Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE IV – L’auge de lave

Le vol du buste aux yeux d’émeraude avaitfortement émotionné mistress Isidora.

Elle se demandait si ce dernier méfait n’étaitpas encore dû aux bandits de la Main Rouge. En tout cas, elle étaitexaspérée.

Pour la première fois de sa vie, peut-être,elle eut une discussion avec son père.

– Comment ! lui dit-elle, vous êtesmilliardaire, vous avez fait votre fortune vous-même et vousn’arrivez même pas, avec cette immense richesse que tout le mondevous envie, avec votre intelligence et votre énergie que l’on citeen exemple, à garantir votre sécurité personnelle et celle de votrefille ?

– J’avoue, répondit le milliardaire, queje ne m’en suis pas assez préoccupé. Mes amis, Rockefeller,Pierpont Morgan, Mackey, et d’autres encore, sont entourés decentaines de détectives et gardés à vue…

– Eh bien ! Il faudrait faire commeeux ! répliqua la jeune femme un peu nerveusement.

– C’est bien. Je vais donner des ordresen conséquence. Mais je croyais suffisantes les précautions quej’avais prises, et aussi d’ailleurs, que la Main Rouge n’était plusà craindre.

– Que ce soient les bandits de laterrible association ou d’autres, il est indispensable que noussoyons mieux gardés et mieux défendus !

– Ne te mets pas en colère, ma chèreenfant ! Aujourd’hui même, je vais faire venir cinq ou sixcanots à vapeur qui toute la nuit évolueront autour de lapresqu’île. Du coup, j’espère que tu pourras dormir tranquille.

– Je ne parle pas seulement pour moi,mais pour toi-même et pour nos amis. J’aurais un remords éternels’il arrivait malheur par notre faute à Frédérique, à Andrée ou àleurs époux…

« Mais ce n’est pas tout. Il va falloirmaintenant avertir William Dorgan de ce qui s’est passé… Il serapeu charmé, j’en suis sûre, de voir quelle négligence nous avonsmise à veiller sur le royal cadeau qu’il m’avait fait !

– Quant à cela, ne t’inquiète pas. J’aidéjà fait porter au Post-Office une longue lettre où je raconte àWilliam Dorgan dans quelles circonstances s’est produit le vol. Ilest trop intelligent pour nous rendre responsables d’un fait dontnous sommes les premières victimes.

« Puis il y a, dans le vol du buste, uncôté mystérieux qui n’est pas encore éclairci. William Dorgan serale premier à se passionner pour cette affaire.

Cette conversation avait lieu dans la soirée,le lendemain même du vol.

Trois jours après, une dépêche laconiqueannonçait l’arrivée du milliardaire.

Contrairement à ce que disait Isidora, WilliamDorgan ne manifesta aucune contrariété.

– Je vous donnerai un autre buste, machère enfant, dit-il à mistress Isidora ; en admettanttoutefois qu’il soit définitivement perdu… Ce qui n’est pasprouvé.

– Évidemment, dit mistress Isidora, sinous pouvons trouver quelques détectives habiles et sérieux…

– Il n’en manque pas, interrompit WilliamDorgan. Et, que diable, un lingot de ce poids, deux émeraudes quisont connues de tous les joailliers de l’Amérique, ne disparaissentpas aussi facilement que cela !

– D’ailleurs, s’écria Fred Jorgell quivenait de serrer la main cordialement à son adversaire financier ets’était installé, à côté de lui, dans un rocking-chair, nous avonsdéjà pris des mesures efficaces.

« J’ai lancé une centaine de télégrammes.La police de toutes les grandes villes de l’Union est prévenue. Jeferai tout ce qu’il faudra pour retrouver le portraitd’Isidora.

« J’y mets de l’amour-propre ;dussé-je dépenser autant qu’il a coûté, il faut que les voleurssoient pincés !

– Eh bien, bonne chance, dit WilliamDorgan d’un ton parfaitement détaché. Mais nous reparlerons plus àloisir demain de cet accident, auquel je n’attache pas, moi, uneénorme importance. Je suis venu ici, surtout pour avoir le plaisirde vous voir tous.

« Vos amis les Français ont décidémentfait ma conquête, et j’ai une véritable admiration pour le génialM. Bondonnat, auquel il est arrivé des aventures siextraordinaires.

– Le voilà, lui-même, en personne,s’écria le vieux savant en apparaissant à la porte du salon. Maispas tant de compliments sur mon compte, je vous prie… Je n’auraisjamais cru que les Américains fussent si complimenteurs.

M. Bondonnat et William Dorgan seserrèrent la main avec effusion, et la conversation s’engagea entreeux avec la plus franche cordialité.

L’ingénieur Paganot et Roger Ravenel,Frédérique et Andrée, qui avaient été prévenus de la présence dumilliardaire, arrivèrent successivement.

William Dorgan voulut même connaître la petiteOcéanienne Hatôuara, le cosaque Rapopoff et surtout le petit bossuOscar Tournesol, dont l’ingénieur Harry lui avait beaucoupparlé.

Le milliardaire se trouvait heureux au milieude cette réunion familiale, à laquelle manquait, seul, HarryDorgan, retenu à New York pour s’occuper des intérêts de la Sociétédes paquebots Éclair.

– Vous savez quel est mon projet ?dit tout à coup le milliardaire. Ce n’est pas du tout à cause duvol du buste que je suis venu. La lettre de mon ami Fred Jorgell àce sujet n’a fait qu’avancer la date du voyage.

« Je vous emmène tous dans une ravissantepropriété que je viens d’acheter en Floride, où le climat estdélicieux.

– Pourquoi donc, dit vivement FredJorgell, ne pas passer ici quelques jours avec nous ? Ceserait bien plus simple.

– Je reviendrai, soyez tranquille. Jeveux d’abord avoir le plaisir de vous avoir pour hôte…

Cette invitation fut en principe acceptée detous, et la conversation devint générale.

Les deux milliardaires discutaient au sujet deleur trust, mais d’une façon tout à fait amicale et courtoise.

– J’ai eu la première manche, dit WilliamDorgan. Je vous ai battu dans le trust du maïs et des cotons ;mais je crois que vous allez avoir une belle revanche.

– Il est certain, répondit Fred Jorgellavec un malicieux sourire, que si la Compagnie des paquebots Éclaircontinue à réussir comme elle l’a fait jusqu’ici, nous entrerons denouveau en lutte.

– Parbleu ! Quand vous allez avoiraccaparé tous les moyens de transport par eau, nous ne pourronsplus expédier nos maïs et nos cotons que suivant les tarifs quevous voudrez bien fixer.

– Hé ! il vous reste les chemins defer !

– Vous savez fort bien que les chemins defer demandent un prix beaucoup trop élevé, quand il s’agit dematières encombrantes telles que le coton et le maïs.

– Soyez tranquille, nous nous arrangeronstoujours. Il n’y aura plus entre nous de ces âpres bataillesd’intérêts qui nous ont si longtemps séparés.

– Je suis heureux de vous voir aussi biendisposé, et nous sommes prêts à vous accorder des prix trèsrémunérateurs.

« Vous n’ignorez pas, en outre, que, dansle duel financier qui a failli nous brouiller à mort, je subissaissurtout l’influence de mon fils Joë. Mais il est devenu beaucoupplus raisonnable, il s’est réconcilié avec son frère, et il a finipar comprendre, lui aussi, que la bonne entente et les affectionsfamiliales valent beaucoup plus que quelques millions dedollars.

– Cependant, objecta Fred Jorgell, vousavez maintenant des associés qui ne se montreront peut-être pas siaccommodants. Je veux parler du docteur Cornélius Kramm et de sonfrère, le marchand de tableaux.

– Je vous assure que ce sont, eux aussi,des gens charmants. Ils ne feront que ce que je dirai.

« Leur part, d’ailleurs, n’est pas trèsconsidérable, et les sommes qu’ils ont avancées ou fait avancer autrust ont été déjà à moitié remboursées.

La conversation en était là, lorsque le petitbossu, qui s’était absenté quelques instants, rentra dans le salonet, s’approchant de M. Bondonnat, lui dit quelques mots àl’oreille.

Le vieux savant fit à l’adolescent un signeaffirmatif, et tous deux, sans être remarqués, passèrent sur unvaste balcon orné de vases de marbre et d’arbustes, qui faisait ausalon comme une annexe verdoyante.

– Tu as reçu une lettre de lordBurydan ? demanda le vieillard.

– Oui, cher maître. La voici.

M. Bondonnat prit connaissance de lamissive et sa physionomie, à mesure qu’il lisait, exprimait unecertaine surprise.

– Voilà qui est curieux, fit-il. Jen’aurais pas pensé à cela. Si lord Burydan ne s’est pas trompé, lesfilous américains sont décidément beaucoup plus forts que nosescarpes nationaux.

– Je n’ai pas bien compris ce que veutdire lord Burydan quand il parle de moyens chimiques.

– Je vais te l’expliquer. Allons d’abordau laboratoire.

Ils se dirigèrent vers l’aile du château, quiplusieurs jours auparavant avait été le théâtre du vol.

Chemin faisant, le bossu demanda àM. Bondonnat pourquoi l’excentrique ne lui avait pas écritdirectement et s’était servi de son intermédiaire à lui, Oscar.

– Je me l’explique parfaitement, réponditle vieillard. Lord Burydan, que les événements de ces tempsderniers ont rendu très méfiant, a peut-être craint que macorrespondance ne fût interceptée. Il a supposé que la tienneserait moins surveillée.

« Lord Burydan nous demande si l’on estvenu, ces jours derniers, livrer des produits chimiques et emporterla verrerie inutile. Il paraît attacher à ce fait une grandeimportance.

– Nous allons le savoir à l’instantmême.

Ils étaient arrivés au laboratoire. Ils yfurent accueillis par Rapopoff, qui, par habitude, leur fit lesalut militaire.

– Bonjour, mon brave, lui ditM. Bondonnat. Veux-tu me dire quel jour on est venu apporterdes produits ?

– C’était hier, petit père, répondit lecosaque. Et, même, les deux hommes qui sont venus étaient trèscomplaisants, très généreux. Ils m’ont donné une pièce de vingtcents pour les aider à descendre en bas deux bonbonnes.

– Étaient-elles pleines ou vides, cesbonbonnes ? demanda vivement le naturaliste.

– Pleines, et même très lourdes, petitpère, répondit le cosaque.

– C’est cela même ! murmuraM. Bondonnat à l’oreille d’Oscar. Je commence à croire quelord Burydan ne s’est pas trompé… Mais, voyons, Rapopoff, de quoiétaient-elles pleines ?

– Je ne sais pas.

M. Bondonnat et Oscar pénétrèrent dans latroisième pièce et, du premier coup d’œil, le savant s’aperçutqu’une grande auge de lave[1] qui setrouvait dans un coin et qui servait à rincer la verrerie étaitentièrement vide.

– C’est toi qui as vidé cette auge ?demanda-t-il au cosaque.

– Non, petit père.

M. Bondonnat ne répondit pas. Il s’étaitpenché sur le bord de l’auge, où il restait encore un peu deliquide.

Il en puisa quelques gouttes à l’aide d’unespatule, puis il prit des flacons de réactif dans une armoire, unepierre de touche dans une autre, et se livra à certainesmanipulations qu’Oscar et le cosaque suivaient avec curiosité.

– Décidément, fit-il au bout d’uneminute, c’est lord Burydan qui avait raison. Maintenant, je peuxreconstituer de quelle façon, extrêmement habile, le vol a étécommis. Lord Burydan parle, dans sa lettre, d’un moyenchimique.

– Je ne vois toujours pas comment on a pufaire pour emporter un buste aussi volumineux.

– On l’a simplement fait dissoudre.

Oscar ouvrait de grands yeux.

– Mais oui, fit M. Bondonnat, c’estcomme cela. Ainsi que je viens de le constater à l’aide desréactifs, l’auge de lave était remplie d’eau régale, et tun’ignores pas que l’eau régale, formée d’un mélange d’acideazotique et d’acide chlorhydrique en parties égales, est le seulliquide qui attaque l’or et puisse le dissoudre.

« Les cambrioleurs, ou les bandits, onttout simplement placé le buste dans l’auge, et, quand ils ont étébien sûrs qu’il était fondu, ils ont rempli avec l’eau régale lesbonbonnes vides et ont encore eu l’aplomb de se faire aider par cebrave Rapopoff.

– Et les émeraudes ? demandaOscar.

– Ils les ont retrouvées intactes au fondde l’auge. Ils n’ont sans doute eu garde de les oublier.

– Voilà qui est stupéfiant !

– Ah ! leurs précautions étaientbien prises ! Ils avaient tout prévu.

« Ainsi, l’eau régale elle-même étaitteintée avec un corps dont je n’ai pas pu reconnaître encore lanature, de façon que le liquide fût assez opaque pour qu’on ne pûtapercevoir le buste.

– C’est tout de même se moquer dumonde ! s’écria Oscar. Dire que nous avons fouillé lelaboratoire de fond en comble sans avoir l’idée de regarder danscette auge.

– Ah ! ce sont évidemment des gensintelligents !… Mais une question : comment se nommenotre fournisseur de produits chimiques ?

– Mr. Gresham.

– Fais-le demander au téléphone. Nousallons être fixés tout de suite.

Oscar s’empressa d’obéir, et, quelques minutesaprès, il obtenait la communication.

– La maison Gresham, de New York ?demanda M. Bondonnat.

– Yes, sir ! Qui meparle ?

– C’est de la part de Mr. HarryDorgan.

– Bien.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, quandvous avez effectué votre dernière livraison à notre laboratoire dulac Ontario ?

– Mais, monsieur, il y a une quinzaine dejours, tout au plus.

– Vous n’avez envoyé personne, hier,chercher la verrerie vide ?

– Personne.

– Merci, monsieur.

M. Bondonnat raccrocha le récepteur.

– Tu vois, mon cher Oscar, dit-il, quemaintenant il n’y a plus de doute possible… Le buste aux yeuxd’émeraude est perdu pour mistress Isidora.

– Il faut prévenir immédiatementMr. William Dorgan et Fred Jorgell.

– Non, répondit le savant après un momentde réflexion. Je ne suis pas du tout de cet avis. Il faut, jusqu’ànouvel ordre, que ce secret demeure entre nous.

« Je vais simplement écrire un mot à lordBurydan qui, lui, doit être exactement renseigné.

– Je crois, cher maître, que vous avezraison. Mais n’empêche que la Main Rouge – en admettant que ce soitelle – a des affiliés qui connaissent admirablement bien la chimie.Il est évident qu’il doit y avoir parmi eux de véritablessavants.

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