’île, dans une clairière abritée contre les vents du large et quirenfermait d’assez beaux arbres, lorsque Makoko et Kambo, les deuxclowns qui marchaient à l’avant-garde, crurent apercevoir desombres suspectes juchées dans les branches. Ils se replièrentimmédiatement vers le centre de la colonne et les fanauxélectriques furent immédiatement dirigés du côté indiqué par lesdeux clowns.

À la stupeur générale, on aperçut alors unedouzaine d’êtres velus, assez pareils à des orangs-outangs, qui,grimpés dans les branches, poussaient des cris d’épouvante enbaragouinant un langage incompréhensible et en faisant de grandsgestes suppliants.

– Serions-nous tombés, dit Kambo enriant, au milieu d’une succursale du Gorill-Club ?

– Voilà qui serait amusant. Mais ce nesont pas des singes. Ces êtres bizarres ont de longs cheveuxflottants sur les épaules. On dirait plutôt des femmes àfourrure.

– Nous sommes peut-être, déclara lordBurydan, sur la trace d’une découverte scientifique de la plushaute importance. Il faut à tout prix capturer vivant un de cesanimaux velus.

– Je tire assez bien, dit Kambo, je vaisessayer de blesser un de ces monstres avec ma carabine.

Il allait mettre ce projet à exécution ettenait déjà en joue le plus beau des prétendus singes lorsqu’unêtre, plus velu et plus barbu à lui seul que tous les autres – sansdoute le patriarche de la bande –, se précipita vers lord Burydanen agitant un haillon de mouchoir blanc en signe de paix.

Lord Burydan, qui croyait avoir affaire àquelque sauvage d’une espèce nouvelle, lui fit comprendre parsignes qu’il n’avait rien à craindre, et les autres animaux velus,également rassurés par cette pantomime pacifique, descendirent deleur perchoir aérien.

Lord Burydan et ses amis eurent bientôtl’explication de ce mystère.

– Je suis Stépan Rominoff, prophète duvitalisme mystique, déclara le patriarche à la longue barbe.

Comme presque tous les Russes d’une certaineéducation, il parlait très bien le français, et il avait eu tout àcoup l’idée de s’exprimer en cette langue que par bonheur lordBurydan, qui avait fait un long séjour à Paris, comprenaitparfaitement.

Tout d’une traite, il raconta ses aventures etcelles des dix femmes qu’il avait converties à sa doctrine, et ilexpliqua que c’était M. Bondonnat lui-même qui lui avait faitcadeau d’un élixir pilogène d’une énergie telle que toutes cellesqui en avaient fait usage avaient été en peu de temps couvertesd’une véritable toison au milieu de laquelle la bouche et les yeuxdemeuraient à peine visibles.

Le prophète s’applaudissait, d’ailleurs, de cerésultat, qu’il se proposait d’expérimenter en grand sur desmilliers de personnes dès qu’il serait de retour dans les payscivilisés. Il voyait déjà, dans un avenir proche, une humanité plusvigoureuse et pour toujours débarrassée des tailleurs, deschemisiers et même des bonnetiers.

Après s’être diverti quelque temps de cesingulier maniaque, lord Burydan lui assura qu’il n’avait rien àcraindre et qu’au contraire, les tramps étant réduits àl’impuissance, il serait heureux de le rapatrier, ainsi que sescompagnes.

Il prit ensuite congé des Russes. Mais ilavait obtenu d’eux certains renseignements intéressants. Rominofflui avait raconté l’exode d’une partie des tramps sur le navirehollandais où s’étaient embarqués également les deuxnihilistes ; il connut aussi tous les détails de l’assassinatde M. Bondonnat par le cosaque Rapopoff, ce qui disposal’excentrique à plus de mansuétude envers les tramps, desquels ilavait résolu tout d’abord de tirer une vengeance exemplaire-.

La nuit tirait à sa fin, et l’aube pâlesemblait se dégager péniblement des brumes quand on atteignit levillage des Esquimaux. Là, l’Indien Kloum retrouva le chienPistolet, qui continuait à aboyer lamentablement en errant sur lerivage comme une âme en peine. À force de caresses et de bonnesparoles, il finit par le calmer.

Grâce à un tramp qui parlait un peu leurlangue, lord Burydan fit comprendre à ces pauvres gens, dont laplupart étaient revenus au gîte après avoir erré dans toute l’île,qu’ils n’auraient rien à craindre de lui et qu’il les prenait soussa protection.

Ce dernier coin de l’île des pendus une foisvisité, lord Burydan croyait en avoir fini avec les fatigues de lanuit.

– Je vais, dit-il aux deux membres duGorill-Club qui l’avaient accompagné, me reposer quelques heures.Je crois que vous et moi l’avons bien mérité. Nous n’avons pasentièrement visité la partie nord de l’île, c’est une chose quenous ferons cet après-midi. Les quelques ennemis qui peuvent resterencore en liberté ne sont pas à craindre.

On reprit donc le chemin du yacht. Mais, toutà coup, lord Burydan vit accourir au-devant de lui Oscar Tournesol,qui paraissait dans un état d’agitation extraordinaire.

– Que se passe-t-il donc ? demandale lord avec impatience.

– Grave nouvelle ! répliqua le petitbossu. Nous savons où est la Revanche ! Je viens derecevoir un message grâce à l’appareil de télégraphie sans filinstallé dans l’île.

– Voilà une grande inquiétude demoins ! s’écria l’excentrique. Maintenant, nous voilà rassuréssur le sort de nos amis !

– Ne vous hâtez pas de vous réjouir,murmura tristement le jeune homme. La Revanche est tombéeentre les mains des bandits de la Main Rouge !…

Lord Burydan était devenu pâle.

– Mais, balbutia-t-il, savez-vous siMlles Andrée et Frédérique sont en sûreté, ainsi queleurs fiancés et mon brave Agénor ?

– Tous sont prisonniers. Et le yacht faiten ce moment-ci voile vers l’île. Tenez, voici le texte même dumarconigramme que je viens d’enregistrer. Quand vous l’aurez lu,vous serez renseigné aussi bien que moi.

Il tendait au lord un bout de papier où ilavait crayonné en hâte les phrases que voici :

Suis maître du yacht la Revanche, malgrérévolte à bord. Serai ici dans quelques heures avec prisonniersfrançais. Que cinquante hommes en armes soient prêts à m’assisterau moment du débarquement.

CAPITAINE SLUGH

– Que faut-il répondre ? demanda lebossu lorsque Burydan eut terminé la lecture.

– Ceci seulement, dit ce dernier, aprèsun instant de réflexion :

Venez. Tout est prêt pour vous recevoir.

Le bossu repartit en courant dans la directiondu poste de télégraphie sans fil, pendant que lord Burydanremontait à bord de l’Ariel et faisait lever l’ancreimmédiatement.

Il était urgent que les bandits qui s’étaientemparés de la Revanchene s’aperçussent pas qu’il y avaitun autre navire dans l’île ; le yacht alla donc prendreposition derrière la falaise située à l’est, où il était impossiblede l’apercevoir en venant dans la direction de la baie.

En même temps, il ordonna que le pavillon dela Main Rouge fût hissé de nouveau au mât qui dominait l’île.

D’autres dispositions furent encore prises.Tous les hommes valides, acrobates et marins, revêtirent lescostumes enlevés aux tramps et se coiffèrent des chapeaux à largesbords, ornés d’une main rouge : ainsi déguisés, ils étaientméconnaissables.

On s’occupa aussi de faire disparaître lestraces du combat, de façon à ce que le signataire de la dépêchen’aperçût rien de suspect lorsqu’il arriverait en vue de l’île.

Toutes ces précautions prises, et les hommess’étant placés aux postes que leur avait assignés lord Burydan, onattendit.

Il était près de midi quand la vigie, placéeau point le plus élevé de l’île, signala, dans la direction del’est, un navire de fort tonnage ; le pavillon noir, ornéd’une main rouge, se déployait majestueusement à sa corned’artimon.

Quand le navire fut en vue de la baie, il tiraune salve de treize coups de canon, à laquelle les batteries del’île répondirent coup pour coup.

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