Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE V – Double guérison

M. Bondonnat se promenait lentement dansune des allées du jardin qui s’étendait derrière le château. Plongédans ses réflexions, il ne songeait même pas, comme il le faisaitd’ordinaire, à classer dans sa mémoire les nombreux échantillons dela flore canadienne qui s’épanouissaient dans les plates-bandes,mêlés aux plantes originaires de la vieille Europe.

Le naturaliste semblait préoccupé. De temps entemps, il tirait de sa poche un carnet couvert de chiffres et deformules, et le consultait d’un air de mécontentement.

– Évidemment, s’écria-t-il, s’oubliant àparler tout haut, je n’ai encore obtenu que la moitié d’unrésultat !

– Eh bien, il faut tâcher de l’obtenirtout entier, ce fameux résultat ! cria à deux pas de lui unevoix joyeuse.

Lord Burydan sortit en riant de derrière unmassif de sorbiers, où il s’était caché pour faire une niche à sonvieil ami.

– Je m’aperçois, milord, ditM. Bondonnat en souriant, que vous m’espionnez. Aussi, c’estde ma faute. Je n’ai pas besoin de dire tout haut ce que jepense.

– Parions que j’ai deviné quel est cefameux résultat auquel vous faisiez allusion.

– Ce n’est pas bien difficile. Vous savezqu’en ce moment je ne pense qu’à une chose, à guérir complètementnotre « dément de la Maison Bleue » qui, certes, n’estplus un dément, mais qui n’a recouvré ni son intelligence ni samémoire.

– Vous l’avez vu ?

– Oui. J’arrive précisément de la MaisonBleue, où j’ai eu aussi l’occasion de me trouver avec votre chercousin, le baronnet Fless.

– Que dit ce vieux coquin ? Son filsa eu vraiment bien de la bonté de ne pas le laisser où ilétait.

– Ne dites pas cela. Le baronnet estentièrement converti. Il a reconnu ses torts, demande pardon à sonfils et à sa belle-fille de toutes les misères qu’il leur a faites.Il est changé à ce point qu’il ne parle que de dépenser del’argent. C’est presque un prodigue.

– Allons donc ! fit l’excentriqueavec stupéfaction.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Le baronnet est vêtu de neuf. Il a sacrifié son bonnet enpeau de lièvre et sa robe de chambre verte, qui servent maintenantd’épouvantail aux oiseaux. Il a fait tomber sa barbebroussailleuse ; il est rajeuni de dix ans. Un pédicure, venude la ville, a rogné ses griffes diaboliques, plusieurs bains à lacendre de lessive l’ont débarrassé de la crasse invétérée qui luifaisait comme une carapace. Il est maintenant propre comme un souneuf.

– Allons, tant mieux ! fitl’excentrique, très égayé de cette métamorphose. Il faudra que jeme donne la satisfaction d’aller l’admirer sous son nouvel aspect.Puis nous lui ménagerons une entrevue avec son ancien serviteurSlugh. Ce sera réjouissant !… Pour l’instant, laissons de côtéle baron Fesse-Mathieu, et revenons à notre malade.

– Comme je vous le disais, aucunchangement ne se produit dans son état. Il a retrouvé presqueentièrement sa personnalité physique, et c’est lui, à n’en pasdouter, le véritable Joë Dorgan, mais l’intelligence et la mémoirelaissent beaucoup à désirer.

– C’est peut-être moi, dit alors lordBurydan en tirant une lettre de sa poche, qui vais vous donner lemoyen de rendre plus complète sa guérison. Oscar m’a écrit…

– Qu’annonce-t-il ?

– Il m’envoie des renseignements trèsintéressants. Lisez donc… Grâce à certains journaux de médecine etgrâce aux brochures mêmes de Cornélius, il a pu reconstituer lesprocédés employés par le sculpteur de chair humaine pour réaliserquelques-unes de ses cures les plus merveilleuses.

M. Bondonnat prit la lettre que luitendait lord Burydan et la lut avec attention.

– Voilà, fit-il en montrant du doigt undes paragraphes de la missive, des détails qui vont m’êtreparticulièrement précieux. C’est la formule même des ordonnancesemployées par Cornélius pour guérir une vieille dame milliardaire,devenue folle de chagrin à la suite de la mort de son fils. Pour yréussir il s’est contenté d’abolir chez elle, mais pour quelquesmois seulement, la mémoire des choses passées.

– Eh bien ?

– Vous ne comprenez pas ? Cornéliusa dû certainement se servir du même moyen dans le cas qui nousoccupe, et comme le traitement a été publié, il y a plusieursannées de cela, dans une revue médicale, je n’ai plus qu’à suivrel’ordonnance même de Cornélius pour guérir notre malade.

– Oscar est décidément un garçonprécieux.

– Je vais, sans perdre un instant,confectionner moi-même la potion indiquée dans la lettre de notreami. S’il ne s’est pas trompé, le résultat de cette médicationserait extrêmement rapide.

– Quand, par exemple, produirait-elleentièrement son effet ?

– Mais, d’après les substances qui y sontemployées, si ma supposition est juste, quelques heures suffiraientpour chasser de l’organisme les substances stupéfiantes qui ontparalysé le cerveau et pour rendre à la mémoire du malade toute sanetteté.

– Ce serait trop beau ! murmural’excentrique. Enfin, nous allons bien voir…

M. Bondonnat remonta dans le laboratoirequ’on lui avait installé au château.

Une heure après, il en ressortait, tenant unflacon de l’énergique médicament indiqué par Cornéliuslui-même.

Celui-ci, sans doute, était bien loin depenser qu’il était battu par ses propres armes et queM. Bondonnat se servait d’un article de revue médicale où lesculpteur de chair humaine avait consigné une des merveilleusesguérisons opérées par lui.

Le vieux savant voulut aller lui-même à laMaison Bleue faire ses recommandations à Noël Fless et à sa femmesur la manière dont ils devaient administrer la potion à leurpensionnaire.

M. Bondonnat ne dormit guère cettenuit-là. Il était anxieux de savoir si son traitement allaitréussir, et il se disait que, si le moyen qu’il employait venait àéchouer, il n’en voyait aucun autre qui lui parût efficace.

Dès l’aurore, il était sur pied et, par lessentiers qui traversaient la forêt, dans cette partie heureusementépargnée par l’incendie, il se dirigeait vers la Maison Bleue.

Ce fut Ophélia qui vint lui ouvrir, les yeuxencore bouffis de sommeil.

– Comme vous êtes matinal, chermaître ! dit la jeune femme en souriant.

– Oui, oui, répondit le vieillard avecimpatience. Comment va notre malade ?

– Je n’en sais rien. Il doit encoredormir. Personne n’a pénétré dans sa chambre.

– J’y vais moi-même. Ne dérangez pasvotre mari. J’ai hâte d’être fixé !

M. Bondonnat gravit précipitammentl’escalier du premier étage. Arrivé en face de la chambre dumalade, il s’arrêta, tourna doucement la clé dans la serrure,ouvrit la porte sans bruit et entra sur la pointe des pieds.

Une demi-obscurité régnait dans la pièce.D’amples rideaux étaient tirés devant la fenêtre. M. Bondonnatles écarta avec précaution.

Quelques rayons du soleil printaniers’aventurèrent alors dans la chambre aux meubles d’une couleurclaire et gaie, montrant au vieillard son malade encore endormi. Unvague sourire errait sur ses lèvres, comme s’il eût été sousl’empire de quelque bon rêve.

M. Bondonnat réveilla doucement le jeunehomme, qui, d’abord, regarda autour de lui avec stupéfaction.

Puis lui prenant la main :

– Comment vous trouvez-vous ce matin, moncher Joë ?

– Très bien, monsieur. Mais il me sembleque, depuis hier, il s’est produit en moi un grand changement…

Il se tut brusquement et tomba dans uneprofonde rêverie.

M. Bondonnat le surveillaitanxieusement.

– C’est étrange ! murmura le maladed’une voix faible. Il me semble qu’un bandeau est tout à coup tombéde mes yeux… que la nuit qui enveloppait ma mémoire s’estdissipée !…

– Puissiez-vous dire vrai !… murmurale vieux savant avec émotion.

Joë porta les mains à son front avec une sortede fatigue.

– Il me semble, fit-il, que j’ai parcourudans la nuit des régions inconnues… Il me semble que je sors d’unrêve.

Mais soudain, il jeta un cri perçant et seredressa sous l’impression d’une pensée d’épouvante.

– Les bandits ! s’écria-t-il. Toutle monde a péri autour de moi ! Et mon père, qu’a-t-ildit ?… J’ai dû courir un grand danger… avoir le délire pendantlongtemps !…

Il s’était caché la tête dans ses mains ets’était mis à pleurer à chaudes larmes. Après, il regardaM. Bondonnat comme s’il ne l’eût jamais vu auparavant, et,rassuré par la physionomie bienveillante du vieux savant, il luisourit.

– Monsieur, lui dit-il, vous paraissezvous intéresser à moi. Il faut que vous m’aidiez à me retrouverdans mes souvenirs. Mais qui êtes-vous ?

– Je suis un médecin qui vous soignedepuis quelque temps, se hâta de dire M. Bondonnat, et qui estbien heureux de voir que vous êtes en pleine voie de guérison.

– Mais mon père ?

– Votre père se porte bien. Vous leverrez bientôt. Pour le moment, ne parlons pas de lui. Il estnécessaire que vous m’expliquiez minutieusement ce que vousressentez, ce dont vous vous souvenez.

– Voyons, reprit le malade avec une sorted’hésitation, je suis bien Joë Dorgan, n’est-ce pas ? Le filsdu milliardaire, le frère de l’ingénieur Harry ?

– Mais oui, mon ami. À quelle date, selonvous, remonte cette perte de la mémoire dont vous avezsouffert ?

– Je ne saurais vous le dire au juste.J’ai perdu pour ainsi dire la notion du temps, répondit Joë aveceffort, mais ce dont j’ai un exact souvenir, c’est un dramesanglant, au-delà duquel je ne me rappelle plus rien.’

– Racontez-le-moi en quelques mots.

– Mon père m’avait envoyé dans le Sudtoucher des sommes importantes… J’avais une escorte d’une douzained’hommes… Nous avons été attaqués dans les défilés du Black-Cañonpar les tramps… Nous nous sommes battus courageusement… Tous lesmiens ont été tués… Moi, on m’a fait prisonnier. Tandis qu’onm’emmenait, un des bandits m’a collé sur le visage quelque chose defroid, d’une odeur violente.

– Un masque de chloroforme ?

– Oui, c’est cela. Et c’est à partir decet instant qu’il y a comme un trou d’ombre dans mes souvenirs,comme une lacune ténébreuse. C’est comme une interminable nuit quiaurait été pleine de ces cauchemars qui laissent à peine une traceau réveil… Il y avait un endroit où j’étais maltraité, d’où je mesuis échappé… Mes souvenirs un peu précis ne recommencent qu’àpartir de mon arrivée dans cette forêt… dans cette maison…

– Tout va bien ! interrompitjoyeusement M. Bondonnat. Vous êtes sauvé. C’est à moi,maintenant, de vous expliquer tout ce qui vous paraît incroyable.Vous avez été victime d’une épouvantable machination. Un génialsavant, qui est en même temps un grand criminel, a modifié votrepersonnalité, et, pendant quelque temps, vous avez porté, pourainsi dire comme un masque, le visage d’un autre – mais vous alleztout savoir.

M. Bondonnat passa deux longues heures àraconter à Joë Dorgan l’odyssée sanglante de la Main Rouge et lesaudacieux attentats perpétrés par Baruch et les frères Kramm.

Au cours de cet entretien, M. Bondonnatconstata, avec une indicible satisfaction, que Joë avait recouvrénon seulement la mémoire, mais encore toute son intelligence. Il nerestait plus en lui aucune trace de la métamorphose opérée parCornélius. Sauf quelques cicatrices, quelques imperceptiblesdéviations de certains organes, il était redevenu lui-même.

C’est avec le sentiment d’une infiniebéatitude qu’il respirait, par la fenêtre grande ouverte, l’airembaumé du jardin ; il lui semblait naître à l’existence uneseconde fois. Tout l’enchantait, il était heureux de vivre.

Enfin, il éprouvait une immense reconnaissancepour tous ceux qui l’avaient sauvé, abrité, guéri. Il serra enpleurant la main de M. Bondonnat. Il voulut aller embrasserNoël Fless et Ophélia, il embrassa leur enfant ; il embrassamême le baron Fesse-Mathieu, peu habitué à de pareilleseffusions.

– Tout cela est fort bien, ditM. Bondonnat s’adressant à la fois à Noël Fless et à JoëDorgan. Mais vous savez ce que je vous ai dit. Je cours à Winnipeg…Faites en sorte que tout soit prêt à mon retour…

Une demi-heure après, le vieillard avaitrejoint lord Burydan qui sautait en auto et se laissait conduirechez Mr. Pasquier.

L’homme d’affaires l’introduisit presqueaussitôt dans le corps de logis habité par William Dorgan, toujourscaché sous le pseudonyme de Clark.

– Il faut m’accompagner à l’instant, ditl’excentrique au vieux milliardaire.

« Où cela ? » écrivit le muetsur ses tablettes.

– Vous allez le voir…Hâtons-nous !

« De quoi s’agit-il ? » traçade nouveau William Dorgan qui ne paraissait guère disposé à sedéranger.

– C’est une surprise, s’écria lordBurydan impatienté. Mais il faut que vousveniez !

Le milliardaire finit par céder aux instancesde son ami et prit place, à ses côtés, dans l’auto qui partit enquatrième vitesse pour ne s’arrêter qu’à la porte même de la MaisonBleue.

Une nombreuse société se trouvait déjà réuniedans la salle à manger. William Dorgan aperçut Andrée, Frédérique,mistress Ellénor, M. Bondonnat, Kloum, Bob Horwett.

Il y avait encore plusieurs personnes quen’avait jamais vues le milliardaire et qui n’étaient autres que lebaronnet Mathieu Fless, son fils et sa belle-fille.

Suivant la recommandation expresse deBondonnat, nul ne fit mine de reconnaître William Dorgan, qui pritplace sur le siège que lui offrit M. Bondonnat.

William Dorgan était en proie à une étrangeémotion, il comprenait que l’heure était solennelle.

Les témoins de cette scène n’étaient pas moinsémus. Ce n’est que depuis le matin que l’on savait que WilliamDorgan n’avait pas succombé à la catastrophe du pont de Rochester.Aussi, chacun comprenait que de graves événements sepréparaient.

– Mes amis, commença lord Burydan aumilieu d’un profond silence, je vous ai fait venir ici pour vousassocier à un acte de justice et de réparation. J’ai de grandesnouvelles à vous apprendre.

« D’abord notre ami, le milliardaireWilliam Dorgan, est vivant, bien vivant. Mais, pour échapper auxassassins qui le menaçaient, pour faire éclater la vérité, il a dûlaisser croire à sa mort.

D’un geste rapide, l’excentrique avait enlevéles lunettes noires que portait le vieillard.

Toutes les mains se tendirent à l’envi vers leressuscité, qui, ne connaissant pas le but exact de cette scène,était profondément troublé.

– Je n’ai pas fini, reprit lord Burydanen faisant signe à tout le monde de se rasseoir. William Dorganavait un fils qu’il affectionnait tendrement. Ce fils fut pris pardes bandits, puis revint après quelques mois de captivité… Ou dumoins on crut qu’il revenait, car c’était un imposteur qui avaitpris les traits, la physionomie, l’apparence physique du véritableJoë Dorgan.

« Un criminel de génie, un savant sansconscience, Cornélius Kramm, le sculpteur de chair humaine, avaitréalisé ce prodige de donner à Baruch Jorgell les traits de JoëDorgan et à Joë ceux de Baruch…

« Pendant que la victime, atrocementmutilée, languissait dans une maison de fous, l’assassin, cachéderrière ce masque de chair vive que l’infernal Cornélius avaitappliqué sur ses traits, semait la mort et la ruine autour de lui.Ce sont Cornélius et Baruch qui ont fait sauter le pont del’Estacade ; c’étaient eux les possesseurs de l’île despendus ; ce sont eux, enfin, les Lords de la MainRouge !…

Un silence de consternation plana quelquesminutes sur les assistants. Tous étaient effrayés de cesrévélations. Ce fut au milieu du plus profond recueillement quelord Burydan poursuivit :

– Heureusement, les bandits ont trouvé àqui parler ! Grâce à la science et au courage de nos amis,nous sommes sur le point de triompher dans la lutte… D’abord nousavons retrouvé le vrai Joë. Nous lui avons rendu sa véritablephysionomie…

Lord Burydan n’acheva pas. D’un gesteimpétueux, il arracha le rideau derrière lequel Joë s’était tenucaché pendant toute cette scène. Le jeune homme se précipita dansles bras de son père.

– Mon fils ! s’écria le milliardaireà la stupéfaction de tous les assistants.

La violence de la commotion morale ressentiepar le milliardaire avait été telle qu’il se trouvait brusquementguéri de sa mutité.

– Mon espoir s’est réalisé ! s’écriaM. Bondonnat avec exaltation. Je savais qu’une violenteémotion était seule capable de guérir le mal causé par une autreémotion violente. J’ai tenté cette audacieuse expérience, et jesuis heureux de voir qu’elle a complètement réussi ! MasterDorgan, vous êtes guéri, complètement guéri.

Ce coup de théâtre avait été si saisissant, sipoignant, que tous ceux qui venaient d’y prendre part demeuraientaccablés de stupeur. Ce fut lord Burydan qui rompit le premier lesilence.

– Nous ne venons d’assister, dit-il,qu’au premier acte du drame final. Il nous reste maintenant àmettre Cornélius et Baruch hors d’état de nuire et à leur infligerle châtiment qu’ils méritent. Je vous donne ma parole d’honneur queje ne faillirai pas à cette tâche !…

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