Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE IV – Phantasmes

La dépêche des Lords de la Main Rouge avaitjeté Mongommery dans une grande inquiétude et l’avait arraché à sonapathie habituelle ; le lendemain de la découverte du crime etle jour suivant, il déploya une véritable activité.

Les tramps, qui, depuis quelque temps, selaissaient vivre en véritables rentiers et avaient mis de côtétoute discipline, furent de nouveau obligés de monter la garde danstoutes les parties de l’île où une surprise était à craindre.

Mongommery plaça des sentinelles dans tous lesendroits menacés, et il se levait la nuit pour faire des rondes ets’assurer que tout le monde était bien à son poste ; lescanons placés sur les hauteurs furent visités et chargés ;enfin, on s’assura que les torpilles étaient à leur place etqu’aucune d’elles n’avait été entraînée par les courants.

Dans la nuit du troisième jour, le commandantMongommery eut un rêve. Il se voyait entouré d’une foule hurlanteet, comme cela lui était arrivé déjà une fois ou deux dans le coursde son existence, garrotté et entraîné du côté d’un arbre auxbranches duquel se balançait une corde ornée d’un nœud coulant desinistre augure.

On lui montrait le poing, on le bousculait,et, finalement, quelques personnes zélées lui passaient la corde aucou, pendant que d’autres tiraient de toutes leurs forces sur lacorde pour hisser le patient dans les airs.

Le commandant se réveilla en sursaut, trèseffrayé, et porta précipitamment la main à son cou, où il sentaitencore la constriction causée par la corde.

Il sourit de ses terreurs, en reconnaissantque la sensation pénible qui l’affectait était due à sa cravatequ’il avait trop serrée. Il reconnut du même coup que, sans doute àla suite d’une absorption de whisky un peu excessive, il étaitcouché tout habillé sur son lit.

Il fut longtemps à se remettre de cette alarmeet, constatant qu’il n’avait plus sommeil, il pensa que ce qu’ilavait de mieux à faire, c’était de se lever et d’aller faire uneronde de vigilance sur les côtes de l’île.

En un clin d’œil il fut sur pied et, prenantavec lui un tramp nommé Moller, qui lui servait habituellement degarde du corps, il se mit en route, non sans avoir vérifié l’étatdes deux revolvers qui ne le quittaient jamais.

La nuit était obscure. De grands nuages noirsfuyaient sous un ciel sans étoiles et sans lune et, dans le grandsilence, on n’entendait que le bruit monotone du ressac sur lesbrisants.

Les deux bandits étaient arrivés à peu dedistance du laboratoire qu’avait occupé M. Bondonnat, lorsqueMongommery s’arrêta net.

– Dis donc, Moller, fit-il à soncompagnon, n’as-tu rien vu, toi ?

– Non, répondit l’autre.

– Je ne sais si c’est un éblouissement,mais j’ai cru apercevoir tout à l’heure une grande lueur dans ladirection du large !…

– C’est peut-être un éclair !

– Mais non, le temps n’est pasorageux !

Tous deux demeurèrent quelque temps anxieux etimmobiles, essayant de percer l’opacité des ténèbres.

Mais, tout à coup, un même cri s’échappa deleurs poitrines, et ils demeurèrent cloués au sol, hébétés destupeur par une extraordinaire vision.

Une main de feu, une gigantesque « MainRouge » venait d’apparaître à l’horizon, sur le fond sombredes nuages, et cette main portait au poignet une chaîne dont lesderniers anneaux semblaient se perdre dans la mer.

– Qu’est-ce que c’est que cela !bégaya Moller, plus mort que vif.

– Je n’en sais rien, répondit Mongommerysur le même ton.

– Allons-nous-en ! J’ai latremblote ! je ne veux pas rester ici une minute deplus !

– Non, murmura Mongommery avec effort,restons ! Il faut voir !

Malgré lui, ses yeux demeuraient attachésinvinciblement à cette main sanglante et gigantesque qui barraittout le fond du ciel.

Il se demandait avec inquiétude quel était ceterrifiant météore, quand le bruit d’une longue explosion déchiral’air.

– Ça, au moins, grommela Moller, je saisce que c’est ! C’est une de nos torpilles qui saute !

Mongommery ne put lui répondre. Une seconde,une troisième, une quatrième détonation éclatant presquesimultanément faisaient un vacarme assourdissant. On eût dit unesalve de coups de canon ; puis les explosions se multiplièrentà l’infini, retentissant, de seconde en seconde, dans un grondementmajestueux répercuté par tous les échos.

C’était la double rangée de torpillesdormantes, qui protégeaient les abords du rivage, que des ennemismystérieux de la Main Rouge étaient en train de détruire. De hautescolonnes d’eau écumante jaillissaient vers le ciel, et l’île étaitentourée comme d’une ceinture de geysers.

– Je ne sais pas ce que tout cela veutdire, fit Mongommery d’une voix basse et tremblante, mais noussommes flambés !

Quand la dernière torpille eut détoné et quetout fut rentré dans le silence, la main de feu, dont le refletsanglant illuminait tout le fond du ciel, s’abaissa vers la mer etdisparut.

Cependant, les habitants de l’île, plongésquelques moments dans la consternation et dans la stupeur, enprésence de ces phénomènes surnaturels, se mettaient en étatd’organiser la résistance contre les ennemis encoreinvisibles ; de toutes parts, des coups de feu éclataient, descloches d’alarme tintaient, et les fanaux électriques brusquementallumés… des escouades de tramps accourant au pas de gymnastique,la carabine sur l’épaule et le revolver à la ceinture.

Mais la disparition de la symbolique mainrouge dans les flots avait été le signal d’un autre genre dephantasme.

Le ciel se peuplait maintenant de centaines,de milliers de figures diaboliques et hideuses, qui semblaient sebalancer sur les nuages en ricanant ; des pendus, des hommessans tête exécutaient des rondes infernales, en compagnie demonstres aux yeux flamboyants et aux figures d’animaux. Tous cesfantômes s’ébattaient dans une atmosphère phosphorescente pareilleà du feu liquide et qui éclairait tout l’horizon comme un immenseincendie.

C’est seulement alors que Mongommery aperçut,à une encablure à peine du rivage, un navire qui s’avançait à toutevapeur et qui, lui aussi, semblait entouré d’une éblouissanteauréole de clarté. Sa coque, ses agrès et ses mâts étaient dessinésen traits de flamme et, dans les haubans, se jouaient des monstrespareils à ceux qu’on apercevait dans le ciel. Ces êtres étrangesglissaient le long des cordages, sautillaient de vergue en vergue,comme si les lois de la pesanteur n’eussent pas existé poureux.

Moller, qui, en sa qualité d’Irlandais, étaitsuperstitieux, sentait ses cheveux se hérisser sur sa tête. Sesdents claquaient, et il se voyait déjà empoigné par les griffes detous les êtres de cauchemar qui semblaient prêts à s’abattre surl’île.

– Nous sommes perdus ! s’écria-t-il.Je savais bien, moi, que tout cela finirait mal ! Les Lords dela Main Rouge ont fait un pacte avec le diable !… Et,maintenant, le moment est arrivé où nous allons tous être emportés,et l’île avec nous, dans le fin fond de l’enfer !…

– Imbécile, s’écria Mongommery à quil’excès même de sa terreur avait rendu le courage, quand même ceserait le diable, je m’en moque et je défendrai l’île tant qu’il merestera une goutte de sang dans les veines !… Je ne crois pasaux diableries, moi ! Allons, oust ! ce n’est pas lemoment de rester à pleurnicher !

– Que faut-il faire ?

– Cours vivement jusqu’à la batterie quidomine la baie. Prends avec toi le nombre d’hommes nécessaire, etentame le feu contre ce navire du diable ! Nous allons voir cequ’ils vont dire quand les shrapnells commenceront à pleuvoir surleur peau !…

Moller partit à toutes jambes.

Le commandant Mongommery, maintenant entouréd’une vingtaine de tramps, s’empressa d’envoyer également deshommes à la batterie située sur la falaise ; puis, il réunitdeux escouades de ses meilleurs tireurs qui allèrent s’embusquerderrière un groupe de rochers qui commandait l’entrée de labaie.

– Camarades, dit-il à ses hommes,j’espère que vous ferez votre devoir. Nous avons des armes et desmunitions en abondance ; l’ennemi n’est pas de taille à luttercontre nous ! Que chacun se batte courageusement ! Voussavez que les Lords de la Main Rouge ne se montrent pas avareslorsqu’il s’agit de récompenser les braves !

Ce petit discours, débité d’ailleurs sansconviction, n’eut pas l’effet que Mongommery en attendait ;les tramps étaient démoralisés d’avance, persuadés qu’ils avaient àcombattre des êtres surnaturels.

Il n’eut pas le temps de se livrer à delongues réflexions : déjà la bataille s’engageait. La batteriede la falaise et celle de la baie en donnèrent le signal presque enmême temps, en tirant à toute volée ; mais Mongommery constataavec désespoir que le diabolique navire ennemi se trouvaitmaintenant trop près du rivage pour pouvoir être atteint par lescanons de la Main Rouge dont les projectiles allaient se perdredans la haute mer. Tout ce qu’il put faire, ce fut de commander àla troupe embusquée à l’entrée de la baie une fusilladenourrie.

– Est-ce que ce serait un navire del’État ? se demandait-il anxieusement, tout en se démenantpour donner des ordres. Et, pourtant, non. Si c’était cela, lespassagers ne se livreraient pas à de pareillesdiableries !

À ce moment, les flancs du navire ennemi secouronnèrent d’un triple éclair. Un tramp, placé à deux pas deMongommery, eut la tête emportée par un boulet ; un obus avaitéclaté au milieu même de la troupe embusquée derrière les rocs. Cefut une débandade générale.

En même temps, les figures monstrueuses, dansles nuages, grandissaient démesurément, allongeant leurs pattesgriffues comme si elles eussent voulu dévorer l’île et seshabitants.

Cette fantasmagorie effrayante ne fitqu’accroître la panique des fuyards. Ce fut un sauve-qui-peutgénéral ; les canons du fantastique navire continuaient àtirer sans relâche. Une bombe au pétrole était tombée sur le toitde la caserne des tramps et le bâtiment, construit en boisrésineux, avait pris feu. Il brûlait maintenant avec une grandeflamme livide toute droite dans le ciel calme.

Mongommery, éperdu mais non découragé, avaitrallié ses hommes dans le petit bois qui dominait la baie. Mais, àce moment, deux grandes chaloupes que la fumée avait empêchéd’apercevoir vinrent atterrir et débarquèrent une soixantained’hommes armés de fusils à répétition dont les baïonnettes aiguësluisaient à la clarté des lampes électriques.

Le chef de cette troupe, coiffé d’un casqued’argent, n’avait d’autre arme que son épée. Un léger manteaud’azur, brodé d’or, flottait sur ses épaules. À ses côtés, un chiende forte taille, dont le corps était protégé par une cotte demailles et qui portait un collier de fer aux pointes acérées,poussait des aboiements furieux comme s’il eût été impatientlui-même d’engager le combat corps à corps.

Tout auprès, un petit bossu à la mine martialetenait en main un clairon et n’attendait que le signal du chef poursonner la charge.

Du petit bois où il concentrait ses hommes,Mongommery vit la compagnie de débarquement se ranger en bataillepour s’apprêter à tenter l’assaut des hauteurs.

Mongommery constata avec une certaine émotionque tous les vieux tramps, les vétérans de la Main Rouge, étaientréunis autour de lui : pas un seul ne manquait à l’appel. Lepère Marlyn, l’octogénaire, le doyen des bandits ; le vieuxJackson, agité d’un tremblement nerveux depuis qu’il avait étéélectrocuté ; le superstitieux Moller, dont le cou étaitdemeuré de travers depuis qu’il avait été pendu au Canada ;Berwai, amputé d’un bras après avoir été grillé au pétrole par deslyncheurs, tous étaient là, impassibles, prêts à donner leur vie,sans phrases, pour la Main Rouge, qui était leur seule patrie etleur seule famille.

Ils s’étaient formés en carré, n’espérant pasla victoire, mais décidés à vendre chèrement leur vie. Les autrestramps, plus jeunes, électrisés par un si noble exemple, étaientremplis d’enthousiasme.

– Rien n’est encore perdu, déclaraMongommery d’une voix vibrante, nous avons l’avantage de laposition ; que tout le monde se couche à plat ventre dans lesbuissons et se tienne prêt à tirer à mon commandement !

Des cris terribles s’élevèrent alors dansl’épaisseur du bois : c’étaient les Esquimaux del’établissement de pêche qui, devenus à peu près fous à la vue desapparitions, s’enfuyaient en hurlant et cherchaient quelque caverneoù se cacher.

– Je connais le chef des ennemis, ditrapidement le père Marlyn à l’oreille de Mongommery, c’est ce lordBurydan qui s’est évadé en compagnie d’un Peau-Rouge, quej’aperçois d’ailleurs, lui aussi, parmi nos ennemis !…

– Tant mieux ! Cela prouve deuxchoses qui doivent nous rassurer. D’abord, c’est que nous n’avonspas affaire à un navire de l’État et, aussi, que toutes cesfantasmagories n’ont rien de surnaturel…

Il n’acheva pas sa phrase. Sa voix futcouverte par le tintamarre des clairons et des tambours ;puis, au milieu d’un profond silence, la voix de lord Burydancommanda :

– Feu à répétition ! En avant, à labaïonnette !

Le crépitement de la fusillade domina, en cetinstant, tous les autres bruits, même la voix des canons du bordqui continuaient à lancer des bombes au pétrole et des shrapnellssur les points les plus éloignés de l’île ; une trombe deballes faucha les branchages du petit bois où se tenaient embusquésles tramps.

Mais, comme ils étaient couchés à plat ventre,pas un d’eux ne fut atteint et pas un d’eux ne bougea.

Maintenant, le clairon sonnait la charge, etles soldats de lord Burydan gravissaient, au pas accéléré, la penteescarpée de la colline.

Ils avaient franchi à peu près la moitié de ladistance, lorsque, à son tour, Mongommery commanda le feu.

Une avalanche de balles balaya le sentier,fauchant les soldats de Burydan qui battirent en retraite endésordre.

– Courage ! criait Mongommery. Lavictoire est à nous ! Nous les exterminerons jusqu’audernier ! Mais surtout ne quittez pas vos abris !Laissons-les essayer d’une seconde attaque.

Lord Burydan, en effet, ne tarda pas à rallierses hommes.

– Cette fois, leur dit-il, ne nouslaissons pas arrêter par le feu de l’ennemi. Il faut atteindre,coûte que coûte, le sommet de la hauteur et débusquer les tramps deleur position.

Deux fois l’attaque fut renouvelée sanssuccès. Lord Burydan avait été blessé à l’épaule. Le petit bossucontinuait à sonner de son clairon tordu par les balles.

Enfin, à la troisième attaque, une douzained’étranges combattants, que Mongommery prit pour des singes,décidèrent de la victoire. Simplement armés d’une hache d’abordage,ils franchissaient d’un seul bond un espace de plusieursmètres ; ils semblaient passer invulnérables à travers lapluie des projectiles.

Arrivés les premiers sur la hauteur, ilstombèrent comme des furieux sur les vétérans de la Main Rouge et enfirent un carnage épouvantable.

Oscar Tournesol, le clairon bossu, qui avaitsuivi de près ses amis sur le champ de bataille, se conduisit, luiaussi, héroïquement, communiquant à tous l’enthousiaste bravouredont il était animé.

– Bravo, Romulus ! criait-il, bravo,Robertson !… Tape dessus, mon vieux Makoko ! Un hommepour Goliath !

Ce Goliath était une espèce de géant qui,dédaignant de se servir d’une autre arme, assommait les tramps avecson poing. Sous ses coups, on les voyait tomber comme des bœufs àl’abattoir, la cervelle broyée, un jet de sang aux narines.

Silencieux et rapide, le Peau-Rouge Kloum,armé d’un sabre bien affilé, faisait voler autour de lui les têtesdes ennemis avec une dextérité et une vigueur surprenantes.

Bientôt la victoire de lord Burydan futcomplète. Seul Mongommery, entouré d’une douzaine de vétérans, sebattait encore comme un lion et refusait de se rendre. À ses côtés,le père Marlyn déchargeait méthodiquement son revolver, tout enpoussant de temps en temps de sa voix fêlée, des cris de :« Vive la Main Rouge ! Vivent les Lords ! »

Astor Burydan fut touché de tant debravoure.

– Rendez-vous, dit-il à Mongommery.

– Jamais ! répliqua celui-ci.

Mais au même moment, il tombait, assommé sousle formidable poing du géant Goliath. Cernés de tous côtés, lesvétérans furent désarmés, garrottés et confiés à la garde desclowns Makoko et Kambo.

La victoire de lord Burydan était complète,éclatante, définitive.

Il voulut lui-même abattre de ses propresmains l’étendard de la Main Rouge qui flottait en haut d’un mâtélevé au point culminant de l’île des pendus.

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